Japon : La marche au fascisme commence par la rafle policière du 15 mars 1928

vendredi 15 mars 2024.
 

En réaction à la mince percée communiste aux élections de février 1928, les policiers viennent arracher à leur sommeil des dizaines d’hommes puis des centaines pour les interner sans explications.

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« Le 15 mars 1928 » d’un écrivain martyr de la littérature prolétarienne japonaise

Par Feya Dervitsiotis (En attendant Nadeau)

Takiji Kobayashi (1903-1933) est connu pour Le Bateau-usine, son chef-d’œuvre. Son premier roman, Le 15 mars 1928, longtemps censuré, est enfin disponible en français. Le jeune écrivain, qui mourra des suites de répression policière, y documente la rafle de 1 600 communistes menée au Japon, dont il fut témoin.

Ce jour-là devait se tenir une conférence appelant à renverser « ce cabinet réactionnaire de porteurs de sabres ». Elle fut remplacée par une répression de grande ampleur, orchestrée par le premier ministre Tanaka, en réaction à la mince percée communiste aux élections de février 1928, les premières au suffrage universel. Ce 15 mars commence lorsque, avant l’aube, les policiers viennent arracher à leur sommeil des dizaines d’hommes pour les interner sans explications. Au commissariat, on fredonne des poèmes de Maxime Gorki, on dort, on hurle à la mort, on rit, on proteste contre l’illégalité dont on est victime, on pleure, on discute, on réfléchit, on essaie de « fuir la détresse morale qui saisit nécessairement quiconque se trouve un jour enfermé dans un endroit pareil ».

Le temps carcéral n’est pas le temps commun, le jour se lève seulement au milieu du livre et, quelques pages plus loin, on retombe déjà dans une nuit épaisse, entrecoupée de scènes de torture. Ce 15 mars-là sort de ses gonds, il déborde sur dix, vingt jours, chaque jour apportant son lot d’hommes nouveaux à la prison. À la fin du livre, on est le 20 avril, tous les détenus ont été transférés au tribunal de Sapporo, le commissariat est désert. Les seules traces infimes qui témoignent de ces événements sont les graffitis sur les murs des cellules vides. Le texte s’achève sur ces inscriptions proférées à l’unisson, monuments à une conscience et une mémoire collectives.

La narration se balade dans un mouvement continu, au rythme égal, parmi des héros collectifs, balançant d’un personnage à l’autre, en prenant le temps de décliner systématiquement les particularités de chacun : « Sakanishi, de sa voix éternellement naïve et rieuse », « Saitô qui passait toujours auprès de tout le monde pour encourager chacun à “rester dans la lutte !” » Kobayashi peint de cette façon de larges et généreux tableaux qui accommodent une pluralité à partir de laquelle on pourra accéder « à une conscience supérieure, d’une seule couleur et d’un seul ton, tendue dans une unique direction » : la révolution.

La complexité y a sa place et le regard de Kobayashi projette toujours deux éclairages sur un même objet : les communistes eux-mêmes sont alternativement perçus comme « presque menaçants » et comme « des enfants ». Loin d’une hagiographie monochrome du communisme, Kobayashi évoque les souffrances imposées par les membres du syndicat à ceux qui leur sont proches, mais aussi les moments d’humour et de chaleur entre les détenus. Ces précautions prises, l’auteur ne peut être accusé de faire œuvre de propagande, il n’en éprouve d’ailleurs guère le besoin puisque la survie du mouvement n’est jamais mise en doute.

Le 15 mars 1928 restitue toute la gravité des événements de ce jour et en tire les conséquences. Le huis clos carcéral ne fait qu’intensifier la nécessité de l’horizon prolétarien. Le cours des réflexions menées en groupe ou seul en est infléchi et accéléré. On crève l’abcès de plusieurs questionnements de fond du mouvement, comme l’inégalité entre la base et les cadres ou le problème de l’intelligentsia, qui « finissait par se convaincre, comme par “auto-hypnose”, qu’elle n’était bonne à rien et ne pouvait rien faire, partant ne faisait rien ».

Pour certains, cette expérience de l’incarcération sert même de leçon d’humilité pour « tous ceux qui, sans rien faire eux-mêmes, s’enflammaient et se voyaient déjà prendre pied dans un monde ayant réalisé la révolution (révolution que d’autres auraient faite pour eux) ». Est même évoquée la double peine des femmes dans cette organisation du travail qui, en plus de pousser « une benne sous un soleil de plomb », doivent affronter « une montagne de travaux domestiques », sans oublier « les douleurs menstruelles ». On plaint aussi les policiers, ceux-ci étant « aveuglés par des moyens divers, en plus d’être complètement hypnotisés ».

L’écriture de Kobayashi résout figurativement les impasses politiques qu’il décrit. Les phrases se tissent au gré des nombreux personnages et de l’assemblage fluide de leurs points de vue, comme pour ériger la société de prolétaires qu’ils espèrent. Surtout, en faisant valoir le réseau humain pluriel sur lequel s’exerce la domination tentaculaire du capitalisme, l’auteur en déjoue les mécanismes.

Kobayashi écrit un monde de matérialité où la violence sociale est partout palpable. C’est un monde à l’envers, où l’air, « comme gelé sur place et viré bleu pâle », devient solide et le solide liquide, l’intérieur de leur cellule étant « aussi sombre que le fond de la mer ». Le froid, coupant comme la lame d’un rasoir, annonce les tortures à venir. Celles-ci, énumérées dans leur macabre variété, suffiraient à faire la matière d’un livre entier, comme l’écrit Kobayashi dans une parenthèse. Des visions brèves, efficaces : des joues sont « comme de la colle à moitié sèche », un visage est « gonflé, violacé comme une aubergine pourrie », des pieds et des mains se crispent « comme les pattes d’un chien empoisonné », le sang gicle d’un nez « comme les étincelles d’un feu d’artifice ». Pour celui qui se fait étouffer huit fois de suite, « tout se disloquait et se recomposait comme dans une toile expressionniste ». Les consciences se détraquent, au fur et à mesure que les corps sont attaqués. La répression se fait à même la chair, les hommes assistant sur leurs corps meurtris à la matérialisation de « l’oppression et l’exploitation de la classe prolétarienne ».

Cinq ans après la rédaction de ce texte, Takiji Kobayashi meurt, à 29 ans, à la suite d’une nouvelle incarcération et de ces mêmes tortures. Sa mort choque les écrivains japonais de tous les bords, horrifie jusqu’à Romain Rolland en France et marque la fin du mouvement de littérature prolétarienne au Japon. Le 15 mars 1928 ne finit pas, mais la littérature rattrape le temps perdu.


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