En hommage à Armand Gatti

mercredi 12 avril 2017.
 

A) Armand Gatti, personnalité de ma jeunesse

Dans les années 1966 et 1967, je n’étais qu’un jeune lycéen (interne). Avec quelques amis, nous participions à des activités culturelles (théâtre, poésie, cinéma...) en lien avec Armand Gatti qui restait en contact avec l’un d’entre nous.

Notre activité politique (contre l’impérialisme US au Vietnam, en Amérique du Sud, en Indonésie..., contre le pillage du Tiers Monde par les sociétés capitalistes, contre le franquisme et les colonels grecs, contre l’oppression des Afro-Américains et l’apartheid d’Afrique du Sud, contre le rôle de la police d’Etat et la politique de l’URSS et des pays de l’Est...) nous a attiré de plus en plus de sympathies.

Aussi, nous avons voulu créer un groupe formalisé. Quel nom lui donner pour symboliser notre action ? Nous avons choisi Le Pavé, en référence à la compagnie d’Armand Gatti. Aussi, chacun de nous connaissait ses activités et ses écrits. N’ayant pas le temps de rédiger un texte conséquent, voici trois articles de qualité et leurs sources.

Jacques Serieys

B) Armand Gatti (1924-2017) – auteur, dramaturge, metteur en scène et surtout poète

Armand Gatti est mort le 6 avril 2017, à l’hôpital Begin de Vincennes.

Gatti, Dante, Sauveur est né le 26 janvier 1924 à la maternité de l’hôpital de Monaco, fils d’Auguste Gatti, balayeur et de Letizia Luzona, femme de ménage.

Armand Gatti, c’est le journalisme qui lui a voulu ce prénom, mais Dante il est resté, aussi.

Avant il fut Don qui, résistant, arrêté, évadé, parachutiste.

Il fut journaliste, au Parisien Libéré, reporter couronné par le Prix Albert-Londres en 1954, puis à Paris-Match et d’autres journaux.

Il fut auteur, dramaturge, metteur en scène, Le Crapaud Buffle, le Poisson Noir, La Vie Imaginaire de l’éboueur Auguste G., Chant public devant deux chaises électriques, Les Treize soleils de la rue Saint-Blaise, Le Cheval qui se suicide par le feu, Rosa collective, La passion du général Franco, Le chant d’amour des alphabets d’Auschwitz, le Cinécadre de l’esplanade Loreto, Didascalie se promenant seule dans un théâtre vide, Le couteau d’Evariste Galois, sont quelques uns des titres de son théâtre.

Il fut réalisateur de films, consacré avec le premier, L’Enclos, à Cannes en 1961, ignoré dès le second, El Otro Cristobal, tourné à Cuba, suivirent Le Passage de l’Ebre en Allemagne, Nous étions tous des noms d’arbres en Irlande du Nord.

Et Gatti se fit écrivain public, vidéaste, nomade, du Brabant Wallon à Montbéliard, de Ris-Orangis à Strasbourg, en passant par Toulouse, Marseille, L’Isle d’Abeau, Avignon, Genève, Besançon, Lyon, etc.

Il prit le chemin de la Parole errante pour une longue marche dans la traversée des langages et la physique quantique. N’en finira plus d’explorer Les sept possibilités du train 713 en partance d’Auschwitz.

De Gatti, Henri Michaux disait à leur première rencontre : « Depuis vingt ans parachutiste, mais d’où diable tombait-il ? » La question reste ouverte.

Gatti est à jamais dans l’espace utopique que ses mots ont déployé, celui où le communard Eugène Varlin croise Felipe l’Indien, où Rosa Luxembourg poursuit le dialogue avec les oiseaux de François d’Assise, où Antonio Gramsci fraternise avec Jean Cavaillès, Buenaventura Durruti avec Etty Hilsum, Auguste G. avec Nestor Makhno.

Gatti, si on ne le sait déjà, on le saura bientôt, est l’un des plus grands poètes de notre temps et des autres.

Jean Jacques Hocquard (la Parole errante)

C) Armand Gatti, miroir éclaté des utopies – « Le poète qui écrit avec des mots fous comme le vent, beaux comme l’espoir »

Engagé sa vie durant auprès des sans-voix, le reporter, écrivain et metteur en scène s’est éteint, jeudi 6 avril, à l’âge de 93 ans.

Son arme était la parole, son horizon l’utopie. Armand Gatti, mort jeudi 6 avril, à l’hôpital Begin, à Saint-Mandé (Val-de-Marne), à 93 ans, aura passé sa vie à se battre avec les mots, d’abord comme journaliste, puis dans le théâtre, où il s’est engagé auprès des sans nom, les gens ordinaires ou à la marge, les sans voix et les exclus.

Travailleur infatigable, écrivain insatiable et exalté de la rencontre, Armand Gatti a mené un chemin unique dans le théâtre français du XXe siècle. Lui qui aimait les arbres évoquait un chêne : grand, robuste, planté, la tête ébouriffée dans le ciel, et une petite voix qui contrastait avec son allure. Le temps a eu raison de sa force, mais son parcours témoigne d’un élan vital rare, et d’un désir d’être au monde passionné. C’était un conteur hors pair, un fabulateur aussi, à l’occasion, comme en témoigne le triste épisode de la seconde guerre mondiale, où il s’engagea comme résistant et combattant des forces françaises, mais où il ne fut pas déporté en camp de concentration, comme il a voulu le faire croire.

Personne n’est taillé dans une seule étoffe. Armand Gatti a eu des vérités multiples et plusieurs vies, qui épousent le siècle dernier dans tous ses paradoxes. Le premier fut celui qui le vit grandir, pauvre dans un endroit riche : le rocher de Monaco. C’est là qu’il naît, le 26 janvier 1924. Sa mère est femme de ménage, son père, balayeur et anarchiste. Ils vivent au Tonkin, un bidonville de Beausoleil, qui jouxte Monte-Carlo. La discipline n’est pas la première vertu du petit Gatti, encouragé par le rêve libertaire de son père : en 1941, il se fait exclure du petit séminaire Saint-Paul de Cannes. C’est alors qu’il rejoint le maquis, en Corrèze.

Les mots sont tout pour lui

Dans sa besace, il a emporté des livres. Déjà les mots sont tout pour lui. Mots des poètes, comme Henri Michaux, son « maître ». Mots des révolutionnaires, comme Antonio Gramsci. Mots des scientifiques, comme Niels Bohr. Et ses mots à lui, bien sûr. Quand il se fait prendre, dans le trou de la forêt de Tarnac où il se cache avec des camarades, il répond au gendarme qui lui demande ce qu’il est allé faire là : « Je suis venu faire tomber Dieu dans le temps ! »

Condamné à mort en 1943, Armand Gatti est gracié, en raison de son jeune âge. C’est à ce moment-là que se joue la part la plus trouble, et la plus troublante, de son histoire : pendant des décennies, Armand Gatti a raconté qu’il avait été déporté au camp de concentration de Neuengamme, dans le nord de l’Allemagne, où il avait eu la révélation du théâtre, en voyant la première pièce de sa vie, jouée par des Juifs baltes, qui tenait en trois phrases : « Ich bin. Ich war. Ich werde sein. » (« Je suis. J’étais. Je serai. »). Ce fut, disait Gatti, une expérience fondatrice pour son œuvre : « Essayer de construire des hommes non pas en vertu de leur état-civil, mais de leur possibilité. »

Ce socle s’est effondré en 2011, quand l’amicale de Neuengamme a prouvé que le nom d’Armand Gatti ne figurait pas dans le livre mémorial de Neuengamme, ni dans celui de la Fondation pour la mémoire de la déportation. L’amicale a demandé à Armand Gatti de « ne plus usurper le titre de déporté », et Armand Gatti a reconnu n’avoir jamais été au camp de Neuengamme, mais dans un camp de travail. Ce qui est certain, c’est que le jeune résistant a rejoint les Forces françaises, à Londres, en 1944. Il a combattu dans l’armée de l’air, et son engagement lui a valu d’être décoré à la Libération.

Prix Albert-Londres en 1954

Tristement déplorable, sur le plan moral, ce mensonge sur les camps a permis, sur le plan artistique et politique, de fonder un théâtre qui restera comme une des aventures les plus engagées et les plus marquantes du XXe siècle. A la fin de la seconde guerre mondiale, Gatti, qui s’appelle Dante Sauveur à l’état civil, travaille pour plusieurs journaux, et devient Armand. Il voyage en Algérie, où il rencontre Kateb Yacine, il effectue des reportages en Europe sur les « personnes déplacées », il va jusqu’en Chine avec Michel Leiris, Chris Marker, Paul Ricœur. Il rend compte aussi des combats ouvriers en France et du massacre des Indiens au Guatemala… Ses reportages lui valent le prix Albert-Londres, en 1954.

Déjà, Armand Gatti est engagé sur tous les fronts du monde qui bouge et combat. Il ne cessera de suivre cette route, quand il laissera le journalisme et deviendra « passeur des paroles de l’homme », en écrivant et en réalisant des films. En 1959, Jean Vilar met en scène sa pièce Le Crapaud-Buffle. En 1960, il tourne L’Enclos, un film sur l’univers concentrationnaire, primé en 1961 à Cannes, où Armand Gatti revient en 1963 avec El Otro Cristobal, qui représente Cuba.

Mais le succès n’est pas au rendez-vous. Armand Gatti laisse le cinéma et retourne vers le théâtre, où il enchaîne les pièces : La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., La Deuxième Existence du camp de Tatenberg, Chroniques d’une planète provisoire, Chant public devant deux chaises électriques, V comme Vietnam…

« Un théâtre d’agitation »

Armand Gatti veut faire « un théâtre d’agitation, un théâtre qui divise ». Il y arrive si bien qu’il est victime de censure, en 1968. Cette année-là, il doit présenter, au Théâtre de Chaillot, à Paris, La Passion en violet, jaune et rouge, qui met en scène le général Franco. A la demande du gouvernement espagnol, et malgré le soutien d’André Malraux, ministre de la culture, la pièce est interdite par le général de Gaulle, qui appelle Armand Gatti « le poète surchauffé ».

Cet acte marque un tournant : Armand Gatti décide de rompre avec le théâtre institutionnel. Il commence une autre vie, qui le mène de Berlin à Gênes en passant par l’Irlande. Il se voit comme un « Indien », le miroir éclaté des utopies du siècle, dont il rend compte en travaillant de manière collective.

Un exemple : en 1979, pour son opéra Roger Rouxel (du nom d’un des héros de L’Affiche rouge, mort à 18 ans en 1941), il fait d’abord un film, qu’il montre à des apprentis, des couturières, des gendarmes, des résistants, des lycéens, des Gitans… de L’Isle-d’Abeau et de Bourgoin-Jallieu (Isère). Puis chacun participe à la création d’une scène de l’opéra, en composant de la musique…

Démesure

S’il pratique la création collective, et s’il aborde tous les thèmes, la misère et la prison, l’asile psychiatrique et les luttes ouvrières, Armand Gatti reste le poète, celui qui écrit avec des mots fous comme le vent, beaux comme l’espoir, délesté de l’obligation de coller à la réalité. Dans son œuvre comme dans sa vie, il y a toujours deux vérités : la vérité historique et la vérité « gattienne ». Parce que les mots sont faits pour « donner à l’homme sa seule dimension habitable : la démesure ».

C’est cette démesure qui fait la grandeur d’Armand Gatti. A partir de 1984, elle s’inscrit dans des pièces nées de la rencontre avec des jeunes, souvent en stage de réinsertion, à Toulouse, Marseille ou Strasbourg. Gatti les appelle ses « loulous ». Il leur donne des armes pour exister, les invite à réinventer le monde.

Et toujours, il écrit, poursuivant son Aventure de la parole errante qui constitue une œuvre unique, et a trouvé, ces dernières années, refuge à Montreuil (Seine-Saint-Denis), dans La Maison de l’arbre où il vivait. Dans le maquis, il avait choisi le nom de Don Quichotte. Le Don Quichotte d’un monde d’avenir.

Brigitte Salino Journaliste au Monde

D) Armand Gatti, la parole filante – « Une relation passionnelle avec le théâtre »

Le poète, dramaturge et metteur en scène qui a marqué le théâtre par ses expériences collectives et son souffle révolutionnaire est mort jeudi à 93 ans.

A l’été 2010, à 86 ans, Armand Gatti était venu créer une pièce à Neuvic, en Corrèze. Le fronton du gymnase du lycée agricole Henri-Queuille de la commune arborait des portraits en noir et blanc d’hommes et de femmes de la Résistance et un long titre mystérieux : Science et Résistance battant des ailes pour donner aux femmes en noir de Tarnac un destin d’oiseau des altitudes. A l’intérieur, une trentaine de stagiaires français et étrangers virevoltait, déclamait et chantait, bâton de kung-fu en main. A un bureau, assis, se tenait Gatti, massif, silencieux, les yeux rivés sur son texte. Une phrase mal dite, un chœur en sous régime, et il se levait d’un coup, bras tendu, braillant d’une voix puissante. Du théâtre ? « Jamais ! » aurait-il tonné de rage.

L’aventure de la création de Neuvic n’avait rien d’anodin. La forme, monter des textes fleuve qu’il réécrivait au fur et à mesure avec un collectif impressionné par son aura, il la pratiquait depuis la toute fin des années 60. Que ce soit avec ses « loulous » ou sa « tribu ». Mais en Corrèze, Armand Gatti revenait géographiquement à un carrefour de son existence, l’époque de la Résistance. Celle-ci, avec de grandes figures qu’il avait totémisées comme le mathématicien Jean Cavaillès, revenait dans ses propos, imprégnait son texte. Et à Neuvic plus qu’ailleurs, résonnait. A l’hiver 1942, le jeune Gatti avait été maquisard à La Berbeyrolle, à 60 km de là, avec trois autres camarades. Dans cette emphase physique qui le caractérisait, Armand Gatti racontait qu’il avait trompé la peur en lisant des poèmes de Gramsci aux arbres. Quand on est venu l’arrêter en lui demandant d’un coup dans le genou pourquoi il résistait, la vision d’un rouge-gorge lui inspira un : « Je suis venu faire tomber Dieu dans le temps. » Il fut pris pour un fou et épargné. Les mots lui ont donc sauvé la vie ; et toute sa vie, il aura forgé des mots. Journaliste, poète, scénariste, metteur en scène, l’immense Armand Gatti est mort jeudi à 93 ans.

Matricule 17173

Il faudrait un roman en plusieurs tomes pour relater ses multiples vies, justement, ses centaines de rencontres, ses milliers de pages noircies encore durant les dernières semaines [1]. Dante Sauveur Gatti a d’abord grandi dans pas grand-chose, un bidonville, à Monaco où il est né le 26 janvier 1924 d’un père anarchiste italien et balayeur, Augusto Reiner Gatti et de Letizia Luzona, femme de ménage. Il commence bien mal, pourrait-on dire : exclu du petit séminaire, exclu du lycée, puis petits boulots. En 1942, son père meurt après un tabassage lors d’une grève d’éboueurs. La même année, Dante rejoint la Résistance dans sa forêt de Corrèze, arrêté, emprisonné, condamné à mort, gracié, déporté (matricule 17173), évadé, engagé dans les parachutistes britanniques avec lesquels il participe à la bataille de Hollande. Entre-temps, sans doute, Gatti a rencontré Gramsci et la poésie. Le combat, le sens et le verbe. Après la guerre, pendant une quinzaine d’années, il est journaliste et collabore à beaucoup de titres, le Parisien, Paris Match, l’Express. Au Parisien libéré, à partir de 1946, il court les tribunaux ; le soir, le poète commence l’écriture de Bas-relief pour un décapité. En 1954, Il apprend le métier de dompteur pour son enquête Envoyé spécial dans la cage aux fauves (prix Albert-Londres). Devenu grand reporter, Armand Gatti voyage en Amérique latine. Passant par la Russie, la Sibérie et la Mongolie, il part pour trois mois en Chine avec Chris Marker, Michel Leiris, Jean Lurçat, Paul Ricœur et René Dumont. Puis en voyage avec Joseph Kessel à Helsinki. L’année suivante, il devient rédacteur en chef du Libération d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie et part en Sibérie avec Chris Marker.

Pièce massacrée

Pendant ces années de terrain, il écrivait également de la poésie et du théâtre. Difficile de citer une bibliographie aussi impressionnante [2]. Sa première pièce publiée sera le Poisson noir (Seuil, 1958). Sa première pièce jouée sera le Crapaud-buffle par Jean Vilar, au théâtre Récamier, le petit TNP, en 1959. « La pièce a été massacrée par la critique, raconte Marc Kravetz, son ami depuis cinquante ans. Il dit alors à Jean Vilar : « Je n’écrirai plus jamais de pièce », Jean Vilar l’a au contraire encouragé. C’était le début d’une amitié pour la vie. »

De fait, en 1962, la Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., inspirée de son père, créée à Villeurbanne par Jacques Rosner, sera son premier grand succès. Le dramaturge se lance aussi dans le cinéma. En 1960, il réalise l’Enclos, dont il a écrit le scénario et les dialogues avec Pierre Joffroy. Le film obtient le prix de la critique à Cannes. En 1962, il tourne son second film à Cuba, El Otro Cristobal.

Son histoire avec le théâtre ressemble à une relation passionnelle, avec un désir viscéral de dépassement. Sa « théâtrographie » est longue aussi [3]. C’est en janvier 1966, qu’il met en scène une pièce culte : Chant public devant deux chaises électriques, sur Sacco et Vanzetti, au TNP-Palais de Chaillot. En 1967, c’est V comme Vietnam, au théâtre Daniel-Sorano, à Toulouse. En 1968, Armand Gatti recueille les témoignages d’habitants du XXe arrondissement de Paris sur les transformations de leur quartier. Ainsi naîtra les Treize Soleils de la rue Saint-Blaise, mis en scène par Guy Rétoré.

Physique quantique

C’est le soir de la première en mars 1968 que Marc Kravetz rencontre Gatti. « On ne se le rappelle pas mais la phrase « Sous les pavés la plage » vient d’une réplique de cette pièce », précise Kravetz. La Passion du général Franco est retirée de l’affiche le 19 décembre 1968, sur ordre du gouvernement français. Gatti quitte la France pour Berlin-Ouest où cet anarchiste libertaire dans l’âme va monter une série de pièces dont une sur Rosa Luxembourg (Rosa Collective). Il en fera une lecture au Festival d’Avignon. Encore récemment, ce fantastique conteur a donné une lecture à Montreuil.

Quand Armand Gatti revient d’Outre-Rhin, il décide de travailler hors de l’institution théâtrale. Dans des expériences collectives comme Neuvic. Ses textes évoquent des figures révolutionnaires et des résistants, et sont empreints de physique quantique. Morceau de bravoure, en 1976 : le Canard sauvage qui vole contre le vent. Armand Gatti crée une expérience de création collective, localement controversée, sur les dissidents soviétiques à l’invitation du directeur de la Maison des jeunes et de l’éducation permanente de Saint-Nazaire (MJEP), Gilles Durupt.

La tribu s’installera ensuite à L’Isle-d’Abeau. De 1983 à 1985, Armand Gatti se pose à Toulouse pour y créer l’Atelier de création populaire, l’Archéoptéryx. Puis il y aura Marseille, le théâtre universitaire de Besançon (2003), l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard (2006), etc. Ses dernières années, Gatti continuait à façonner le deuxième tome de son récit personnel la Parole errante. Jusqu’au bout, habité et mu par le lyrisme du langage.

Frédérique Roussel, Libération

E) La voix d’un théâtre libertaire et poétique s’est tue

Les pièces d’Armand Gatti se suivent et, si elles ne se ressemblent pas, elles témoignent sans relâche de son engagement permanent, malgré la censure qui pointe quelquefois son nez.

Armand Gatti est mort, hier, à 93 ans. Homme de théâtre, auteur, metteur en scène, il est le fondateur de la Parole errante à Montreuil, un lieu ouvert aux quatre vents, fidèle à son esprit rebelle.

Pour l’état civil, il était Dante Sauveur Gatti. Pour nous tous, il était et restera à jamais Armand Gatti, poète, dramaturge, né en 1924 à Monaco, fils d’Auguste Rainier Gatti, éboueur, et de Letizia Luzona, femme de ménage. Il a vécu mille et une vies en une. Crinière blanche en désordre, sourire légèrement moqueur, il arborait au revers de sa veste un insigne, celui du commandant Durruti, qu’il montrait fièrement à ses interlocuteurs. Conformément à ses vœux, il sera enterré aux côtés de Nestor Makhno, au Père-Lachaise. On savait à qui on avait affaire. Gatti était anarchiste, adorait se disputer avec la terre entière, mais n’a eu de cesse de défendre tous les opprimés, qu’ils soient guatémaltèques, irlandais, ouvriers des chantiers navals, taulards ou loulous des banlieues. Son théâtre politique et militant en atteste. Un théâtre de combat, un théâtre poétique pour redonner de la dignité à tous ses frères humains. Gatti n’aura jamais trahi les siens, défendant sa cause du peuple, y compris contre ceux qui étaient passés du col Mao au Rotary Club.

Le Tour de France, Brando ou les manifestations ouvrières

Après avoir exercé plein de petits métiers, il sort tout juste de l’adolescence quand l’Allemagne nazie occupe la France. Il rejoint le maquis en Corrèze en 1942. Il est arrêté à Tarnac l’année suivante. Emprisonné à Bordeaux puis transféré à Hambourg, il s’évadera du camp pour rejoindre l’un des maquis dirigé par Guingouin. Après la défaite des nazis, Armand Gatti s’installe à Paris. Il entre en 1946 comme rédacteur stagiaire au Parisien libéré. Très vite, ses articles sont remarqués. Il devient grand reporter, voyagera au bout du monde, en Amérique du Sud, dans le Maghreb, en Russie, en Sibérie, en Chine... Après le Parisien il collabore à France Soir , aux Lettres françaises puis à Libération (qui était, à l’époque, un journal issu de la Résistance)Journaliste tout-terrain, il écrit aussi bien sur le métier de dompteur de fauves (qui lui vaudra le prix Albert-Londres en 1954) que sur le Tour de France. Il réalise des entretiens avec Miguel Angel Asturias, Marlon Brando, couvre les grandes manifestations des ouvriers de Saint-Nazaire en 1957. La nuit, il s’attelle à l’écriture de poèmes. Il termine ses premières pièces de théâtre en 1954, le Quetzal et le Crapaud-Buffle. Il côtoie Gilles Deleuze et Georges Arnaud, Karl Flinker et Michel Tournier, Yvan Audouard et Alejandro Otero, ou encore Kateb Yacine, qui se retrouvent tous sur l’île Saint-Louis, alors plus bohème que bourgeoise. En 1955, il part trois mois en Chine avec le cinéaste Chris Marker, Michel Leiris, Jean Lurçat, Paul Ricœur et René Dumont. Il découvre le théâtre chinois, rencontre Mei lan Fang, prodigieux comédien de l’Opéra de Pékin, et retrouve son ami Wang, connu à Paris à la fin des années 1940, qui l’introduit auprès de Mao. Au sujet de ses séjours en Chine, Lucien Attoun (fondateur du Théâtre ouvert) raconte une très jolie anecdote que lui avait racontée Gatti. Alors qu’il était en Chine pour présenter une de ses pièces, il se trouve face à un dramaturge chinois. S’ensuit une querelle pour savoir lequel des deux a écrit la pièce la plus révolutionnaire. Pour départager les impétrants, il est fait appel à Mao. Le lendemain, «  le phare de la pensée mondiale  » rendit son verdict  : pour qu’une pièce soit révolutionnaire, il faut savoir qui l’écrit et à qui elle s’adresse. Gatti en riait encore, et nul n’a jamais pu vérifier si cette histoire était authentique...

Il s’installe à Montreuil après avoir bourlingué aux quatre coins du monde

En 1959, il publie son dernier article pour Paris Match  : «  La France pleure Gérard Philipe  ». Dès lors, il se consacre entièrement à l’écriture dramatique. Vilar avait monté une première fois l’une de ses pièces. Succès mitigé. Mais cela ne le décourage pas. Le théâtre, l’écriture et la représentation théâtrales ne le lâchent plus depuis qu’un soir, dans les camps, il avait assisté à une représentation par des rabbins. Il est l’auteur de plus de soixante pièces  ; on ne compte plus les mises en scène, lui qui passait son temps à les remettre sur le métier. Ses pièces se suivent et, si elles ne se ressemblent pas, elles témoignent sans relâche de son engagement permanent, malgré la censure qui pointe quelquefois son nez  : le Crapaud-Buffle, la Deuxième Existence du camp de Tatemberg, les Sept Possibilités du train 713 en partance d’Auschwitz, l’Enfant rat, la Vie imaginaire de l’éboueur Auguste , la Passion du général Franco, V comme Vietnam ou Petit manuel de guérilla urbaine, Chant public devant deux chaises électriques , Ces empereurs aux ombrelles trouées, la Journée d’une infirmière, Rosa collective, Berlin, les personnages de théâtre meurent dans la rue  et Didascalie se promenant seule dans un théâtre vide... En 2010, au cours d’une résidence sur le plateau de Millevaches, il a créé Science et résistance battant des ailes pour donner aux femmes en noir de Tarnac un destin d’oiseau des altitudes avec trente étudiants français et étrangers, au gymnase du lycée forestier de Neuvic. Côté cinéma, Gatti ne chôme pas non plus. Impossible de citer sa filmographie. La Cinémathèque lui consacre en 2011 une rétrospective «  Armand Gatti cinéaste. L’œuvre indispensable  ».

Lorsqu’il s’installe à Montreuil après avoir bourlingué aux quatre coins du monde, joué et créé dans des endroits inattendus, il investit un lieu mis à sa disposition par la municipalité dans les anciens studios de Méliès  : la Parole errante. Autour de lui, une réalisatrice, Hélène Châtelain, un réalisateur, Stéphane Gatti, un producteur, Jean-Jacques Hocquard, ensemble depuis plus de trente-cinq ans. Un lieu ouvert, la Maison de l’arbre, où la poésie circule en liberté. Un lieu vivant qui palpite au gré des rencontres. Une université populaire où les spectateurs sont au rendez-vous. Parfois, on ne fait qu’y passer. Parfois on reste plus longtemps. Le temps d’une représentation, qui ne commence ni ne finit jamais, laissant le temps de la rencontre se faire, doucement mais sûrement. C’est là que Peter Watkins y avait tourné la Commune. C’est là, à son bureau, que l’on pouvait saluer encore ces jours derniers Armand Gatti...

Marie-José Sirach ? L’Humanité


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message