Élection 2017. La «  république sociale  » des ex-Fralib

vendredi 27 janvier 2017.
 

Dans ce reportage, les Fralib expliquent pourquoi une entreprise socialisée est plus efficace économiquement qu’une entreprise capitaliste, comment ils ont procédé pour trouver des débouchés et du financement (c’est à dire comment une entreprise socialisée peut exister à l’interieur du système capitaliste), et qu’il n’ont pas forcement trouvé des obstacles et des appuis où ils s’attendaient à en trouver... Ils expliquent aussi les conséquences qu’a eu ou qu’auraient eu les lois Hamon, Khomery, et l’ANI sur l’existence de leur entreprise. C’est riche d’enseignements.

« Comment dois-je vous appeler  ? » lui a demandé le président. « Appelez-moi Monsieur le Président », a répondu le second, l’œil malicieux. La scène s’est déroulée dans une usine, le 4 juin 2015. Deux présidents dans un tel lieu, c’est rare… Le premier  ? Celui de la République, François Hollande. Le second  ? Celui de la Scop-TI (société coopérative ouvrière de production de thés et infusions), Gérard Cazorla. Les deux hommes se connaissaient suffisamment pour se permettre une telle note d’humour.

À l’été 2011, François Hollande, candidat pas tout à fait favori des primaires socialistes, rendait visite aux 76 salariés de Fralib occupant leur usine à la suite de la décision de la multinationale Unilever de fermer le site de production provençal. Parmi ceux-ci, Gérard Cazorla, responsable syndical CGT et secrétaire du CE. Finalement, après trois ans et demi de lutte, la Scop-TI fut portée sur les fonts baptismaux en mai 2015, avec Cazorla comme président. Et quelques jours plus tard, c’est le chef de l’État lui-même qui rendait visite au nouveau-né. Lorsque l’entreprise fêtera son second anniversaire, en mai prochain, François Hollande ne sera plus président de la République, mais Gérard Cazorla occupera toujours sa fonction présidentielle.

«  Nous avons rencontré plus de difficultés que prévu  »

De Fralib à la Scop-TI, c’est une histoire sociale de la France qui s’écrit depuis sept ans. C’est donc aussi une histoire politique. À quelques mois d’échéances électorales décisives, que dit l’expérience coopérative de l’une et de l’autre  ?

Après nous avoir préparé un thé au caramel (sur la boîte, on peut lire  : « Éveille les consciences, réveille les papilles »), Gérard Cazorla dresse un bilan d’étape  : « Les perspectives sont bonnes. Nous avons réussi le démarrage. Nous tenons nos objectifs. Nous faisons des marques de distributeurs car nous avons besoin de faire des volumes. Il reste à dynamiser les ventes de notre marque. Notre problème, c’est le temps. » À vrai dire, depuis le lancement en fanfare de la marque, il y a eu d’autres problèmes que le temps. « C’est le monde à l’envers, regrette Olivier Leberquier, directeur général délégué de la société, lui aussi ancien responsable syndical CGT. La grande distribution nous a bien reçus, mais ceux qui auraient pu se retrouver dans notre histoire n’ont pas été au rendez-vous. » Les thés et infusions 1336 sont présents dans de nombreux magasins sur l’ensemble du territoire français.

Le supermarché Auchan d’Aubagne a réservé une tête de gondole à la gamme. Résultat  : le rayon affiche un chiffre d’affaires en hausse de 25 %. En revanche, les produits ne seront placés dans les rayons de la chaîne Biocoop qu’en septembre prochain, alors que les discussions ont été engagées dès octobre 2015. La douche a été encore plus froide du côté du secteur bancaire. « On attendait du Crédit coopératif qu’il soit notre partenaire. Nous avons rencontré plus de difficultés que prévu », explique Olivier Leberquier. « On avait vraiment l’impression d’avoir affaire à une banque normale, poursuit Cazorla. Il a fallu une année de discussion avec eux sur un prêt de 400 000 euros. Finalement, on s’est également tourné vers le Crédit mutuel, qui a supporté une partie du prêt et qui a réglé l’affaire en quatre mois. » Il ajoute  : « Nous devons faire face au monde capitaliste. Nous faisons partie de l’économie sociale et solidaire, mais notre lutte n’a pas aboli ce monde. »

Ce choc de mondes différents, Yves l’a également ressenti. Il est le responsable logistique de la Scop-TI. « Lors des appels d’offres, on sent bien que le questionnement est plus ciblé en ce qui nous concerne », relate-t-il. Gérard Cazorla reprend  : « C’est un fonctionnement général dans le monde capitaliste que je viens d’évoquer, mais on peut dire qu’il est un peu plus prononcé avec nous. »

Le salaire minimum a été établi à 1 600 euros net, avec un 13e mois

Afin de diversifier les sources de financement, des bons participatifs ont été lancés, à 2 000 euros l’unité. L’objectif est de lever 2 millions. Grâce à la loi Hamon, ce financement ne conduira pas à la perte de la maîtrise du capital par les coopérateurs. La mutuelle des cheminots s’est engagée à hauteur de 500 000 euros.

Le « monde » que veut faire vivre la Scop-TI, c’est celui d’une république sociale au sein de l’entreprise, un monde « désireux d’en finir avec un modèle social hiérarchique, soutenant la recherche de profits au détriment de l’emploi ». Ici, chaque voix compte pour une. Il y a cinquante-huit coopérateurs. Quarante-deux d’entre eux sont salariés. Leur souveraineté est totale. Les décisions sont prises en assemblée générale. Celle-ci est convoquée une fois par trimestre. Le conseil d’administration compte onze personnes, élues par les salariés pour une durée de quatre ans. Un comité de pilotage (trois personnes, dont Gérard et Olivier) est mandaté pour « mener à bien le projet de la coopérative dans les démarches administratives et opérationnelles ».

La « souveraineté » des salariés ne réside pas uniquement dans la prise de décisions, mais également dans l’élaboration. Elle ne peut se résumer à un « oui, non, ne sait pas » tous les trois mois. Ainsi, sur le type de politique salariale, le processus s’est étalé sur plusieurs mois. Il y a eu des ateliers, une première synthèse, un premier vote pour resserrer le choix, puis une deuxième étape de la réflexion. Au final, c’est le principe du salaire unique par catégorie professionnelle qui a été retenu, à rebours de la pratique chez Unilever du salaire par poste. Le salaire minimum a été établi à 1 600 euros net, avec un treizième mois. Le salaire intermédiaire se situe à 1 670 euros et celui des cadres, à 2 000 euros. « Le rapport est de 1 à 1,25, contre 1 à 300 chez Unilever », se félicite Cazorla. Même processus de décision lorsqu’il s’est agi de décider du nom de la marque. C’est le choix le plus symbolique qui a été retenu  : 1336, comme le nombre de jours passés à occuper l’usine, à protéger l’outil de travail afin qu’il ne soit pas déménagé.

La conviction que « lorsque les politiques veulent, ils peuvent »

Égalitaire et démocratique, la « république sociale » crée chez les citoyens-coopérateurs-salariés un fort sentiment d’appartenance, que Rim symbolise  : entrée comme intérimaire en 2001, passée en CDI un an avant l’annonce du projet de fermeture, actrice de la lutte, puis de la pièce de théâtre qui la relate et, aujourd’hui… membre du conseil d’administration. « Le fait d’être coopérateur change tout. Avant, mon boulot commençait quand je pointais et se terminait quand je pointais. Maintenant, dès que je mets le contact de la voiture, j’y pense. En fait, c’est même tout le temps. Avant, je m’occupais de mon poste. J’étais manutentionnaire. Maintenant, je suis assistante comptable. J’ai déjà dû m’adapter à un nouveau poste. Mais en plus, je dois tout connaître, de A à Z, de l’entreprise. Et c’est pareil pour tout le monde. C’est plus qu’un travail. C’est le projet d’une vie. » Cela fait vingt et un ans que Yves, le « M. Logistique », vient bosser sur le site de Gémenos. Depuis deux ans, pour lui aussi, tout a changé  : « Avant, chaque journée se ressemblait. On appuyait sur des boutons, on exécutait des décisions. Maintenant, on a beaucoup plus de responsabilités. C’est exigeant mais c’est justement cela qui est intéressant. » Plus de responsabilités pour un salaire moindre… « C’est un choix. On assume. On n’est pas là pour se gaver. On doit surtout réussir pour tous ceux qui se sont mobilisés pour nous. »

Sous bien des facettes, la Scop-TI dit quelque chose de la politique. « En ce qui nous concerne, il faut être honnête, le gouvernement a pris ses responsabilités », reconnaît Cazorla. Après l’élection de François Hollande, la communauté urbaine de Marseille, alors dirigée par le socialiste Eugène Caselli, préempte les terrains de l’usine, préalable au projet de reprise de l’activité. « Il les a prises à chaque fois que nous avons mis la pression. Et encore ne nous a-t-il pas suivis dès le début dans notre bras de fer avec Unilever, ce qui nous a fait perdre un an et demi », précise Leberquier. L’ancien secrétaire du syndicat CGT Fralib en tire, malgré tout, la conviction que « lorsque les politiques veulent, ils peuvent ».

Sur le reste du bilan du quinquennat qui expire, les mots sont sans appel. « Quand on est syndicalistes comme nous, on ne peut pas se satisfaire de la seule action concernant notre usine. Ils ont capitulé devant le capital et nous laissent avec le choix entre la droite extrême et l’extrême droite », accuse Cazorla.

«  S’il y avait eu l’ANI en 2010, notre projet n’aurait pas abouti  »

Olivier Leberquier passe le quinquennat au crible de la propre expérience de la Scop-TI. Dès 2011, les « Fralib » et le candidat Hollande débattent de la question de la justice et des licenciements économiques. Les premiers mettent l’accent sur le fait que des décisions de justice donnent parfois raison aux salariés, mais trop tard. Six ou sept ans après la saisine. Or, entre-temps, les usines ont fermé et les emplois disparu. « C’est d’ailleurs pour cette raison, souligne Leberquier, qu’on s’est placé dans l’illégalité en occupant l’usine. » Hollande s’engage alors à inverser le calendrier judiciaire. « À l’arrivée, il promeut l’ANI (qui accorde la primauté de la décision administrative – NDLR), s’étonne encore le syndicaliste. S’il y avait eu l’ANI en 2010, on ne serait pas là car, sous Xavier Bertrand, ministre du Travail, l’administration aurait donné son feu vert à notre liquidation. » De même, avec la loi El Khomry et la disposition portant sur le référendum des salariés. « On était 76 dans la lutte, sur un total de 182 salariés. Unilever aurait organisé un référendum et on aurait perdu, insiste le Normand arrivé en Provence à la suite de la fermeture d’un site Unilever sur sa terre natale. Pour autant, on avait raison de mener la lutte. » À travers les vitres des bureaux qui surplombent les ateliers, on devine les machines dont on perçoit le bruit de roulement. Au bout de la chaîne, s’amassent des boîtes de couleur bleue, caramel, verte… Le directeur Leberquier retourne au travail. Le président Cazorla aussi. Sans attendre le nom du prochain président.

Christophe Deroubaix, L’Humanité correspondant à Marseille


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message