Pauvreté, mouvement, auto organisation

dimanche 30 juillet 2017.
 

Cette question de la pauvreté doit revenir sur la table. Au fil des discussions de la session extraordinaire au Parlement, nous avons eu droit, en effet, de nouveau, à l’exaltation du modèle allemand vers lequel nous devrions nous diriger. Cette propagande inépuisable n’a jamais voulu tenir compte des réalités sociales et écologiques désolantes de ce fameux modèle. Le moment n’est-il pas venu d’en faire le bilan ? J’ai fait un livre sur le sujet comme on s’en souvient : Le Hareng de Bismarck. Les diagnostics que j’avais posés dans ce livre sont tous non seulement confirmés mais amplifiés. Je ne ferai pas ici le bilan détaillé des bonnes anticipations que ce livre contient. S’il traîne encore chez vous, jetez un œil sous l’angle de ce que l’actualité vous a appris depuis qu’il est paru à propos de la réalité du « modèle allemand ». Mais ce qui m’impressionne par-dessus tout à cet instant c’est la vitesse avec laquelle l’extrême pauvreté s’est répandue dans la société allemande. Le journal Marianne vient de produire un article qui décrit une situation épouvantable. « L’Allemagne, le pays où les pauvres se cachent ».

L’introduction résume le propos : « Outre-Rhin, le chômage baisse, et la pauvreté s’envole. Obnubilés par les performances économiques du pays, les gouvernants ne se soucient guère des inégalités qui se creusent de plus en plus. Et de la misère qui se cache. » Le constat est accablant. Et dans ces conditions les comparaisons avec la France ne fonctionnent plus du tout dans le même sens. Voyez plutôt : « Outre-Rhin, 22,5 % des actifs gagnent moins de 10,50 € de l’heure contre seulement 8,8 % pour la France. Masquée par les énormes surplus commerciaux des entreprises, la hausse du niveau de pauvreté commence à menacer la cohésion de la société allemande. “L’Allemagne a atteint un nouveau record depuis la réunification, avec un taux de pauvreté de 15,7 %, soit 12,9 millions de personnes”, s’inquiète Ulrich Schneider, secrétaire général de la Fédération allemande des organisations caritatives. Même le Fonds monétaire international s’alarme de la situation dans son dernier rapport annuel : “Malgré un filet de sécurité sociale bien développé et une forte progression de l’emploi, le risque de pauvreté relative [en Allemagne] demande une attention continue.” Début juillet, c’est la fondation syndicale Hans Böckler qui a montré à son tour que le nombre de travailleurs pauvres, c’est-à-dire gagnant moins de 60 % du revenu médian, est passé d’environ 2 millions de salariés en 2004 à 4 millions en 2014 (9,7 % de la population active) ! ».

Le papier de Marianne est stupéfiant ! Il confirme absolument la thèse de mon livre. Je ne le dis pas pour la seule satisfaction d’avoir produit un ouvrage qui touchait juste et visait plus loin que la pluie d’injures dont je fus accablé ne le disait. Le « modèle allemand » est appliqué à toute l’Europe. Ces composantes sont l’objectif de toutes les politiques européennes. Tous les gouvernements du vieux continent s’efforcent d’y parvenir. La politique actuelle de l’équipe Macron, toutes les décisions qui viennent d’être prises et celles qui se préparent ont pour objectif d’égaler et parfois de dépasser les prescriptions qui ont été appliquées en Allemagne. Dans les conditions particulières de la France, c’est-à-dire d’un pays où l’État et les services publics et d’une façon générale la mutualisation de nombre de dépenses essentielles dans l’existence quotidienne forme la trame intime de la société, ce qui va se généraliser c’est l’émergence d’immenses zones de « non-droit ». Non-droits sociaux, non-droits civiques, non-droits d’existence.

J’ai sous les yeux à Marseille une image concentrée de cette situation. Peut-être est-ce la seule ville de France où ce qui est laborieux ailleurs existe en centre-ville ici. Si cette image est si saisissante, c’est justement parce qu’elle juxtapose des réalités qui, dans le reste du pays, sont plus clairement compartimentées. Pour autant, la grande pauvreté, les territoires et les populations abandonnés de tous services publics et de tous moyens de vivre en commun sont désormais répandus de tous côtés et dans les secteurs les plus traditionnels de ce que l’on appelait la France profonde.

Il faut donc en tirer les conclusions stratégiques qui s’imposent. On ne doit plus contourner cette question. J’ai observé dans d’autres pays comment la mobilisation des pauvres avec leurs propres méthodes pouvait être un levier fantastique de la révolution citoyenne. Et parfois même son déclencheur avant d’être ensuite son vecteur essentiel. Tout commence par le fait que l’on soit capable, dans les états-majors, de comprendre cette réalité. Puis de l’accepter en tant que telle. En Amérique latine, ce processus a été facilité par la référence aux Évangiles qui forment la base de la culture populaire. Il y est alors plus facile de se dire « pauvre », ce qui ne se conçoit pas dans des sociétés comme les nôtres. La difficulté est alors accrue comme chaque fois que l’on ne peut se nommer soi-même. C’est pour cela qu’il est si important de prendre en charge dans le discours public une réalité qui sans cela n’est pas nommée et ne peut se nommer elle-même.

Le second aspect est la vigilance et l’attention à l’égard des formes d’action déjà existantes contre les conséquences de la pauvreté, soit de la part des pauvres mêmes soit de cette partie de la population qui a compris l’enjeu et qui vient au secours des autres. Entre ces deux moments de l’action, la prise de conscience et l’observation des points d’appui dans la réalité, on peut encore introduire une méthode de travail. C’est celle qu’a mise en œuvre notre système de « caravane ». Dans ce cas nous sommes allés au-devant des gens dans les quartiers avec notre logiciel de recherche des droits sociaux. Ce contact simple permet à chacun de s’auto-définir en utilisant le logiciel. Il permet souvent de récupérer des droits et prestations que les gens concernés ne connaissaient même pas. On peut alors décrire cette initiative comme une « enquête-conscientisation ». Car ce n’est pas rien de commencer à oser dire.

Nous avions assorti la caravane d’un travail d’inscription sur les listes électorales. Ce fut un grand succès. Nous recommençons cet été. Mais l’intention des équipes qui m’entouraient, avec qui j’ai fait le point sur ce travail, est en train de s’élargir. Nous envisageons de nouvelles formes d’intervention toute aussi directe mais qui aurait le double avantage d’une part de rendre service, de l’autre de flétrir le système et la caste des importants qui méprisent la pauvreté en ignorant et en se moquant des conséquences des décisions économiques qu’ils prennent. Une bonne façon par exemple de constituer des équipes de personnel bénévole soignant qui intervienne pendant une petite période dans les secteurs des populations abandonnées. Ce travail doit être organisé avec les méthodes et la vie de silence qui sont de mise par exemple lorsqu’on intervient dans des pays du « tiers-monde ». En effet le « quart-monde » de la pauvreté dans les pays riches relève de soins particuliers. Mais donner à voir de telles interventions d’urgence sanitaire en plein milieu de la cinquième puissance du monde, voilà qui est le meilleur camouflet que l’on puisse infliger aux « importants » et au « très intelligents » qui gouvernent ce pays et prétendent le faire d’une manière rationnelle et performante. S’il le faut d’ailleurs, nous demanderons de l’aide à des pays étrangers. Pourquoi pas l’Allemagne, puisqu’elle est censée nous servir de modèle !

Si notre mouvement doit être l’expression politique du grand nombre populaire, il lui faut s’inscrire au cœur de ce phénomène de masse de la pauvreté et de la paupérisation. La réplique ne peut être exclusivement revendicative. Bien sûr elle doit l’être. Pas question de relâcher l’action pour exiger le respect des droits élémentaires de chacun : droit à la scolarisation, droit à la santé, droit à la mobilité et ainsi de suite. Le problème posé est celui de notre capacité à mettre en mouvement des masses de gens sur des objectifs communs. On ne peut y parvenir seulement avec des pétitions dans les secteurs de la société dévorés par les tâches des luttes pour la survie.

Il nous faut donc nous y construire comme une contre-société. Autrement dit : développer et organiser autant que nous le pouvons toutes les formes d’auto-organisation populaire destinée à remplacer l’État disparu, la municipalité défaillante, le service public absent et ainsi de suite. La meilleure manière de revendiquer et d’exiger ces droits serait alors d’en mettre soi-même en place les moyens. Hors de cette façon de faire, que pourrions-nous proposer ? Et pourrions-nous nous suffire d’être les porte-parole aptes à bien décrire, à bien rappeler ? Bien sûr, cela est nécessaire. Mais cela n’est pas suffisant si l’on en revient à l’idée qui est le cœur de la stratégie de la révolution citoyenne : l’implication de toute la société dans la transformation à opérer. On ne peut imaginer que plusieurs millions de personnes dans le cas d’un grand changement seraient seulement appelées à en attendre les effets pour eux-mêmes. Si l’augmentation des minima sociaux est bien inscrite dans notre programme, pour autant, ce n’est pas le projet de vie que nous proposons à ceux qui vont en bénéficier. Ce projet de vie, nous pouvons commencer à le mettre en œuvre nous-mêmes sur le terrain, dans des actions qui incarnent les valeurs que nous voulons mettre au poste de commande de l’organisation de la société.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message