Précaires et élections : de la gauche au FN, le basculement du vote des pauvres

vendredi 10 février 2017.
 

En 2012, les plus démunis se sont abstenus ou ont voté pour François Hollande. Depuis, les lignes ont bougé en faveur de Marine Le Pen, perçue comme le « dernier recours »

L’arrivée en tête au premier tour de la primaire à gauche de Benoît Hamon, dont la proposition phare est l’instauration d’un revenu universel, en est la preuve : les électeurs sont sensibles aux questions sociales. La crise économique de 2008 est passée par là. Elle a intensifié la pauvreté, la précarité, la peur du déclassement.

Aujourd’hui, comment votent les premiers concernés ? Si, en 2012, les plus précaires avaient massivement donné leur voix à François Hollande, son quinquennat les a eux aussi déçus. Les régionales de décembre 2015 indiquent une désaffection pour la gauche et un ralliement massif au Front national, comme le montre un ouvrage à paraître en mars dirigé par Florent Gougou et Vincent Tiberj, sous le titre La Déconnexion électorale, état des lieux de la démocratie française, édité par la Fondation Jean-Jaurès.

En 2012, lors de l’élection présidentielle, les politologues Nonna Mayer (Centre d’études européennes à Sciences Po) et Céline Braconnier (professeure à l’université de Cergy-Pontoise et directrice de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye) s’étaient intéressées au vote des précaires, une population qui s’exprime peu, manifeste peu, vote peu. Un électorat « inaudible », pour reprendre le titre de leur ouvrage publié en 2013 aux presses de Sciences Po. Les sociologues estimaient à l’époque à près de 17 millions le nombre de personnes précaires en France, chômeurs, mères célibataires, jeunes en galère, retraités à la pension modeste. Leur définition de la précarité est plus large que la population vivant sous le seuil de pauvreté, estimée par l’Insee à 8,8 millions de personnes.

« La précarité ne se résume pas à la pauvreté monétaire. Elle recouvre plutôt des situations d’incertitude sur le revenu et le logement, de difficulté à boucler les fins de mois, d’isolement social, d’impossibilité de compter sur quelqu’un en cas de coup dur pour lui emprunter de l’argent ou se faire héberger, mais aussi de privation de soins, de culture, de vacances », précise Nonna Mayer, qui a analysé le vote des électeurs, classés selon leur degré de fragilité.

Basculement politique

Les auteures s’appuyaient sur un sondage auprès d’un échantillon de 2 014 personnes représentatif des inscrits réalisé au lendemain de l’élection présidentielle, complété par 114 entretiens qualitatifs menés en 2012 auprès de ce public.

Le premier effet de la précarité est d’éloigner des urnes, soit faute d’être inscrit – ou à d’anciennes adresses devenues caduques, ce que l’on appelle les « mal inscrits » –, soit par abstention. En 2015 comme en 2012, on trouve chez les plus précaires quatre fois plus de non-inscrits et beaucoup plus d’abstentionnistes que dans la frange la plus sécurisée de la population. Ainsi, en 2012, parmi les 20 % les plus précaires, un gros quart (28 %) s’est abstenu au premier tour, contre 8 % chez les 20 % les moins précaires, pour une moyenne nationale de 20,5 %.

En 2012, les précaires penchent nettement à gauche, qui leur semble leur alliée. « Les ouvriers précaires qui ont voté en 2012 ont choisi la gauche à 52 % au premier tour et à 67 % au second. Le FN obtient alors ses meilleurs scores, soit 35 %, chez les ouvriers non précaires, ceux qui ont un minimum de qualification, un certain confort matériel mais craignent de descendre l’échelle sociale qu’ils ont eu tant de mal à gravir. La gauche est encore perçue comme le défenseur des pauvres, face à Sarkozy, “le président des riches” », indique Mme Mayer.

En 2015, les lignes bougent. Les plus démunis désertent la gauche qui les a déçus. A partir d’une nouvelle enquête menée après les élections régionales de décembre 2015, la politologue constate un basculement spectaculaire de ce public vers le FN. Le parti d’extrême droite bat également des records chez les ouvriers les plus précaires, qui ont voté à 64 % pour lui au premier tour des régionales et à 62 % au second tour. « Dans le contexte de l’élection présidentielle de 2017, la désaffection à l’égard de la gauche de gouvernement et de sa politique semble sans précédent. L’extrême gauche n’apparaît pas crédible et Jean-Luc Mélenchon est perçu comme un faux allié des pauvres. C’est Marine Le Pen qui, à leurs yeux, incarne le dernier recours », poursuit Mme Mayer, à la lumière des entretiens qu’elle a menés.

Le lien avec la politique n’est pas rompu

Cette analyse recoupe en partie les résultats sur les intentions de vote à l’élection présidentielle de 2017 de l’enquête du Centre de recherche de Sciences Po (Cevipof), menée en partenariat avec Ipsos-Sopra Steria et Le Monde, et réalisée du 2 au 7 décembre 2016 auprès d’un panel de 18 013 personnes (dont 12 724 certaines d’aller voter).

Marine Le Pen arrive en tête, avec 44 % des intentions de vote, parmi ceux qui déclarent « s’en sortir très difficilement avec les revenus du ménage », 34,4 % parmi les chômeurs ou 37,6 % parmi les inactifs ; 34 % de ceux qui se sentent exposés à un risque élevé de chômage choisissent aussi Marine Le Pen.

A l’opposé, Manuel Valls, symbole de la gauche de gouvernement, séduit moins de 5 % de ceux qui bouclent avec peine leurs fins de mois, et 6,7 % des salariés précaires ou de ceux qui redoutent le chômage. Quant à ceux qui gagnent moins de 1 200 euros par foyer, 30,5 % comptent donner leur voix à Marine Le Pen, 6 % à Manuel Valls, et tout de même plus de 19 % à Jean-Luc Mélenchon.

Parmi ceux qui ne votent pas, le lien avec la politique est cependant loin d’être rompu. « Ils connaissent les principaux leaders de parti, les candidats, savent les identifier sur photos et ont une idée de leur programme », observe Nonna Mayer. « Les personnes sans domicile sont parfois plus au courant que nous de la politique et je suis toujours surprise de leur haut degré d’information », note Marie-Laurence Sassine, directrice du centre d’accueil de jour Itinérance (association Aurore), près de la gare du Nord à Paris.

Même s’ils ne votent pas, ils ont leur idée, leur préférence : « Je ne suis pas inscrit mais j’aimerais voter en 2017, pour la gauche, les socialistes, pas pour l’extrême gauche », confie Giovanni, 22 ans, à la rue depuis quatre ans, rencontré à l’association le Carillon (Paris, 11e arrondissement).

« Nous tâchons bien, par des affiches dans les centres d’hébergement, d’inciter les résidents à s’inscrire sur les listes électorales, mais nous comprenons bien qu’il ne s’agit pas, pour eux, d’une priorité », témoigne Florent Gueguen, délégué général de la Fédération des acteurs de la solidarité. « Il faudrait faciliter les démarches d’inscription, afin que leurs voix comptent, qu’ils redeviennent des citoyens », suggère Nonna Mayer.

Isabelle Rey-Lefebvre Journaliste au Monde


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