Notre démocratie est-elle en crise  ?

vendredi 18 août 2017.
 

Au lendemain d’élections pendant lesquelles l’abstention a connu un niveau historique, la question de la crise de nos institutions politiques resurgit avec force. Avec les contributions de Sandra Laugier, Albert Ogien et Guillaume Foutrier.

A) Un sentiment de dépossession

Par Albert Ogien, Sociologue, directeur de l’Institut Marcel-Mauss de l’EHESS (1).

Une mauvaise habitude conduit à répéter que nous vivons une «  crise de la démocratie  ». C’est le type même de slogan creux qui porte d’inquiétantes conséquences. En fait de crise, ce dont il est question est avant tout l’accroissement de ce sentiment que ressentent les citoyen-ne-s d’être dépossédés du droit de décider par et pour eux-mêmes du cours que prend la conduite des affaires publiques qui les concernent. Un manque de démocratie plutôt que sa crise – et, en France, une asphyxie due à l’ordre constitutionnel de la Ve République. D’ailleurs, ce sentiment de dépossession est variable  : il est bien moins fort dans le cas de décisions locales, où une mobilisation réussie fait souvent prévaloir l’avis des citoyen-ne-s sur celui des édiles. Au fond, lorsqu’on parle de «  crise de la démocratie  », c’est surtout en pensant aux rapports gouvernants/gouvernés dans le cadre d’un État ou d’une entité supranationale. C’est ainsi que le sentiment de dépossession prend l’allure dramatique que lui donnent les discours «  souverainistes  ».

Il ne s’agit pas d’ignorer la rancœur que provoque le spectacle d’un système parlementaire qui ne représente pas les citoyen-ne-s, d’une vie politique étouffée par des institutions et des routines sclérosantes, ou de décisions qui bouleversent nos vies et paraissent imposées par des puissances lointaines ou obscures, mais simplement de rappeler que cette rancœur s’alimente à deux sources. La première est une critique externe de la démocratie, affirmant que puisqu’elle est un régime qui produit un parlementarisme désuet, l’insignifiance du débat public, le mépris de la volonté générale ou la reproduction de l’aliénation, il faut s’en débarrasser et laisser place à un pouvoir autoritaire qui saura sauver un pays, enrayer la déchéance de la nation, préserver une identité, lutter contre le déclin de la civilisation  ; ou bien réaliser l’émancipation. La seconde est une critique interne, qui en appelle à la radicalisation de la démocratie, c’est-à-dire à l’avènement d’un pouvoir respectueux des aspirations de la population qui instaure un système représentatif qui le soit vraiment et incite les citoyen-ne-s à prendre directement part à l’activité de gouvernement.

Cette dualité de la critique tient au fait que la démocratie est un concept à deux faces. Côté pile, il nomme un type de régime politique, fondé sur l’élection, l’alternance, la séparation des pouvoirs et une gamme élargie de droits et de libertés individuels. Côté face, il renvoie à une forme de vie, c’est-à-dire un ordre de relations sociales idéalement délivré de toute trace de domination, qu’elle soit de classe, de compétence, d’origine, de genre, et fondé sur un principe  : le respect inconditionnel de l’égalité de tous et toutes. C’est donc toujours au nom de ce principe qu’il est légitime d’exiger des politiques publiques qui mettent fin aux inégalités et aux injustices, favorisent l’autonomie individuelle et garantissent le pluralisme des manières d’être.

Il peut arriver que la démocratie comme régime ne remplisse plus les promesses de la démocratie comme forme de vie – et c’est sans doute ce qui arrive aujourd’hui dans les démocraties occidentales avancées. Mais le paradoxe est que, pour réaliser ces promesses, on ne dispose que d’une seule boussole  : la démocratie comme forme de vie. Or, cette boussole continue à orienter les foules qui s’assemblent, à Tunis et Madrid hier, à Rabat aujourd’hui. Comme elle le fait pour les électeurs qui se rendent aux urnes, à Londres ou à Paris. Aucun doute n’est permis  : la démocratie est et reste un combat.

Un système ambivalent en pleine transition

Par Sandra Laugier, Professeure de philosophie à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. (2)

Mais, notre démocratie est-elle en crise  ? La mise en cause de la démocratie au nom d’un peuple trahi par un système représentatif qui ne le représente plus est une exigence pour plus (+) de démocratie. Elle peut conduire, comme on l’a vu récemment, à une vague de dégagisme, l’idée qu’il faut se débarrasser d’une classe politique qui a fait son temps et a insuffisamment pris à cœur les intérêts des citoyens. Mais elle peut aussi être le fait d’ennemis de la démocratie, qui considèrent le peuple comme incapable de s’occuper des affaires publiques. Elle peut ainsi conduire à des systèmes verticaux et bloqués, où le pouvoir est concentré aux mains d’une élite compétente. Il faut donc bien distinguer deux modalités de critique de la démocratie  : ceux qui veulent une démocratie réelle et sont insatisfaits de la démocratie telle qu’elle existe et de son incapacité à être à la hauteur de son principe d’égalité.

Cette critique interne exige la réalisation pleine et entière de toutes les promesses de justice et de dignité qu’elle porte. Et une critique externe, qui raille ces prétentions comme vaines, en tirant argument d’échecs patents de la démocratie et de votes populaires incompréhensibles. Nous ne sommes plus en 2011, les printemps démocratiques sont loin derrière nous et la période donne une image moins glorieuse des mouvements citoyens  : vote des Britanniques en faveur du Brexit, élection de Donald Trump aux États-Unis, remise en cause de l’État de droit par les citoyens eux-mêmes dans d’anciens pays de l’Est, mépris collectif des droits de l’homme en Turquie, en Russie…. Peu de chose semblent aller dans le sens de ces nouvelles pratiques de la politique que nous avons décrites et promues (cf. Ogien et Laugier, le Principe démocratie, 2014), animées par l’engagement de la population à reprendre en mains la conduite des affaires qui la concernent.

Il est devenu si difficile de faire le tri entre les ennemis de la démocratie et les défenseurs d’une démocratie réelle qu’ils sont parfois mis dans le même sac  : celui du « populisme ». Mais ce qualificatif, ou disqualificatif, ne fait que traduire une pensée antidémocratique.

L’invocation du populisme permet en fait de ne pas tirer les conséquences pratiques et théoriques de l’exigence de démocratie exprimée par ceux qui sont affectés par les décisions et situations politiques. Être concerné est une compétence  ; et les citoyens qui la possèdent ne sont plus une masse dont il faudrait endiguer les peurs et élans irraisonnés, mais une communauté capable de s’organiser en intelligence collective. L’usage du terme «  populisme  » traduit la prégnance de l’antidémocratie, c’est-à-dire une pensée qui répugne à accepter que les gens ordinaires ont la capacité de comprendre les enjeux de la politique.

Il est amusant qu’on évoque le populisme dès que, par exemple, le mouvement la France insoumise mobilise et attire plus de suffrages que prévu, et que le vote en masse pour Macron et LREM ne soit presque jamais qualifié de tel. Cela traduit une réticence fondamentale à la démocratie et une inquiétude sur ce qui peut se passer quand le peuple est livré à lui-même et à des affects d’emblée vus comme irrationnels. Même les nouveaux élus LREM de l’Assemblée, lorsque ce sont des complets inconnus ou des jeunes femmes, ont droit à leur lot de remarques condescendantes, comme si un citoyen de base, «  néophyte  », manquait de la compétence politique minimale pour prendre des décisions politiques.

Il n’en reste pas moins que les résultats électoraux «  antisystème  » quels qu’ils soient ont été provoqués, plutôt que par des mouvements collectifs irrationnels, par les limites que manifestent les régimes démocratiques, à la fois en termes de représentativité réelle, de respect de l’opinion des citoyen-ne-s, d’indépendance des médias et de capacité à contrôler l’omnipotence du monde de la finance. C’est pour cela qu’on peut douter de la capacité de la nouvelle majorité à répondre à la demande de démocratie qui s’est exprimée dans le vote très majoritaire pour LREM.

La démocratie n’est pas en crise, mais apparaît clairement comme ambivalente  : elle renvoie, d’un côté, à un certain type de régime politique, fondé sur l’élection, la séparation des pouvoirs et le respect des libertés individuelles, qui est clairement à bout de souffle  ; de l’autre, à une forme de vie, conçue comme un ordre de relations sociales fondé sur l’égalité. Revendiquer la démocratie comme forme de vie consiste à exiger l’instauration de pratiques favorisant l’autonomie et la liberté des citoyens  ; et à réclamer la reconnaissance du fait que tout ressortissant d’une société d’État possède, du fait d’en être citoyen, un savoir politique suffisamment pertinent pour justifier de lui accorder la responsabilité partagée de décisions qui engagent l’avenir et le destin de la collectivité dont il fait partie.

C’est la prise en compte – de la voix et de la vie – de chacun-e qui forme désormais le cœur du politique en démocratie et c’est la capacité collective à la réclamer qui sera la clé. La démocratie n’est pas en crise mais en transition.

La démocratie euthanasiée

Par Guillaume Foutrier, Doctorant et professeur d’histoire-géographie. (3)

«  Vague Macron  » pour la Croix, «  Macron en marche  » pour le Figaro, «  L’effet Macron  » pour les Échos… Les quotidiens ont rivalisé de titres ronflants pour qualifier les résultats du premier tour des législatives, mais aucun, hormis l’Humanité, n’a fait sa une sur un événement bien plus considérable dans notre histoire politique  : le taux d’abstention de 51,29 % n’est pas seulement le plus élevé de la Ve République  ; il bat en réalité – et de très loin – tous les records d’abstention aux élections législatives depuis l’instauration du suffrage universel en 1848  !

Un tel chiffre n’est pas seulement la énième illustration du malaise politique des dernières décennies. Il ne s’agit pas ici d’élections locales ou européennes, dont les taux de participation sont traditionnellement faibles, mais de ce qui fait le cœur des régimes démocratiques apparus au XIXe siècle  : l’élection du Parlement, par laquelle le peuple souverain élit ses représentants pour voter les lois. On ne manquera pas, dans les prochains jours, de déplorer le niveau d’abstention et de gloser sur la «  crise  » de notre démocratie. Pourtant, ce qui se dessine aujourd’hui, ce n’est pas simplement une «  crise  », telle que la France en a connu à la fin du XIXe siècle et dans les années 1930  ; c’est plus profondément une lente euthanasie de la démocratie et l’épuisement d’un cycle politique ouvert il y a près de cent cinquante ans. Le Parlement, certes inchangé dans sa forme, n’est plus l’objet d’un investissement collectif, celui des citoyens qui sont censés lui donner sa légitimité  : ainsi meurent les institutions. Ce sont alors la démocratie parlementaire et, avec elle, la souveraineté du peuple qui disparaissent insidieusement sous nos yeux.

Beaucoup gémiront, comme d’habitude, sur l’apathie des Français et leur manque de «  sens civique  ». Mais les abstentionnistes montrent en fait bien plus de raison qu’on en dit  : pourquoi en effet aller voter pour élire un Parlement dont on a compris désormais, sans le moindre doute possible, qu’il n’était qu’une caisse d’enregistrement des décisions du pouvoir exécutif, des cabinets ministériels et des directeurs d’administration  ? Les Français ne font que tirer intuitivement les leçons d’un régime présidentialisé. Ils comprennent aussi que cette élection sans enjeu ne changera rien à leurs conditions de vie. Il est évident, au regard de la géographie des votes (des taux d’abstention de 60 à 70 % dans les quartiers populaires), que ce retrait du peuple de la politique est d’abord un retrait des couches populaires. Chemin faisant, sans bruit et sans coup férir, notre régime électoral est donc aussi devenu censitaire.

En transformant les législatives en une pâle validation du résultat des présidentielles, la réforme du quinquennat (en 2000) et l’inversion du calendrier électoral (en 2001) ont contribué directement à cette explosion du taux d’abstention et amplifié les logiques présidentialistes de la Ve République  : l’abaissement du pouvoir législatif et la boursouflure toujours plus monstrueuse du pouvoir exécutif.

Le scandale des assistants parlementaires, qui nourrit aujourd’hui les envolées présidentielles sur la «  moralisation de la vie publique  », occulte l’autre vrai problème  : les moyens du Parlement sont faibles au regard de ceux dont bénéficient les ministères, assis sur l’immense force de travail et d’expertise des administrations centrales. Aussi le souhait du nouveau président de réduire d’un tiers le nombre des parlementaires devrait-il accentuer, sous l’argument fallacieux de la «  modernisation politique  », l’effacement complet de la démocratie parlementaire au profit d’une «  démocratie exécutive  » (1) qui n’a cessé de se renforcer depuis les guerres du XXe siècle et la Constitution de 1958.

Plus que jamais, le suffrage universel tend à devenir un alibi et notre Parlement une institution croupion, le résidu d’un régime qui n’a de démocratique que le nom et n’a comme réalité que la loi de l’argent, le triomphe des riches et l’expertise des technocrates. Faut-il que soixante ans de présidentialisme aient à ce point intoxiqué les esprits et perverti la culture démocratique pour qu’un tel crime politique ne soit pas dénoncé sans relâche  ?

Notes

(1) École des hautes études en sciences sociales.

(2) Coauteure du Principe démocratie (la Découverte, 2014), et à paraître Antidémocratie (2017).

(3) Nicolas Roussellier, la Force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles, Gallimard, «  NRF essais  », 2015.


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