Comment mettre la transformation sociale à l’ordre du jour des élections de 2017  ?

lundi 1er mai 2017.
 

Face à l’arbitraire des privilèges et des pouvoirs

Par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, sociologues, anciens directeurs de recherche CNRS

Le capitalisme atteint un seuil critique. Ses meneurs de jeu, sous le couvert de la compétence, derrière la complexité supposée et la nécessité d’efforts sans fin, contrôlent de plus en plus la société sous tous ses aspects. La pensée néolibérale, catastrophe intellectuelle, à laquelle ont œuvré d’un commun accord droite et gauche de gouvernement, sous la bénédiction d’une technocratie européenne incontrôlable par les peuples, enveloppe la guerre des classes d’un brouillard dense, d’une nuit impénétrable. L’exploitation de l’homme par l’homme en jouit, les inégalités économiques et sociales s’en accroissent d’autant mieux que ce qui est félicité pour les uns et désespoir pour les autres est vécu comme l’évidence. Le peu de pouvoirs et de richesses qui sont laissés aux classes moyennes et aux classes populaires est un leurre. Chez les dominants, on sait à quoi s’en tenir  : la concentration des savoirs, des responsabilités et des fortunes au sein d’une même caste est la condition pour que ses intérêts soient défendus en tous lieux et en toutes occasions. Dans les affaires, tout se tient. Le découpage du réel a l’avantage d’empêcher la réflexion par la mise en relation de secteurs de l’activité économique et sociale qui sont présentés comme autonomes. L’arbitraire des privilèges, et des pouvoirs qui vont avec, doit rester masqué.

L’élection présidentielle qui nous est imposée, à longueur d’antenne, traversée par des soubresauts juridiques dont on peut supposer qu’ils se contentent d’effleurer une réalité encore plus perverse, avec l’injonction «  démocratique  » de bien vouloir choisir notre monarque au sein d’une petite poignée de candidats dont la plupart sont issus de la «  bonne  » société ou, à tout le moins, en sont proches, paraît bien loin des volontés de changements radicaux aujourd’hui indispensables. À part un jeune banquier de chez Rothschild, les autres sont des professionnels de la politique. Élus  ? Pas vraiment puisque le premier parti de France est celui des abstentionnistes, avec plus de 50 % des voix de citoyens, le plus souvent d’origine modeste, refusant consciemment un choix qui ne saurait leur convenir. Une posture qui deviendrait totalement respectable si l’inscription sur les listes électorales et le vote devenaient obligatoires. Les votes blancs comptabilisés parmi les suffrages exprimés permettraient de prendre en compte un acte politique exprimant qu’aucune offre politique ne correspond à la demande et que, entre un bonnet riche et un riche bonnet, le choix est un non-sens. Les projets de lois sont prêts, mais ils n’ont jamais été mis à l’ordre du jour des assemblées parlementaires.

Nos enquêtes menées depuis trente ans auprès des dynasties familiales les plus fortunées démontrent une violence de classe et un appétit de richesses et de pouvoirs insatiable auxquels il est urgent de mettre fin avant qu’il ne soit trop tard. C’est pourquoi nous sommes atterrés devant l’impossibilité d’une dynamique entre la France insoumise, les communistes et tous les militants qui se reconnaissent dans la gauche radicale. Ne jamais oublier que nous sommes dans une guerre de classes dans laquelle l’ego des petits chefs n’a pas sa place et que c’est seulement dans la solidarité, la fraternité et le collectivisme que nous gagnerons cette guerre, qui, sinon, détruira la planète et l’humanité.

Une alternative par et pour les classes populaires par Isabelle Garo, philosophe

Bruno ChaudretPrésident du conseil scientifique du CNRSLa transformation sociale est aussi une question politique. C’est une banalité d’affirmer cette unité lorsqu’on analyse le désastre en cours. Mais il est bien plus ardu de construire une véritable alternative qui soit à la fois politique et sociale, face aux dégâts sans nombre du capitalisme en crise. Car, en cette période électorale, le bilan est sombre  : après le désastreux quinquennat Hollande et des décennies de reculs sociaux, le paysage politique français est un champ de ruines, la démocratie se résume à sa propre parodie, les inégalités progressent, l’État social est attaqué de toutes parts, les traités européens imposent leur cage d’acier austéritaire, la violence d’État et la répression s’abattent sur les jeunes des quartiers populaires, les militants syndicaux et politiques, les sans-papiers et les réfugiés, l’environnement se dégrade inexorablement. La démolition de nos fragiles conquêtes sociales et de nos maigres acquis démocratiques avance du même pas.

Pourtant, les projets de gauche existent – et même s’affrontent  ; les luttes sociales persistent  ; les expériences et les idées se multiplient – coopératives, biens communs, gratuité, etc. Mais toutes ces propositions échouent à construire une alternative globale, crédible, qui soit aussi une culture politique et sociale neuve, vraiment vivante, construite par et pour les classes populaires, les jeunes, les habitants des quartiers.

Comment se défaire de l’étau, en assumant la rupture avec le capitalisme entrée en phase sénile, sans en rester aux imprécations  ? Il est tout aussi vain d’attendre la solution des seules élections que de prétendre les contourner. Il faut faire avec et voir plus loin, renouer avec les visées globales, donner une orientation concrète à la colère montante et une issue émancipatrice à la désespérance.

À gauche, c’est le moment de hausser le niveau de nos exigences et non d’en rabattre. Il faut réamorcer sans attendre l’invention collective, redonner un sens aux mots de socialisme et de communisme. Nos projets de transformation n’existeront qu’à la condition de les construire démocratiquement, comme capacité à imaginer et à inventer en stratèges notre futur, comme construction de forces sociales et d’organisations politiques à la hauteur de cette lutte des classes menée de main de maître par les dominants, comme ruptures qui durent, se pensent et s’organisent. Parmi les questions clés de la transformation nécessaire, figurent en priorité la réduction du temps de travail, couplée à la réorganisation d’ensemble de la production et à sa démocratisation, sous contrainte impérative de justice sociale et de mutation écologique  ; la défense, la redéfinition et l’extension des services publics  ; l’égalité partout et pour tou-te-s, au travail, dans les quartiers, afin d’en finir avec les ségrégations mortifères.

À l’image du combat contre la loi travail, les mobilisations sociales sont puissantes et elles portent ces propositions. Mais, défaites les unes après les autres, elles laissent place à une séquence électorale fascinée par sa propre décomposition, qui doit nous faire réfléchir dès à présent à ses lendemains difficiles. Bref, il ne s’agit plus de penser la politique comme substitut, ni comme simple relais des mobilisations sociales, mais bien d’envisager leur transformation réciproque, radicale de part et d’autre  : la transformation sociale est un choix de société, ou elle n’est pas.

Priorité à l’espérance sociale et à la rupture

par Roger Martelli, historien et codirecteur de Regards

Alain TedguiPrésident du conseil scientifique de l’InsermUn processus de transformation sociale ne se réduit bien sûr pas à ses dimensions électorales. Encore faut-il que le vote soit cohérent avec son projet. En 2017, on peut se persuader aisément que cette transformation se heurte à deux obstacles majeurs, qui ne datent pas d’aujourd’hui, ni même d’hier. Le premier tient à ce que, depuis 1982-1983, la gestion gouvernementale impulsée par les socialistes fait de la mondialisation une contrainte, qui obligerait à s’ancrer dans les objectifs de compétitivité, de flexibilité, de réduction de la dette et de compression des dépenses publiques. Le second obstacle tient à ce que, depuis 1978-1981, l’équilibre des forces à gauche s’est déplacé en faveur du Parti socialiste. La jonction des deux obstacles, en longue durée, a produit le délitement des dynamiques à gauche, le désarroi de l’électorat et la déconnexion entre le mouvement social et les perspectives politiques. Il ne peut y avoir de relance à gauche et de possible majorité politique transformatrice, si ces deux obstacles ne sont pas levés. Si la gauche va mal, ce n’est pas d’abord parce qu’elle est divisée, mais parce qu’elle a perdu le projet de rupture sociale qui soudait son espérance et lui donnait sa force propulsive populaire.

L’année 2017 se présente donc sous une forme contradictoire. La fragilisation longue de la gauche n’est pas surmontée, ce qui limite son expression électorale, nourrit l’abstention et stimule, tout à la fois, la poussée de l’extrême droite et les tentations centristes. En même temps, les signaux ne manquent pas pour dire qu’il est possible d’ouvrir une nouvelle page.

La combativité sociale et l’esprit démocratique se sont réveillés au printemps 2016, dans la rue et sur les places. Lors de la primaire socialiste, les électeurs ont infligé une sévère défaite à Manuel Valls. Le PS est désormais en crise, tiraillé entre les valeurs de gauche maintenues et l’attraction persistante d’une ouverture au centre. La crise, toutefois, ne crée pas en elle-même les conditions de son issue.

La possibilité est ouverte d’un rassemblement à gauche propulsif, retrouvant l’esprit renouvelé de cette transformation sociale radicale qui l’a porté autrefois. Mais, pour que ce projet devienne réalité, il faut choisir entre deux pistes possibles de reconstruction. À sa manière – que l’on peut certes discuter –, Jean-Luc Mélenchon incarne un esprit de rupture, dans la continuité des combats antérieurs et de la campagne présidentielle de 2012. Benoît Hamon, lui, incarne un entre-deux, préférable à la dérive sociale-libérale, mais qui reste du domaine du discours et ne peut encore, pour des raisons lourdes, aller jusqu’à tourner le dos à plus de trois décennies gestionnaires.

Face à une droite radicalisée, devant les recentrages persistants qu’incarne par exemple un Emmanuel Macron, la gauche n’a de perspective d’avenir que si elle dit clairement dans quelle direction elle veut aller. Tant qu’elle ne choisira pas la priorité à l’espérance sociale et une méthode de rupture, elle restera fragilisée, sans majorité suffisante, sans ressort pour réussir au pouvoir.

En 2017, comme en 2012, le vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon reste donc un outil. Au-delà, demeurera la question essentielle  : dans une gauche déséquilibrée, il manque une force politique populaire, franchement alternative, cherchant à renouer les liens du social et du politique. Une force suffisamment plurielle pour attirer, suffisamment cohérente pour gagner…

Coopération, communs et démocratie d’intervention

Par Alain Obadia, président de la Fondation Gabriel-Péri

Les défis majeurs auxquels l’humanité doit faire face aujourd’hui touchent de multiples domaines. Serons-nous capables de les relever grâce à des approches fondées sur une logique de progrès humain durable  ? Ou y répondrons-nous en nous enfonçant dans la crise systémique d’un capitalisme de plus en plus agressif et belliciste qui rend l’avenir incertain et dangereux  ? C’est cette situation et ses contradictions qui placent la transformation sociale à l’ordre du jour. Elles rendent indispensable de rompre avec les logiques de concurrence exacerbée, de guerre économique et de chacun pour soi placées au cœur de la marche du monde par le néolibéralisme. À l’inverse, la réponse à ces défis appelle des logiques de coopérations à tous les niveaux. En partant du plus local jusqu’à l’échelle mondiale, il s’agit de développer et d’organiser la mise en commun des projets, des ressources, des énergies, des savoirs et des pouvoirs. C’est de cette manière que nous pourrons mobiliser l’intelligence collective pour répondre aux besoins les plus quotidiens, pour défricher des voies nouvelles et pour se situer à la hauteur des enjeux.

Évoquons, par exemple, les transformations majeures que connaît le travail à l’ère de la révolution numérique et de la robotisation. Au travers de la diversité des qualifications, la composante intellectuelle du travail est soit déjà prédominante soit en voie de le devenir. Si nous voulons qu’il exprime toutes ses potentialités et qu’il ne soit pas rejeté – du fait de relations de subordination de moins en moins supportées –, le travail doit devenir effectivement un processus collaboratif dans lequel chacun doit être pleinement reconnu et considéré. Dans le même ordre d’idées, les technologies numériques démultiplient les besoins et les possibilités de partage. Les communs numériques deviennent une réalité structurante de notre époque. Ils appellent de nouveaux modes de gestion coopératifs et participatifs. Ils obligent à explorer des pistes nouvelles telles la sécurité sociale de l’emploi et la formation. Ils conduisent à de nouvelles luttes et mobilisations contre leur version capitaliste que constitue l’ubérisation. Les défis écologiques impliquent des réponses communes et collaboratives. La lutte contre le réchauffement climatique ou la transition écologique ne peut réussir si tous les pays ou tous les grands secteurs d’activités ne s’y investissent pas. La transformation en profondeur des modèles de consommation et de production oblige à réfuter les logiques de moins-disant social et environnemental. La mobilisation de ressources financières considérables est indispensable pour répondre à ces nouveaux enjeux, comme pour satisfaire les besoins de santé, d’éducation et de culture d’une population mondiale en expansion. Cela commande de se doter à toutes les échelles de moyens juridiques et politiques permettant de mobiliser l’argent là où il est utile et de l’extirper de la sphère des marchés et des fonds spéculatifs. Là encore, les maîtres mots sont ceux de coopération et de gestion des biens communs.

Insistons enfin sur l’exigence d’être partie prenante des décisions qui impactent notre quotidien et notre avenir. C’est une donnée montante dans la société contemporaine. Malgré leur puissance, les offensives de restrictions démocratiques qui marquent les stratégies des forces politiques au service du capital n’ont, jusqu’à présent, pas réussi à enrayer cette aspiration.

Ces tendances et ces exigences nouvelles sont autant de points d’appui pour le combat transformateur. Mais elles n’enclenchent aucun processus automatique vers le changement de société. Les luttes et les mobilisations politiques, sociales et démocratiques restent la clé. Sachons les enrichir de ces données nouvelles.

L’union sans préalable autour d’un programme

par Jean-Michel Galano, philosophe

Le paysage politique à gauche est dévasté. La responsabilité en incombe d’abord à ceux qui ont trompé le peuple en lui faisant espérer un changement sans risques, en douceur, et qui lui ont vendu quelques promesses, voire quelques réformes sociétales, en échange de la paix sociale. La lâcheté devant les puissances d’argent et le capital multinational nous a conduit là où nous sommes  : une société où le pacte républicain est gravement altéré, où le chômage et la précarité apparaissent de plus en plus comme la règle, où les solidarités sont broyées… une société de plus en plus corrodée par la tentation autoritaire et nationaliste, voire pire. Faut-il, dans ces conditions, en appeler à plus de colère, plus de ruptures, au bruit et à la fureur  ? Je ne le crois pas. Ce que veulent aussi bien Macron et Fillon que Le Pen, c’est casser ce qui reste du lien social  : la Sécu, les retraites par répartition, la gratuité scolaire… Ce qu’ils veulent, c’est une société hérissée de caméras de vidéosurveillance, des enfants en blouse, la criminalisation de l’action syndicale, le rejet de l’étranger. On sait comment cela a fini historiquement  : par le rejet de l’autre, du sujet différent, de celui qui est soi-disant un «  coût  » pour la collectivité. Beaucoup parlent des catastrophes écologiques qui nous menacent, et ils ont raison, mais la catastrophe sociale, morale, humaine, elle n’est pas dans les prophéties, elle est dans les journaux. À la page des faits divers.

La droite a un projet de société, le renforcement systématique de ce qui commence sous nos yeux à patauger dans la réalité. Honte à ceux qui, de la rupture du programme commun en 1978 au lamentable quinquennat de Hollande et Valls, en passant par le «  tournant de la rigueur  » en 1982, ont banalisé le projet de la droite et du capital, ont mis toute leur énergie à le faire entrer dans la vie  !

Mais ceux-là, au fait, qui sont-ils  ? Les électeurs socialistes qui voulaient «  changer la vie  » ou qui ont cru «  le changement, c’est maintenant  »  ? Les communistes, qui ont cherché tant qu’ils ont pu, avec des forces affaiblies, à pousser à la roue, à faire que la gauche réussisse  ? Mais ceux qui, comme on dit, «  y ont cru  » avaient raison d’y croire, parce que c’était possible  ! Ceux qui ont trahi, ceux qui ont menti, ce ne sont pas les gens de gauche, quelle qu’ait été leur étiquette politique, ni même ceux qui étaient encartés. Ce sont ceux à qui, bien à tort, ils avaient délégué leur pouvoir. Ceux qui ont accrédité l’idée que, devant les compétences, les rapports d’experts, les chiffres, le menu peuple n’avait qu’à s’incliner. Ceux qui n’ont rien voulu savoir de l’intelligence ouvrière, de la culture des luttes de classes. Ceux-là, ce n’est pas à la base du PS qu’on les trouve, mais à sa tête, et aussi disséminés dans les cabinets ministériels, les rédactions de journaux, les conseils d’administration des entreprises, dans les cabinets de conseil en communication, au Medef et jusque dans les directions de certaines centrales syndicales. Cela en fait du monde et de la puissance  !

Face à cet ennemi bien réel, est-il vraiment besoin d’en fabriquer d’autres  ? Car les forces objectivement intéressées à ce que ces gens-là n’aient pas la totalité du pouvoir ont pour elles un atout maître  : le nombre. L’union sans préalable autour d’un programme, même a minima, et d’un seul candidat, pourrait créer une dynamique en sens contraire qui permettrait à notre grande tradition de services publics et de libertés civiles d’éviter la catastrophe.

Un vrai changement en investissant dans le travail

Par Pascal Joly, secrétaire général de l’union régionale CGT d’Île-de-France

Le bilan est accablant. Des années successives d’austérité ont enfoncé notre pays et une partie de sa population dans des difficultés sociales de plus en plus grandes, générant des inégalités sociales. Neuf millions de nos concitoyens vivent au-dessous du seuil de pauvreté  ! Beaucoup ont pourtant un travail. Signe d’une précarité qui s’est étendue. À l’autre bout de l’échelle sociale, ceux qui s’accaparent la richesse sont de plus en plus riches, stérilisant une partie des richesses créées pour le développement économique et social. Cela fait trente ans qu’on nous propose les mêmes recettes, qui donnent les mêmes résultats, avec, au fil des années, un effet cumulatif et amplificateur. Cette politique, et ses effets, suscite du mécontentement, parfois de la colère. Et souvent de la résignation, conséquence de l’idée véhiculée qu’il n’y a de toute façon pas d’alternative possible. Pour accompagner cette politique, et confrontés à ses effets, les détenteurs du pouvoir économique et politique ont engagé une régression démocratique forte, avec l’objectif de museler toute contestation. Toute démocratie, aussi limitée soit-elle, est devenue insupportable et incompatible pour tous ceux qui ont comme objectif de maintenir le système, et sa logique, en place. Beaucoup de lois récentes imaginées ont eu cette vocation cachée. Il n’y a qu’à les regarder de plus près pour s’en convaincre. La loi dite de dialogue social a rétréci les droits des salariés et des syndicats. La loi travail affaiblit d’une façon conséquente les protections des salariés, glissant petit à petit vers un patronat de droit divin. La loi de réforme des collectivités territoriales a pour effet d’amputer les possibilités d’intervention des citoyens avec l’objectif de supprimer les échelons de proximité d’exercice de la démocratie politique. Également afin de mettre à distance de toute contestation et de comptes à rendre les décideurs, qui détiennent de plus en plus de pouvoir, au moyen d’un arsenal législatif méticuleusement réfléchi  !

Il est urgent d’inverser le processus en cours, résultat de choix politiques revendiqués «  pour le plus grand bien de tous  ». Une nouvelle citoyenneté est à inventer. Dans et hors de l’entreprise. De nouveaux pouvoirs sont à inventer et à investir. Il n’y aura pas de vrai changement, si ne sont pas articulés des changements institutionnels (VIe République) et la mise en place de pouvoirs décisionnels dans l’entreprise qui ne se résument pas à un savant partage des pouvoirs. Il faut de réels pouvoirs pour les salariés dans l’entreprise, notamment en matière de stratégie  ! Il faut donner aux salariés des banques, des usagers, en bref des citoyens, de vrais pouvoirs pour réorienter leurs choix qui pèsent si lourd sur les orientations économiques. Il faut rendre intelligibles les raisons pour lesquelles un changement passe par une autre utilisation de l’argent, qui suppose de nouveaux pouvoirs. Il faut revendiquer un autre mode de production dont la finalité ne soit plus la recherche du profit. La France vient d’être déclarée championne d’Europe du reversement des dividendes aux actionnaires. Pour ceux-là, les politiques d’austérité produisent des résultats.

Ces conquêtes de nouveaux pouvoirs doivent donc être un axe essentiel. Il y a vraiment urgence. Nous voyons partout dans le monde s’installer des pouvoirs autoritaires, d’extrême droite. En France, le Front national exploite ce constat et cette volonté de changement pour être au rendez-vous. La raison d’être du FN est précisément de détourner l’attention. Sous couvert d’habillage social de son discours. Largement inspiré des arguments CGT, pour la partie sociale. Pour mieux en détourner le sens et la portée transformatrice, et pour abuser les électeurs. C’est une attitude constante dans l’histoire de l’extrême droite.

Un vrai changement ne pourra se faire qu’en investissant dans l’emploi et le travail, en construisant des rapports de forces sociaux et politiques, et en prenant des mesures immédiates et radicales pour s’attaquer à la logique de la finance dominante. Une alternative est possible pour trouver une issue à la crise. Le rassemblement large autour de propositions de cette nature en est une des conditions.

Le chômage reste la question centrale

par Karl Ghazi, syndicaliste

De Jacques Chirac en 1986 à Myriam El Khomri en 2016, cela fait trente ans que des lois sont votées pour «  favoriser l’emploi  » en facilitant les… licenciements. Les statistiques, pourtant, sont formelles  : les lois qui favorisent les licenciements ont pour principal effet d’accroître le nombre de chômeurs. Nous nous en serions doutés, mais cette lapalissade devrait être sans cesse répétée, tant le dogme du «  Facilitons le licenciement pour rassurer les patrons, qui du coup embaucheront  » nous est asséné à longueur d’antenne de télévision et de programmes politiques de «  redressement de la France  ». Rappelons sans cesse que, depuis 1974, la seule inversion notoire de la courbe du chômage ne s’est produite qu’à la faveur des 35 heures. Rappelons aussi que le chômage pèse d’un poids déterminant dans la dégradation des rapports de forces sociaux. Et que cette dégradation, qui est continue depuis 1974, a ouvert la voie à d’innombrables régressions sociales et politiques. Que la flexibilité, la précarité, le temps partiel imposé, Uber, le démantèlement des services publics, de la Sécurité sociale, la délocalisation de la production sont les enfants du chômage de masse, tout comme le fait que des gouvernants s’arrogent le droit de gouverner à l’inverse de la volonté de ceux qui les ont élus.

Pourtant, à quelques semaines d’une élection majeure, les programmes de droite réunissent plus de 75 % des intentions de vote. Les raisons de ce paradoxe sont multiples, mais il en est une qui est essentielle  : si la question du chômage reste au cœur des préoccupations exprimées par les citoyens, elle ne s’est pas imposée comme la question centrale dans la confrontation politique en cours.

Le chômage, pourtant, résulte d’un choix. Le choix d’un partage du travail et des richesses qui se fait au détriment des travailleurs. L’histoire récente a montré que d’autres choix étaient possibles, en particulier celui d’une réduction massive du temps de travail. Jamais, même de 1950 à 1974, la croissance seule n’a suffi à assurer un solde positif d’emplois.

Or, si la revendication de la CGT des 32 heures est reprise dans certains programmes, elle n’a pas atteint, dans le débat politique, le même niveau d’importance que d’autres thèmes. Elle devrait, pourtant, être la clé de ce débat, comme devrait l’être la question d’une réindustrialisation de la France dans un cadre de transition énergétique et écologique.

Dire cela, ce n’est pas minimiser les autres grandes questions qui nous sont chères. C’est reconnaître que nos objectifs démocratiques, écologiques, féministes, passent par une inversion des rapports de forces et par l’éradication du chômage de masse.

Si les «  affaires  » ont monopolisé la campagne, révélant l’hypocrisie infinie des partisans de l’austérité (pour les autres), si les surprises réservées suscitent un intérêt digne des meilleurs feuilletons, le salut politique ne peut venir de la satisfaction que l’on peut ressentir devant les déconvenues des uns et les déconfitures des autres.

Il est encore temps de forcer ceux que les sondages ont déjà désignés comme les vainqueurs à parler du fond. Et le fond, c’est d’abord le chômage. C’est ainsi et seulement ainsi qu’ils seront démasqués. Il est encore temps de demander aux libéraux comment leurs politiques, qui ont toujours échoué depuis trente ans, ont plus de chance de réussir demain. Il est encore temps, pour les candidats qui s’opposent à ces politiques, de crier haut et fort «  Mon programme, c’est l’éradication du chômage  !  », pour le bénéfice de tous les travailleurs, sans distinction d’origine, ni de statut.

Le combat pour la justice

par Françoise Dumont, présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH)

Sauf à vouloir défendre ses propres privilèges, il est difficile aujourd’hui de ne pas souhaiter une transformation sociale qui s’attaque aux maux dont souffre notre société et qui la fragmentent. La file de ceux qui attendent, par tous les temps, devant une distribution des Restos du cœur nous rappelle que la cinquième puissance mondiale s’arrange avec l’accroissement de la précarité, des inégalités et de l’exclusion. Dans un pays qui s’enorgueillit d’être celui des droits de l’homme, près de 9 millions de personnes sont laissées au bord de la route, avec des difficultés d’accès à des droits fondamentaux comme les soins, un logement, un niveau de vie décent… Certaines d’entre elles vivent dans un total isolement social, parce que de nombreux espaces, en zones urbaines, périurbaines ou rurales, sont à la dérive. On sait combien le FN est maître en la capacité de faire son miel de ce sentiment d’abandon et combien la disparition de nombreux services publics a eu sur ce plan des effets ravageurs.

Comment mettre à l’ordre du jour la transformation sociale  ? Le premier levier est sans doute à trouver dans la devise républicaine elle-même, à condition de retenir chacun des trois termes qui la composent. Liberté et fraternité, bien sûr, mais aussi l’égalité. Égalité de toutes et de tous devant la loi, dans l’accès aux droits, à tous les droits, qu’ils soient civils, politiques, économiques ou sociaux, culturels ou environnementaux. Ce combat pour l’indivisibilité et l’effectivité des droits est celui que mène quotidiennement la Ligue.

Le second levier est la solidarité, ciment de la cohésion sociale. C’est autour d’elle que s’est bâti notre système de protection sociale. Elle doit continuer à en être le pivot, alors que la solidarité est trop souvent perçue comme une source de dépenses et non comme un investissement social.

Enfin, il faut renforcer la participation des personnes aux décisions qui les concernent. Cette exigence interpelle le fonctionnement même de la démocratie. Dans un monde qui enregistre une montée inquiétante des populismes, la France n’a pas l’exclusivité de la crise de la démocratie, mais la démocratie française connaît des problèmes spécifiques. D’abord, ceux qui sont liés à une Constitution dont le noyau dur des institutions semble aujourd’hui obsolète. En dépit de la loi sur la parité, la sous-représentation des femmes perdure, à pratiquement tous les niveaux  ; l’exercice des responsabilités est réservé à des professionnels et à un personnel politique déconnecté de la vie réelle, au point quelquefois de méconnaître le prix d’un pain au chocolat. À des degrés différents, les partis eux-mêmes manquent d’enracinement social. La politique ne donne plus un langage à ce que vivent les gens.

Elle interpelle aussi la qualité du dialogue social dans ce pays et la reconnaissance du droit d’expression syndicale. La condamnation des huit anciens salariés de l’usine Goodyear parle d’elle-même. Alors que la direction de l’entreprise et les cadres concernés avaient retiré leur plainte, cette très lourde peine a signé l’aggravation continue du climat social et interroge sur le regard porté par certains magistrats sur la réalité de la violence sociale. Pour la première fois dans notre pays, la justice a prononcé une peine de prison ferme pour de tels faits, ce qui constitue un pas de plus dans la volonté de criminaliser le mouvement syndical et social, sans doute dans l’espoir de freiner ainsi toute aspiration à la transformation sociale.

Pour l’émancipation dépasser Marx

par Christophe Ramaux, économiste atterré

Marx est précieux pour penser le capital. L’exploitation salariale existe et avec elle la lutte des classes. Mais il faut le dépasser pour penser l’émancipation. Marx pensait la totalité sociale à l’aune des rapports de production capitalistes et soutenait que l’alternative surgirait de la coopération entre les producteurs au sein même des entreprises capitalistes. Cela a été une double erreur. Face au capitalisme actionnarial et autocrate, il y a lieu de développer une gestion plus coopérative des entreprises. Il est toutefois difficile de percevoir une poussée des travailleurs associés et d’en faire le socle de l’alternative. Les contradictions du capitalisme ont bien contribué à générer sa remise en cause. Mais c’est ailleurs, avec l’État social, qu’a surgi l’alternative. L’État social est la véritable révolution économique et sociale léguée par le XXe siècle. À bien y réfléchir, en France comme dans tous les pays (même si c’est à des degrés variables), nous ne vivons pas dans une économie de marché, mais dans une économie mixte, avec du marché et de l’intervention publique. Dit autrement, il n’est pas faux de dire que nous vivons dans une économie capitaliste. Le capital domine à bien des égards. Mais il ne surdétermine pas tout. Nous ne vivons pas dans des économies monocapitalistes.

Près de la moitié des emplois s’exercent dans un cadre non capitaliste  : 30 % d’emplois publics (7,2 millions, dont 5,4 millions dans la fonction publique), près de 10 % dans l’économie sociale et solidaire et 10 % d’indépendants. La valeur ajoutée par les fonctionnaires (leur contribution au PIB  : 364 milliards en 2015) et par les salariés des entreprises publiques (EDF, SNCF…) représente près de 40 % de celle des sociétés non financières privées. Ce n’est pas rien, et ces activités échappent au capital. S’y ajoutent la protection sociale, avec les prestations en espèces (retraite avant tout, mais aussi allocations-chômage et familiales, RSA…), soit 436 milliards, et les transferts en nature de produits marchands (médicaments et consultations libérales remboursés, allocation logement…), soit 131 milliards. Ces prestations soutiennent fortement le privé (les retraités consomment, etc.), mais leur circuit n’est pas financiarisé, au grand dam du capital.

L’État social, c’est le «  socialisme maintenant  ». Or, paradoxalement, nous n’avons pas vraiment sa théorie et, donc, de support suffisant pour le défendre et l’étendre (pour répondre aux défis écologiques, en particulier). C’est la deuxième erreur. En réduisant l’analyse de la totalité sociale à la lutte des classes au sein des entreprises capitalistes, le marxisme interdit de penser la portée révolutionnaire de l’État social. Pour un marxiste, l’État est bourgeois ou capitaliste «  en dernier ressort  ». Il en va de même pour la démocratie, laquelle est pourtant l’autre grand support de l’émancipation.

Le capitalisme libéral fait coexister d’immenses besoins sociaux insatisfaits (mieux se loger, manger, se soigner, se cultiver…) et des millions de personnes qui ne demandent qu’à travailler pour les satisfaire. Quel gâchis  ! Il y a bien lieu d’offrir une alternative. Et l’État social et la citoyenneté en sont le cœur.

Coauteur de Sortir de l’impasse, Appel des 138 économistes, Les Liens qui libèrent.

L’intervention directe

par Michèle Riot-Sarcey, professeur émérite d’histoire contemporaine

Nous sommes nombreux à nous interroger sur la situation d’incertitude dans laquelle nous plonge la campagne électorale. Nous assistons au spectacle, impuissants, silencieux, et tentons vainement d’appréhender des enjeux indéchiffrables. Afin d’échapper à la justice, la droite s’enfonce dans une dérive qui frise l’inconscience. Pendant ce temps, la vie réelle continue et se déroule au gré des manifestations contre les violences policières, tandis qu’auprès des migrants, les associations se mobilisent et comblent, tant bien que mal, l’incurie des États français et européens. Et toujours les nouvelles des licenciements, ponctuées de grèves, apparaissent sur les écrans, entre deux prises de parole des candidats et entre deux affaires. L’électorat de gauche est, malgré tout, unanime à projeter, à très court terme, une refondation de la démocratie dans le cadre d’une «  vraie République  », comme l’ont proclamée, il y a bien longtemps, les héritiers de 1792. C’est le seul moyen de s’en sortir par le haut. Il serait peut-être temps de retrouver le sens des mots d’une devise républicaine dont la compréhension émancipatrice semble avoir été perdue. Le détournement des promesses aboutit, aujourd’hui, à l’inversion du sens du mot liberté. Nous sommes passés de l’idée d’émancipation à la nécessité de… s’exploiter soi-même.

Et pourtant, nombre d’entre nous souhaitent, dès maintenant, participer à cette refondation démocratique, où chacun pourrait prendre ses responsabilités et où, tous rassemblés au sein du quartier – de la commune jusqu’à l’Assemblée représentative –, nous pourrions contribuer aux prises de décision, à l’issue de débats structurés. La liberté retrouverait ainsi sa signification d’autrefois, quand il était encore possible de l’identifier au «  pouvoir d’agir  ».

Comment comprendre que nos représentants futurs, les quelques rares qui prévoient d’échapper au néolibéralisme, envisagent, comme la plus radicale promesse, de réunir une Constituante afin d’édicter de nouvelles lois dans le cadre d’une VIe République hypothétique qui sera dans l’incapacité d’échapper aux règles non écrites d’une mondialisation au service des intérêts financiers. Comment laisser entendre, auprès d’une population fortement politisée, que la démocratie se réduise au vote. Pourquoi ne pas mettre en œuvre, pendant la campagne électorale, un vaste débat collectif entre tous, où chacun-e pourrait s’exprimer, y compris à travers la critique des programmes des candidats, que ce soit sur un compromis ponctuel entre aspirants au pouvoir ou sur la façon de s’auto-organiser progressivement, afin de rendre réelle la devise républicaine en la détournant de l’auto-exploitation, de l’inégalité croissante et du rejet de l’autre.

L’intervention directe, à l’échelle locale notamment, n’est-elle pas la meilleure façon d’enrayer la montée du Front national  ? Résister mais aussi débattre avec un électorat «  dégoûté  », las, n’est-ce pas à la portée de chacun, afin d’échanger sur les vraies raisons de ce choix parce que l’on connaît ses voisins  ; les entendre et les dissuader de commettre l’irréparable, comme le pratiquent, au sein des universités «  populaires  », nombre d’habitants des villes où la présence de l’extrême droite est importante comme à Toulon ou à Orange, par exemple. En effet, il est illusoire d’imaginer être entendu du haut d’une tribune, encore moins de s’exprimer par la voix d’un tribun, si l’objectif est d’enrayer le populisme ambiant.

Et les négociations au sommet entre candidats – en l’absence de toute prise de position concrète et publique de femmes et d’hommes – apparaissent dérisoires quand la fraction réactionnaire se place au-dessus des lois et discrédite, voire avilit, toute parole émanant des politiques. Si nous voulons, à terme, sortir du néolibéralisme et aujourd’hui résister face au déni du droit, il nous faut dès maintenant prendre nos responsabilités et nous approprier les ressorts de la vraie démocratie, si toutefois les candidats nous le permettent.

Une nouvelle force politique

par Pierre Khalfa, coprésident de la Fondation Copernic

Nous sommes dans une situation paradoxale. Les politiques néolibérales et néoconservatrices aboutissent à une dégradation considérable de la situation d’une grande majorité de la population et à un affaissement des libertés démocratiques. Face à ces politiques, des mouvements sociaux d’ampleur, comme la mobilisation contre la loi El Khomri soutenue par une grande majorité de l’opinion, se font jour qui montrent que la société française n’est pas prête à accepter la régression sociale programmée par les classes dirigeantes. De même, la réaction de l’opinion au projet de déchéance de nationalité, les très nombreux gestes de solidarité envers les migrants sont le signe que la montée de la xénophobie produit des anticorps vivaces qui la contiennent. Les multiples initiatives porteuses de pratiques sociales innovantes dessinent les contours d’une société nouvelle, et l’impact de Nuit debout est le signe de la vivacité des exigences démocratiques dans notre pays. Tout cela montre l’actualité d’une alternative politique porteuse d’un projet d’émancipation. Et pourtant, cette alternative politique paraît lointaine. Le scepticisme vis-à-vis de la politique semble se répandre dans toutes les couches sociales.

Les classes populaires, qui ont été la cible principale des politiques néolibérales, oscillent entre colère, écœurement et résignation. L’espoir d’un avenir meilleur semble bouché et produit un ressentiment propice à la recherche de boucs émissaires, ce qui nourrit le FN. À l’exception de ce dernier, un processus de décomposition semble s’enclencher dans toutes les forces politiques.

Dépasser cette situation suppose d’abord d’enrayer les reculs sociaux actuels. Cela suppose que les mouvements sociaux puissent gagner sur leurs objectifs. Des victoires partielles sont fondamentales pour stopper la remise en cause continue des protections sociales, source permanente d’angoisse, et pour redonner espoir et confiance dans l’avenir. Ne le cachons pas, ces victoires seront très difficiles à obtenir, comme le démontrent les expériences de ces dernières années, et demanderont de toute façon des affrontements d’ampleur.

Ces mobilisations, outre le fait de transformer les rapports de forces sociaux, participent de la formation d’un nouvel imaginaire social émancipateur, porteur d’espérance, et permettent ainsi d’enraciner un projet politique transformateur dans les consciences. Ce dernier ne se réduit pas à un programme, pourtant indispensable, de mesures concrètes réalisables, mais doit porter une perspective d’avenir qui permet à l’espoir de naître et de résister aux vents contraires.

La transformation sociale et écologique ne peut être du simple ressort des partis politiques. Un tel projet doit rassembler une large coalition regroupant, à égalité de responsabilités, forces sociales et organisations politiques, chacune avec sa spécificité. Au-delà, une reconfiguration du champ politique actuel est une nécessité absolue pour que naisse une nouvelle force politique dans laquelle les classes populaires puissent se reconnaître.

Le Front de gauche avait été une tentative dans ce sens. Elle a échoué, n’ayant pu dépasser la forme d’un simple cartel. Une telle reconfiguration ne peut donc être le simple produit d’une recomposition/regroupement des partis existants, même si ceux-ci doivent en être partie prenante (mais seront-ils prêts à abandonner la défense de leurs intérêts particuliers  ?). Elle ne peut non plus être un mouvement construit autour et pour un individu dans une perspective présidentialiste sous peine d’être en total décalage avec les aspirations démocratiques existant dans la société.

Cette nouvelle force devra rompre avec un fonctionnement vertical et autoritaire, savoir intégrer en son sein les nouvelles générations militantes et les acteurs des mouvements sociaux dans les quartiers populaires. Rude défi… L’élection présidentielle pourrait être l’occasion de lancer un tel processus.

La libération des énergies démocratiques

par Christian Laval, sociologue et coauteur de Commun (éditions la Découverte)

Les décrets de la loi El Khomri sont passés cet été. On apprend que les premiers «  accords offensifs  » sont mis en œuvre dans les entreprises. La défaite est cuisante pour les salariés, la rage sourde de l’impuissance conduit les plus désespérés vers le néofascisme ou l’abstention. La gauche, pour autant que ce nom ait encore un sens au singulier, se précipite vers la défaite politique. Le Parti socialiste et le gouvernement portent une responsabilité majeure dans le désastre que nous vivons  : toute leur politique a consisté à infliger une longue série de défaites sociales aux salariés. Elle se paie aujourd’hui par la désunion et la défaite politique. Tout cela était prévisible, et a été prévu par les plus lucides. Quant à la destruction du Front de gauche, elle débouche sur le vide. Ce fut là un contresens majeur, dont la responsabilité est sans doute partagée. Elle aussi se paiera au prix fort.

Faut-il se résoudre à la fragmentation  ? Non, bien sûr. Il est fort inquiétant d’ailleurs que certains, mi-cyniques mi-calculateurs, s’en fassent une raison. «  C’est plié  », glissent en aparté certains militants. Seule compterait la «  recomposition  » future de la gauche. D’où l’étrange indifférence affichée aux sondages décevants, d’où cet aveuglement quant aux conséquences de la division. Soyons clair. On ne se fait aucune illusion sur la nature du Parti socialiste, et on sait parfaitement quel obstacle il est par lui-même à toute politique de rupture avec l’ordre existant. Mais de quelles conséquences sur les luttes se paiera cette division  ? Car, qu’on le veuille ou non, il y a une relation plus étroite qu’on ne le pense entre luttes sociales et luttes politiques. Le «  long mars  » français contre la loi El Khomri et le surgissement de Nuit debout ont eu pour prolongement le retrait forcé de Hollande et l’éjection honteuse de Valls du processus électoral. Qu’à la fin, cela doive se conclure par le choix entre le néofascisme lepéniste et le néolibéralisme macronien ou filloniste a de quoi en détacher beaucoup de la gauche et, peut-être même, les dégoûter de la politique.

Personne n’est propriétaire de l’unité. Aucun appareil, aucun responsable ne devrait avoir le droit d’en décider sur un coin de table. Mais, surtout, comment ne pas voir que, si l’on désire vraiment refonder la gauche, le temps des appareils dominateurs et des leaders solitaires est passé  ? Comment ne pas comprendre que toute transformation sociale réelle passe désormais par la libération des énergies démocratiques, par une déverticalisation effective de l’action politique  ?

Quel contraste avec le foisonnement des pratiques innovantes et des idées nouvelles en matière démocratique dont a témoigné Nuit debout  ? Il suffit d’être à l’écoute de toutes les expérimentations pratiques et de toutes les discussions théoriques qui ont lieu depuis des années dans ce pays et dans d’autres, dont l’Espagne, pour se rendre compte du caractère archaïque des manières de faire dans la gauche politique française. Aucune refondation de la gauche n’aura lieu tant que l’on dissociera la parole et l’action, le projet et l’organisation. Les ficelles du passé sont trop grosses aujourd’hui pour la sensibilité politique des gens de gauche qui veulent prendre part. La transformation sociale désirée à gauche commence donc par soi-même.

Des axes programmatiques féministes clairs et chiffrés

par Suzy Rojtman, porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes

Suzy RojtmanPorte-parole du Collectif national pour les droits des femmesL’avenir paraît sombre. Dans un certain nombre de pays d’Europe, les partis d’extrême droite sont à la porte du pouvoir ou en très nette progression. Trump tente de détricoter méthodiquement le peu d’acquis sociaux dont disposent les États-Unien-nes-s. L’époque des révolutions est révolue, l’ère de la réaction est en marche. La France ne manque pas à l’appel de ce futur pas du tout désirable. Marine Le Pen est tellement assurée d’être présente au second tour de la présidentielle que personne ne livre plus bataille, soulignait le Monde dernièrement. Les programmes des candidat-e-s parlent de choses sérieuses  : l’Europe et l’austérité, l’avenir de la planète, le changement de République, le partage des richesses, le revenu universel, etc. Une fois de plus, les inégalités entre les femmes et les hommes ne sont pas une priorité programmatique. Tu me vois venir, cher lecteur (pas chère lectrice, j’espère) – «  la voilà qui recommence avec ses vieilles lubies  ». N’empêche que, au risque de se répéter, les femmes sont 52 % de la population, donc nous sommes la majorité et non pas une minorité ou une catégorie. Que nous sommes depuis des millénaires supposées être inférieures et que l’importance que l’on nous accorde dépend purement et simplement du rapport de forces que les féministes réussissent à créer. Que dans chaque point du programme des candidat-e-s, il devrait y avoir une analyse de l’impact que celui-ci exercerait sur les femmes et les hommes, et des mesures pour assurer une égalité effective. La loi générale de 2010 sur les retraites a, par exemple, plus affecté négativement les femmes.

Les femmes sont les premières touchées par l’austérité, ce sont elles qui constituent la majorité des pauvres… Las, vous avez l’impression d’avoir entendu ce discours cinquante mille fois. Alors, pourquoi accepter de laisser perdurer une oppression, une exploitation, une domination dont on connaît par cœur tous les tenants et aboutissants  ? Parce que, entre autres, elle touche personnellement les individus  ; parce que, par exemple, rentrer du boulot, quand on a la chance d’en avoir un, pour se poser les pieds sur le canapé, c’est tellement plus agréable que de passer encore quelques heures à assurer les tâches domestiques. La production domestique est évaluée par l’Insee en 2010 à 33 % du PIB, 60 milliards d’heures de travail, ça vous dit quelque chose  ?

Bien sûr, il y a des chapitres égalité femmes-hommes dans les programmes, mais ils sont incomplets, parcellaires, ne prennent que très moyennement en compte les revendications des féministes et relèguent une fois de plus les femmes dans un chapitre catégoriel. Nous avons fait grève le 8 mars pour l’égalité et présenté toute une série de revendications. Les associations féministes et des syndicats portent ces revendications. Ce qu’il faudrait faire est donc connu. Une partie du plan de rattrapage des écarts salariaux entre les femmes et les hommes, que nous préconisons, pourrait être financée avec l’argent du Cice, par exemple.

Mais, attention, la présidentielle est un moment propice aux grandes promesses sans lendemain. Les féministes le savent tellement qu’elles ne veulent même pas, cette année, interpeller les candidats, mais décrypter leurs programmes à l’aune de leurs revendications. Il nous faut des axes programmatiques clairs et chiffrés.

Pour terminer, il y en a une qui a compris l’intérêt de parler des droits des femmes, c’est Marine Le Pen, qui escompte gagner des voix ainsi. Son programme sur le sujet est vide, raciste, sans mesure concrète. Elle a gommé tout ce qui fâchait, notamment avec sa nièce Marion Maréchal (revenu parental, adoption prénatale, pas un mot sur l’avortement). Démagogie éhontée…

Alors, à quand un-e véritable candidat-e féministe  ?

Vivent les fonctionnaires  !

par Willy Pelletier, sociologue, coordinateur général de la Fondation Copernic

Willy PelletierSociologue, coordinateur général de la Fondation CopernicJamais les fonctionnaires, au service des citoyens, de façon égalitaire, gratuite, n’ont été si maltraités. Insultés, méprisés, enfermés dans des chaînes hiérarchiques toujours resserrées. Sous-payés. Menacés dans leur statut, lequel fut inventé pour garantir l’indépendance nécessaire de la fonction publique. Cette indépendance qui dérange les puissants. Que se passe-t-il localement dans trop de services publics  ? Avec la réduction des moyens alloués et l’intensification du travail, faire son boulot, souvent choisi par vocation ou volonté d’aider, devient mission impossible. Aux guichets, la détresse et la rage d’usagers qui, depuis des mois, attendent pour n’obtenir rien rencontrent la lassitude d’agents surchargés, épuisés par la logique du chiffre, empêchés d’agir avec le temps qu’il faudrait. Et qui craquent. La violence (y compris physique) contre les agents devient ordinaire. Les personnels ont été réduits, donc les files d’attente s’allongent. Les coupes budgétaires limitent les prestations offertes, donc des usagers passent des heures pour rien. Comment ne pas comprendre qu’ils explosent  ? Si bien qu’on retrouve, dans les centres des impôts, les CAF, dans les accueils logement des villes, etc., des vigiles (salariés du privé) pour permettre aux agents de travailler.

Au final, ce sont bien sûr, et trop souvent, les agents en première ligne qui font office d’adversaires. Et non pas cette noblesse libérale d’État qui casse les services publics mais demeure invisible. Elle peuple depuis trente ans les cabinets ministériels et circule entre les grandes entreprises, l’administration centrale, les entourages ministériels ou présidentiels. Cette circulation accélère les carrières  : un poste en cabinet donne accès à un plus haut poste en entreprise, qui offre de revenir dans l’État à un poste plus élevé encore. Une circulation massive. Facilitée depuis que Sciences-Po, l’ENA, Polytechnique, sont devenues des business schools. Et à mesure que le cursus d’excellence des juniors de la classe dominante ne se borne plus à ces écoles, mais se conjugue avec HEC ou l’Essec, par exemple…

C’est ainsi que les recettes du privé sont intériorisées d’emblée par les futures noblesses d’État. Ce qui les convertit d’avance aux «  modernisations  » libérales des services publics mises en place par leurs prédécesseurs, dans les cabinets ministériels antérieurs. Les «  alternances  » n’y changent rien.

Dans les directions générales des services, «  en plus petit  », les mêmes types de recrutement prévalent, avec la promotion des directeurs généraux (DG) «  chasseurs de coûts  ». En relation avec des cabinets privés de consulting. Tous communient dans ce dogme  : les règles managériales du privé doivent organiser les services publics, qui sont des coûts à réduire et externaliser.

S’efface ainsi la civilisation de l’État social. On bascule dans un univers où personne ne peut soutenir personne. S’avivent le chacun-pour-soi et, en milieu populaire, une concurrence pour accéder aux aides qui alimente les votes Le Pen.

Ce démantèlement des services publics doit être stoppé. Vite, très vite. En interdisant les va-et-vient entre privé et public. En interdisant les contrats précaires dans le public. Oui, il faut plus de fonctionnaires, mieux payés, indépendants grâce à leur statut. Oui, il faut, entre usagers et agents des services publics, une nouvelle alliance. Oui, il faut, parallèlement, déhiérarchiser les services publics, favoriser leur autogestion et des fonctionnements plus collaboratifs. Oui, il faut étendre le périmètre d’action du secteur public. Et – c’est une urgence sociale – réinventer une civilisation des services publics. Car les services publics civilisent.


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