Propositions pour une presse libre

lundi 22 mai 2017.
 

Entretien avec Pierre Rimbert, journaliste, auteur de « Projet pour une presse libre »

Dans votre « Projet pour une presse libre », vous affirmez que la presse d’information politique doit être, autant que possible, « soustraite aux lois du marché ». Pourquoi ?

Pour trancher un nœud : d’un côté, une information de qualité est nécessaire pour former nos jugements politiques ; de l’autre, cette information est de plus en plus produite comme une marchandise à bas coût destinée à remplir des tuyaux. Cette contradiction devient asphyxiante.

Nos écrans ruissellent d’infos et pourtant nous connaissons de plus en plus mal les sociétés dans lesquelles nous vivons. On l’a vu en 2005 avec la médiatisation du référendum et, plus récemment, lors de l’élection présidentielle américaine. Or, on sait depuis un siècle et demi que deux contraintes particulièrement puissantes pèsent sur la production de l’information : la censure politique, toujours présente mais moins pressante, et celle du marché, qui se traduit par le règne de l’information-marchandise

Contre cette emprise du marché, vous avez élaboré un ambitieux projet de réforme du financement public de la presse. L’actuel mode de financement vous paraît déficient ?

Oui. Actuellement, le financement de la presse repose sur trois sources principales : les ventes, qui chancellent ; la publicité, qui fuit vers Internet ; et les aides à la presse, qui représentent 20% du chiffre d’affaires de la presse d’information politique et générale. Les journaux français reposent donc sur une économie semi-administrée, et ces aides publiques sont une manne vitale pour beaucoup de titres – y compris pour ceux qui mènent une croisade contre le « trop d’État », « les assistés » et « les profiteurs ». En théorie, ces aides ont été conçues pour « encourager la libre communication des pensées entre les citoyens de la République ». Mais en réalité, sur les 4726 publications recensées en France en 2012, à peine plus de 500 répondent à la qualification de « presse d’information politique et générale ». Mais toutes bénéficient des aides à la presse, ne serait-ce que sous forme de dégrèvement fiscaux.

Vous recommandez donc de revoir les critères d’attribution des ressources publiques…

Je propose de distinguer radicalement la presse d’intérêt général de la presse récréative ou professionnelle. Seule la première recevrait l’appui financier de la collectivité puisqu’elle a vocation à éclairer le débat public et qu’elle apporte un service d’intérêt général. Mais il est vrai qu’il est difficile de tracer avec précision la frontière entre publications d’intérêt général et publications récréatives ou spécialisées. Au-delà des critères de contenu les plus évidents, je propose de s’appuyer sur des caractéristiques objectives. On pourrait par exemple considérer que les entreprises de presse, en ligne ou imprimée, ne peuvent revendiquer le statut d’intérêt général qu’à condition de satisfaire à trois exigences : primo, la non-lucrativité (pas de distribution de bénéfices aux actionnaires) ; secundo, la non-concentration (toute entreprise de presse ne peut posséder plus d’un titre dans chaque type de périodicité) ; tertio, l’absence de publicité dans leurs colonnes et sur leurs écrans. Dès lors, les titres consacrés au divertissement assumeraient leur statut de marchandise tandis que ceux dévolus à l’information revendiqueraient celui de bien collectif, avec ses servitudes et son... Service commun.

En quoi consiste ce « Service commun », dont vous proposez la mise en place ?

Il s’agirait d’un service mutualisé d’infrastructures de production et de distribution de l’information. Ce Service commun procurerait aux journaux d’intérêt général des outils matériels (imprimeries, serveurs, plateforme d’abonnements), des moyens de recherche et de développement, mais aussi les services administratifs, comptables, juridiques, commerciaux. Bref, ce Service intégrerait l’ensemble de la filière, de l’Agence France-Presse jusqu’aux kiosquiers. Il traiterait sur un pied d’égalité entreprises de presse imprimée et entreprises de presse en ligne, sans distinction d’opinion, de prestige ou de taille pourvu qu’elles aient vocation exclusive à nourrir le débat public. Au sein des entreprises de presse, il salarierait les correcteurs, secrétaires de rédaction, maquettistes, photograveurs, graphistes, tous ces métiers actuellement éradiqués par l’automatisation du travail et les coupes budgétaires. A l’exception des journalistes-rédacteurs, les salariés de la presse auraient donc un employeur commun, le Service — un peu comme le CNRS emploie des chercheurs qui travaillent en équipes au sein de différents laboratoires. Naturellement, les équipes continueraient à travailler ensemble au sein de chaque journal ou de chaque site.

Comment financer un tel service ?

Dans le système que je propose, les recettes des ventes au numéro et par abonnement demeurent. Mais la publicité est bannie. Et l’ensemble des aides publiques est supprimé. Ces deux sources de revenus sont remplacées par une cotisation : une cotisation information. La cotisation est un trésor méconnu. Contrairement à l’impôt, elle n’est pas gérée par l’État, par Bercy, mais par des caisses. La caisse information, qui financerait le Service commun, serait gérée comme la caisse de Sécurité sociale d’après-guerre : par les salariés eux-mêmes. Cela leur donnerait un bon rapport de force social et une puissante indépendance. On coupe ainsi ce cordon financier malsain entre le pouvoir politique et l’institution journalistique qui est sensée le surveiller.

Cette cotisation suffirait à financer le système ?

Nous avons réalisé une modélisation en nous basant sur les 510 journaux d’information politique et générale édités en 2012. Pour faire fonctionner le système, et en supposant que les ventes conservent leur niveau actuel, la cotisation devrait collecter 1,9 milliards d’euros (soit 0,1% de la valeur ajoutée créée en France chaque année). Un chiffre à comparer au 1,6 milliard d’aides à la presse versées en 2010, lesquelles, je le rappelle, seront supprimées. Pour la collectivité, la différence avec le modèle en vigueur représente donc un surcoût de 300 millions d’euros. C’est le prix d’une information libre. Certes de nombreux problèmes subsisteraient mais au moins les deux principales contraintes qui pèsent sur la production de l’information, celle de l’État et celle du marché, seraient levées. Tous les outils juridiques nécessaires à la mise en place de ce modèle existent déjà. Ne manque que la volonté politique.

Vous considérez que la question des médias n’a pas, dans les programmes politiques, la place qu’elle mérite ?

A chaque fois que la gauche prend le pouvoir, les médias agissent comme une force politique d’opposition. Cela a été le cas en Grèce, mais aussi en Équateur, ou au Venezuela, au début des années 2000. Dans les trois cas, la gauche arrivée démocratiquement au pouvoir n’avait pas, lors de sa campagne, érigé en priorité la refonte du système médiatique. Et un scénario identique s’est mis en place. Dès que la gauche élue affiche une volonté de rupture, les médias qui accompagnaient et soutenaient les gouvernements néolibéraux, deviennent soudain critiques. Ils attaquent le gouvernement sans relâche, tentent de le discréditer. Et là, de deux choses l’une. Soit la gauche au pouvoir ne réagit pas et subit la grêle de la désinformation, ce qui la fragilise encore un peu plus, surtout si elle tente de s’appuyer sur une alliance entre classes populaires et classes moyennes, ces dernières étant très sensibles au discours médiatique. Soit elle réagit et décide de casser l’oligarchie médiatique. Mais c’est trop tard : ces mesures semblent prises dans l’urgence ; elles ne figuraient pas au cœur du programme ; leur nécessité démocratique n’a pas été expliquée, démontrée, argumentée. Elles ne sont donc pas soutenues par une mobilisation populaire. Dès lors, leur mise en œuvre intempestive apparaît comme un mouvement de répression, comme une atteinte à la liberté de la presse, aussitôt dénoncée par les médias du monde entier. Et repris par l’opposition qui en profite pour déstabiliser le gouvernement. (…) Bref, pour le dire en un mot, ne pas intégrer la critique des médias à son programme lorsqu’on entend prendre le pouvoir et changer le monde, c’est se tirer une balle dans le pied avant même de commencer la course.

Propos recueillis par Antoine Prat

Journaliste au Monde diplomatique Pierre Rimbert est l’auteur de Libération, de Sartre à Rothschild.

Il a publié en décembre 2014 un « Projet pour une presse libre », consultable en ligne.

Ce texte que nous publions est extrait d’un long entretien publié dans le premier numéro de la nouvelle revue du Parti de Gauche, L’Intérêt général, sur la Presse à paraître début décembre.


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