La prostitution, une violence patriarcale

dimanche 26 août 2018.
 

Intervention au colloque "Patriarcat : Prostitution, pédocriminalité et intégrismes" organisé par six associations de Lyon, les 27 et 28 mai 2016.

Les témoignages de Rosen et de Jeanne (voir fichier PDF ci-dessous) nous ont rappelé quelle était la violence de la prostitution.

Et je souhaite commencer par là.

En effet la personne prostituée subit des actes sexuels sans désir par de parfaits inconnus qui paient pour pouvoir faire ce qu’ils veulent et dont le comportement est imprévisible.

La répétition d’actes sexuels non désirés est équivalente à une effraction corporelle, une atteinte profonde à l’intimité, c’est l’équivalent d’un viol.

La prostitution est un viol tarifé.

La prostitution, une violence intrinsèque

Le moment-clé de la prostitution est la passe, la confrontation prostitué-e-client, ce moment de domination pure. Quelques billets sur la table, et à partir de là tout est possible. Ce moment, moment de grande violence est une chosification de la personne, sa négation et ce moment est subi plusieurs fois par jour par les personnes en situation de prostitution.

Les témoignages nous le disent :

Rachel Moran, fondatrice du Mouvement des Survivantes : « Quand les gens me posent des questions sur la violence dans la prostitution, je crois qu’ils sont à côté du vrai enjeu. Ce que ne comprennent pas ces personnes c’est le fait que l’acte lui-même est violent. Que même l’homme le plus gentil qui ait touché mon corps était violent. Et d’une certaine façon c’était pire parce qu’il était plus malhonnête que celui qui me frappait à la tête et qui au moins me disait ce qu’il pensait de moi ».

Laurence Noelle, prostituée à l’âge de 17 ans dans la rue Saint Denis à Paris par un réseau de proxénètes, avait jusqu’à 30 clients par nuit. « Une expérience insoutenable, écrit-elle, j’ai ressenti la prostitution comme un viol ou plutôt des viols incessants, comme la destruction et l’anéantissement d’une partie de moi-même ».

Mylène, prostituée "de luxe" : « Pour supporter, on ferme les yeux. Je mettais mon bras devant mon visage, avec mon parfum dessus. Ça permet de protéger une part de soi, une part qu’ils n’auront pas. Il y avait aussi le valium. Sans le valium, je n’aurais pas pu…je ne me lavais qu’avec du mercryl pour décaper… »

La passe est un moment de dégoût, de peur ; il est un moment de sensation de saleté extrême, interne et externe qui va laisser des traces indélébiles. Il est souvent suivi, ce moment, de lavages intensifs avec des produits qui lèsent la peau, le sexe et le vagin. Les conséquences des passes, de ces violences répétées sur la santé et sur la vie personnelle sont destructrices et dépassent largement les risques d’infections sexuellement transmissibles. Il est précédé, ce moment, par des prises d’alcool, de drogue « pour pouvoir y aller », comme le disent les personnes qui témoignent.

À cette violence s’ajoutent les violences subies par les proxénètes (conjoints ou autres, trafiquants etc.), les clients qui violent, refusent de payer, tapent, insultent, par les passants (insultes, jets de bouteille, vol etc.) ; le mépris et la stigmatisation s’ajoutent à tout cela. Les personnes prostituées subissent un cumul de violences et sont beaucoup plus exposées que les autres aux agressions et aux meurtres. Mais elles subissent aussi un continuum de violences.

La plupart des personnes en situation de prostitution ont eu une enfance et des relations parentales difficiles voire très destructrices. Elles ont subi des violences psychologiques (abandons, refus de leur homosexualité etc.), physiques, sexuelles (viols et inceste) qui ont atteint leur intégrité physique et psychique, qui ont dégradé leur estime de soi, qui les ont isolées et ont produit échec scolaire et exclusion sociale…

La prostitution, une souffrance

Laurence : « J’avais honte d’être née, honte de ne pas avoir été aimée, d’avoir été rejetée, honte d’avoir été victime d’inceste, honte d’avoir été alcoolique. J’ai grandi dans la peur et dans l’idée qu’il fallait se taire… j’ai donc fait la morte lors de l’inceste et j’ai continué dans la prostitution… oui la prostitution est une souffrance… ».

Face à cette violence n’est-il pas temps de s’occuper des « clients », de ceux qui la produisent en toute impunité dans la plupart des pays du monde ?

La prostitution n’est pas le plus vieux métier du monde, c’est un des plus vieux privilèges des hommes.

Les clients de la prostitution, les prostitueurs-acheteurs, qui sont par ailleurs souvent des maris et des pères de famille, ne veulent rien voir de la vie et des conditions d’existence des femmes qu’ils chosifient. Ils définissent ainsi ce qu’est la prostitution pour eux, un moyen d’éjaculer sans engagement. Le client paie et se dédouane ainsi, il paie en argent liquide le plus souvent et cet argent liquide la relation !

L’argent dans la prostitution est à la fois moyen et affirmation de la domination.

« Allez là où les gens ont faim, choisissez un pays pauvre, allez chercher des femmes dans les régions dévastées par la famine. Elles vous adoreront. Elles prendront soin de vous…elles feront n’importe quoi pour vous… et pour tellement peu d’argent, juste de quoi manger un repas de plus pour survivre ! », explique un prostitueur sur un site d’échanges entre clients de la prostitution.

Un immense et profond colonialisme prostitutionnel s’est répandu sur la planète, celui qui consiste à « importer » dans les pays riches, femmes et enfants pour la consommation masculine, celui qui consiste à organiser un déplacement-loisir des clients vers des pays pauvres où une partie non négligeable de l’économie est constituée par cette violence subie par les femmes.

Un client des puti-clubs de la Jonquera : « Tu choisis la fille que tu veux ; elles sont propres et pas farouches. Je viens ici deux fois par semaine, ce qui revient avec l’autoroute et l’essence à 800 euros par mois. Moins cher que d’avoir une femme chez toi qui te coûte une fortune en vêtements, maquillage et bijoux. »

Un étudiant en droit de Montpellier, client des mêmes clubs : « Pas envie de m’encombrer avec une copine, et ici ce sont des bombes atomiques. Tu baises, tu t’en vas. »

« Je la paie pour me donner ce que je veux et quand c’est toi qui paies, c’est toi le patron. Je donne des ordres, elle les exécute. Les putains qui sont prêtes à faire mes quatre volontés pour quelques billets ne manquent pas dans le caniveau ». Claire expression de la double domination, celle des hommes sur les femmes et la domination par l’argent.

Certains prostitueurs prennent conscience de ce qu’ils font. Ils ont conscience de la violence de leur comportement ainsi que de la frustration que crée leur achat de sexe : « Il y a quand même quelque chose de particulier dans un rapport sexuel avec une fille qu’on aime et qui vous aime, quelque chose qu’on ne trouve pas avec une putain ».

« Si j’avais un conseil à donner, ce serait de regarder la femme dans les yeux… je dirais aux hommes que la majorité des femmes ne veulent pas être des putains et qu’ils doivent penser réellement à ce qu’ils font et cesser de se conter des histoires, de forger des excuses et des mensonges ».

La prostitution produit du patriarcat et de la domination masculine

Devant un tel phénomène, une double question s’impose : D’où, de quoi, s’autorise un individu qui achète l’usage du corps d’une personne ?

Comment, en France notamment, après ces années de luttes féministes pour l’égalité entre les femmes et les hommes, contre toutes les formes de domination, nous retrouvons-nous dans cette situation de marchandisation généralisée et de violences à l’encontre des femmes : viols, incestes, harcèlements, violences dans le couple, prostitution et traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle… ?

Nous ne pourrons ici répondre complètement à ces questions mais il faut voir dans la banalisation de la prostitution à la fois un échec dans la construction de l’égalité entre les femmes et les hommes, une conséquence du système du libéralisme économique, de la marchandisation généralisée qu’il entraîne et de la précarité et pauvreté qu’il maintient ou crée.

La France a ratifié en 1960 la convention internationale de 1949 « pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui » qui fonde juridiquement l’abolitionnisme.

Dans son préambule, cette convention précise : « Considérant que la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté… ». Ainsi il est clair que la TEH est une conséquence de l’existence de la prostitution, c’est-à-dire du fait que des hommes puissent acheter des actes sexuels…ce que la Convention ne dit pas explicitement. Elle est basée sur l’atteinte à la dignité que constitue la prostitution.

La prostitution est une atteinte à la dignité humaine et ne peut donc pas être une activité organisée et reconnue. La personne prostituée est une victime et il est hors de question de la ficher et de la traiter à part.

Mais à l’époque, ce qui constitue le système prostitutionnel, sa perpétuation comme domination, le patriarcat qui le génère, et la grande inégalité entre les femmes et les hommes partout dans le monde qui l’entretient n’ont pas été analysés. L’origine de cette violence et les responsabilités n’ont pas été nommées. L’invisibilisation des femmes en général et des violences sexuelles et sexistes ont permis la banalisation du phénomène.

Quelques données sur le système prostitutionnel (Fondation Scelles, ONU, UNICEF etc.) :

. 20 à 40 millions de personnes prostituées selon les sources dans le monde

. 80% sont des femmes

. Les trois quart d’entre elles ont entre 13 et 25 ans

. 9/10 sont dépendantes d’un proxénète et la majorité soumises à des réseaux de TEH

. Près de 80% des victimes de TEH le sont à des fins d’exploitation sexuelle. Il s’agit d’un marché qui rapporte énormément et qui est moins risqué que celui de la drogue ou des armes.

. Au moins 2 millions d’enfants, filles et garçons, sont exploité-es sexuellement.

Le patriarcat, littéralement pouvoir des pères, est un système de domination des hommes en tant que groupe sur les femmes en tant que groupe.

Le rapport social de sexe est un concept français proche maintenant du concept de genre ou gender.

Ces concepts nomment et analysent un rapport social spécifique construit depuis très longtemps entre les femmes et les hommes qui est souvent caché par une naturalisation des différences de comportements, de rôles et de fonctions entre les femmes et les hommes, qui sont pourtant partout des construits culturels prenant des formes différentes selon les sociétés.

Noyé dans les relations sociales et celles entre femmes et les hommes que l’on définit dans une hétérosexualité dominante comme complémentaires et qui peuvent être constituées d’affectivité évidemment, le rapport social de sexe ou le patriarcat moderne (celui des frères plus que des pères maintenant), pendant du rapport « racisé » et du rapport de classe dans d’autres domaines et en intersectionnalité avec ces derniers, est souvent difficile à voir en dehors de l’observation de ses enjeux.

Il y a a trois principaux enjeux :

- Le contrôle par les hommes du corps des femmes (sexualité et procréation) et les violences et mutilations sexuelles qu’il produit.

- Le travail, la division sexuelle du travail

- Le pouvoir dans la cité

Et deux principes organisateurs :

- Le principe de séparation : il y a des travaux de femmes et des travaux d’hommes, il y a une façon de se comporter pour les femmes et une autre pour les hommes dans les domaines de la vie publique (occupation de l’espace, tenue, prise de parole etc.) comme privée (sexualité notamment).

- Le principe de hiérarchie : un travail d’homme vaut plus qu’un travail de femme ; la vie d’un homme vaut plus que celle d’une femme, le désir d’un homme vaut plus que celui d’une femme, l’opinion d’un homme vaut plus que celle d’une femme etc.

Interrogeant dans son oeuvre les rapports du féminin et du masculin, leur constitution en tant que genre, Françoise Héritier explique deux modes d’exercice de la domination masculine :

. La licéïté de la pulsion sexuelle masculine et la construction de la supériorité de l’être masculin qui constituent entre autres le marché du sexe comme naturel et nécessaire et affirme la fameuse et ridicule irrépressibilité de la pulsion sexuelle masculine !

. La violence qui regroupe un ensemble de moyens pour rappeler que les femmes sont à la merci des hommes : meurtre, viol, inceste, harcèlement, prostitution, coups, menaces, injures sexistes, pornographie, violence des images et de la publicité sexistes, hypersexualisation etc.

La prostitution n’est ni un travail comme un autre, ni une liberté, ni une sexualité.

La prostitution doit être reconnue comme un fondement du système plus vaste de subordination patriarcale des femmes.

L’appropriation du corps des femmes a toujours été l’enjeu du rapport social de sexe. La liberté de contraception et de l’interruption volontaire de grossesse, la pénalisation du viol, du harcèlement sexuel, la réforme du code civil pour égaliser les conditions dans le mariage, la lutte contre les violences dans le couple, la reconnaissance et la pénalisation du viol dans le couple sont des progrès incontestables pour les droits des femmes et vers l’égalité, obtenus grâce aux luttes féministes. Lutter contre la prostitution doit faire partie du combat féministe.

Les personnes prostituées sont les victimes du système prostitutionnel, plus largement de la domination masculine qui déjà, dans leur enfance, a produit l’inceste et les violences sexuelles subis, victimes de systèmes économiques qui créent la pauvreté et la précarité, de systèmes politiques qui engendrent la violence contre les femmes, les violences de guerre, les violences ethniques qui les transforment en proies.

S’ajoutent la montée des fondamentalismes, la terreur qu’ils mettent en acte et la prégnance des discours religieux puritains et infériorisant les femmes qui engendrent des brutalités innommables et tentent de mettre un terme à la marche vers l’égalité.

Lutter contre la prostitution

Lutter contre la prostitution, c’est refuser que les femmes soient réduites à un sexe, à des orifices, c’est refuser que leur corps soit un bien disponible, que leur humanité soit niée, c’est refuser que le plaisir d’un groupe d’hommes passe par le goût et la pratique de la domination et de la violence à l’égard d’enfants, de femmes et d’hommes.

Lutter contre la prostitution, c’est construire une société d’égalité et de liberté sexuelle, de libération et d’émancipation.

La loi visant à renforcer la lutte contre la prostitution et à accompagner les personnes prostituées promulguée le 13 avril 2016 en France, une loi d’abolition de la prostitution, qui, entre autres, pénalise l’achat de tout acte sexuel, doit être appliquée dans toutes ses dimensions.


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