La démocratie est-elle en danger ? Comment peut-on la réinventer ?

dimanche 20 novembre 2016.
 

Dans l’intérêt du peuple

Selon la définition de l’Encyclopœdia universalis, la démocratie est une forme d’organisation politique traditionnellement définie comme le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (Abraham Lincoln) et dont « la spécificité est que les gouvernés sont censés être en même temps des gouvernants, associés aux principales décisions engageant la vie de la cité ». Le peuple étant « à la fois sujet et souverain », les « systèmes démocratiques sont supposés agir dans l’intérêt du peuple ».

L’agora refermée  ?

par Capucine Truong Politiste, coauteure de Nuit(s) debout (Éditions Atlande)

Il ne se passe pas un jour sans qu’on déplore le manque d’intérêt des citoyens pour la politique, dont l’abstention est, à chaque élection, le baromètre. Dans le même temps, des formations politiques qui remettent en cause des fondements de notre système politique recueillent une adhésion grandissante. Face à cela, les (presque) candidats à la présidence de la République rivalisent en idées pour rénover nos institutions. Nicolas Sarkozy multiplie les annonces de référendums. François Hollande veut « démocratiser la démocratie », et propose pour cela de raccourcir le temps législatif, d’interdire le cumul des mandats dans le temps. Ces déclarations ne peuvent qu’interpeller sur la conception purement formelle et désincarnée de la pratique démocratique qu’elles sous-tendent. Pourtant, en mars dernier, pendant plus de deux mois, sur la place de la République, à Paris, des gens se sont réunis pour passer ensemble des Nuits debout. Au-delà de leur opposition à « la loi travail et à son monde », ils entendaient récuser l’idée que la démocratie se limite au vote, que la seule parole publique légitime soit celle des hommes politiques et des JT. Ils souhaitaient ouvrir un espace de dialogue, de rencontre, de lutte, une véritable « agora » citoyenne.

Il suffisait de faire un pas sur la place pour s’en rendre compte  : partout, on parlait « politique », non pas au sens moderne des affaires de l’État, mais au sens antique de « tout ce qui concerne la vie en commun ». Ici, un badaud s’interrogeait sur le sens du mot « égalité ». Là-bas, des cercles de discussion, ouverts à tous, permettaient d’aborder des thèmes proposés spontanément. La commission « démocratie » s’interrogeait sur les modalités d’un vote sur la place. La commission « économie » votait gaiement la fin du libéralisme. Et, au centre de tout cela, une grande assemblée populaire, rassemblant certains soirs des milliers de personnes, ouvrait un lieu d’expression libre. Réécrire la Constitution, repenser l’agriculture, changer le travail, s’attaquer à la pauvreté  : l’éclectisme et la profusion, par ailleurs critiquables, des débats ont pu témoigner de l’étonnante soif de démocratie des participants.

Plus encore, le mouvement a réactualisé l’idée que la démocratie doit être, au-delà de ses institutions, une expérience à travers laquelle la communauté politique se façonne et se reconnaît  ; que les principes démocratiques, pour être incarnés, doivent d’abord se vivre. En effet, sur la place, il ne suffisait pas de réfléchir à des principes, il fallait se poser la question de leur mise en œuvre. Celle de l’égalité des sexes et de la parité, réfléchie et comprise à travers la gestion des temps de parole et l’encouragement à la parole des femmes  ; celle de l’accès de tous au savoir, permise par les ateliers d’éducation populaire, et jusqu’à celle de la solidarité, comprise comme convergence des luttes et comme investissement de soi dans des projets bénéficiant à tous. À travers la prise de parole publique, chacun affirmait sa légitimité à s’exprimer, à formuler une opinion politique.

Malgré ses limites, incontestables, Nuit debout a été l’exutoire d’un désir profond des citoyens de se réapproprier le politique, de se faire entendre plus fréquemment et au-delà du vote. La démocratie étant le gouvernement de la parole, de la neutralisation du conflit par la discussion, la violence dans laquelle s’est abîmé le mouvement, autant que la surdité du gouvernement face à la contestation de la loi travail et son passage en force à l’Assemblée nationale sont des signes pessimistes pour notre démocratie. Il n’est cependant pas trop tard pour laisser aux citoyens une chance de la renouveler.

Le vécu au quotidien d’une société animée par l’exigence d’égalité

par Catherine Colliot-Thélène Philosophe, professeure à l’université Rennes-I

La démocratie est un régime politique et social essentiellement fragile, parce qu’il repose sur une adhésion consentie des populations concernées, à la différence des régimes autoritaires, qui reposent sur la crainte, la censure et la répression. Les sociétés modernes sont hétérogènes, traversées par des différences d’intérêts et des divergences idéologiques dont le potentiel conflictuel est plus ou moins prononcé selon les conjonctures, mais dont il est illusoire de s’imaginer qu’elles puissent un jour disparaître. Le « peuple » dont se réclament les régimes démocratiques modernes n’est une unité que dans les fictions des textes constitutionnels. Dans la réalité, il est divisé de multiples manières, et les politiques menées en son nom ne peuvent jamais satisfaire tous ceux qui le composent. Le consentement sur lequel repose un régime démocratique implique non seulement le pluralisme politique, ce qui est communément admis, mais aussi l’acceptation de la diversité sociale, idéologique et culturelle de nos sociétés. Les tensions qui résultent de cette diversité doivent être traitées, autant qu’il est possible, dans le souci d’assurer un maximum d’égalité des droits, et non par la répression. La règle de la majorité, techniquement indispensable pour qu’un gouvernement soit possible, ne doit pas se traduire par la répression des minorités, quelles qu’elles soient.

La démocratie est donc toujours « en danger », si on entend par là qu’elle n’est pas assurée de sa stabilité, non seulement à long terme (aucun régime politique n’est éternel), mais aussi à court et moyen terme. Les formes institutionnelles généralement associées au régime politique démocratique – l’élection des responsables politiques au suffrage universel, les libertés publiques, l’indépendance de la justice, etc. – sont bien entendu indispensables. Mais ces institutions ne suffisent pas à garantir la réalité et la continuité de la démocratie, car toutes peuvent prêter à des détournements, par la corruption, le poids des lobbies sur les décisions politiques, la monopolisation politique ou économique des principaux médias, les restrictions des libertés imposées au nom d’impératifs sécuritaires, etc. La garantie ultime de la démocratie réside dans les dispositions d’esprit de ses citoyens  : ce sont ces dispositions d’esprit (l’ethos démocratique) qui donnent sens aux institutions démocratique, et elles constituent le meilleur rempart contre leurs détournements. La démocratie n’est plus seulement en danger, mais elle est en péril, quand cet ethos s’affaiblit ou disparaît. Les très légitimes inquiétudes que nous pouvons avoir aujourd’hui quant à l’état de la démocratie, en France et en Europe, tiennent à la perte du sens de la démocratie dans des fractions importantes des peuples européens eux-mêmes.

Le succès des partis et mouvements xénophobes et la renaissance des nationalismes identitaires en sont les signes. Ce serait cependant une erreur d’attribuer la responsabilité de ces évolutions aux peuples eux-mêmes, ou de faire le procès des couches de populations dans lesquelles ces phénomènes se diffusent. Bien plutôt convient-il de s’interroger sur les conditions de formation et de déformation de la citoyenneté démocratique. La culture de l’égalité et le respect des institutions de l’État de droit passent par une éducation, et celle-ci ne peut se borner à l’enseignement scolaire de l’éducation civique (que préconisent régulièrement certains responsables politiques pour lutter contre les « incivilités »). L’éducation citoyenne démocratique se fait avant tout au quotidien, par le vécu d’une société animée par l’exigence d’égalité et le refus des exclusions. La France et l’Europe d’aujourd’hui sont loin de cet idéal, et les politiques économiques aussi bien que les discours de nombre de prétendus responsables politiques nous en éloignent toujours plus.

Une éthique de la fragilité démocratique

par Philippe Corcuff Sociologue, militant libertaire et altermondialiste

Les dérives sécuritaires et antiterroristes, de sarkozysme en vallsisme, ont fait reculer les acquis de nos États de droit oligarchiques en matière de libéralisme politique. La pression identitariste portée par une extrême droitisation idéologique et politique fait peser de nouvelles menaces sur les droits individuels (voir l’hystérie politico-médiatique estivale autour du burkini). Une contradiction travaille le capitalisme contemporain  : la contradiction capital-démocratie, entre les exigences de profitabilité du capital globalisé et les droits démocratiques. Dans les pays occidentaux, le développement du capitalisme a plutôt été accompagné historiquement d’un accroissement des libertés sous l’aiguillon des luttes progressistes. Les choses apparaissent aujourd’hui s’inverser. Fini le temps des mirages de « fin de l’histoire » théorisés par le penseur américain Francis Fukuyama après la chute du mur de Berlin, en 1989, autour d’une extension de « la démocratie de marché »  ! Il est particulièrement actuel de se rappeler que le libéralisme politique constitue un héritage du mouvement ouvrier du XIXe siècle, que cela soit chez Proudhon, Bakounine ou Marx. Un des premiers articles politiques importants de Marx, en mai 1842, ne consiste-t-il pas en une critique de la censure  : « Débats sur la liberté de la presse et publicité des débats. » Le libéralisme politique, dans son appel à une limitation réciproque des pouvoirs inspirée de Montesquieu, est même une arme contre les prétentions hégémonisantes du principe du marché dans le néolibéralisme. Certains penseurs contemporains dits radicaux, comme Jean-Claude Michéa ou Frédéric Lordon, nous désarment quand ils tendent à amalgamer libéralisme politique et libéralisme économique.

Cependant, si nous gardons le nez dans le guidon face aux seules régressions démocratiques en cours, nous risquons de ne pas voir un phénomène plus structurel  : ce qui est appelé « démocraties représentatives » constitue un hybride entre logiques oligarchiques et ressources démocratiques. Car nous vivons dans des régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques. Or, les mécanismes de représentation par des professionnels de la politique fourvoient un des deux poumons démocratiques  : l’autogouvernement du peuple.

Un des deux poumons  ? Toutes à la valorisation trop exclusive du collectif, les gauches ont souvent oublié l’autre poumon  : l’autogouvernement de soi. Dans le Manifeste communiste de 1848, Marx et Engels parlent justement d’« une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

Relier à nouveau autogouvernement de soi et autogouvernement du peuple comme double cœur de la démocratie pourrait nous permettre d’explorer les sentiers, eux aussi délaissés, d’une spiritualité démocratique. J’entends spiritualité en une acception non nécessairement religieuse  : la quête individuelle et coopérative du sens et des valeurs de l’existence. Face au dessèchement marchand du sens, aux surenchères des identités fermées et aux absolus meurtriers du djihadisme, nous avons besoin de relancer une dynamique de questionnement spirituel au cours de laquelle chacun, individuellement et collectivement, pourra produire démocratiquement des réponses provisoires quant au sens de nos vies dans des cités fabriquées avec nos fragilités ordinaires.

L’ancrage dans le quotidien, ses aléas et ses repères, ses joies et ses mélancolies, ses fidélités et ses ruptures, ses habitudes et ses ouvertures, ses familiarités et ses moments inédits, ses vulnérabilités singulières et ses puissances coopératives, ses états de solitude et ses plaisirs mis en commun… a sa grandeur propre, celle de la cité démocratique et de sa dimension proprement spirituelle, adossée à une éthique de la fragilité.

Dernier ouvrage paru  : Pour une spiritualité sans dieux, éditions Textuel.

Un «  coup d’État citoyen  » pour sauver la démocratie

par Elisa Lewis Romain Slitine et Membres du collectif Démocratie ouverte et coauteurs du Coup d’État citoyen

Sommes-nous en démocratie  ? La réponse paraît évidente  : nous élisons nos représentants, les parlements légifèrent et les gouvernements dirigent. Pourtant, la démocratie en Europe est menacée, rejetée ou ignorée par les citoyens, affaiblie par la technocratie et cernée par toutes sortes de lobbies financiers ou économiques. Les mouvements comme Nuit debout en France, les Indignés en Espagne ou encore Occupy Wall Street aux États-Unis révèlent une chose  : notre système représentatif électif a vécu. Et pour cause  : notre démocratie fonctionne selon des principes érigés, il y a plus de deux cents ans, à une époque où la méfiance vis-à-vis du peuple était grande. Les citoyens ont fini par être réduits à un rôle de simples électeurs. Mais l’élection de représentants tous les cinq ou six ans ne suffit plus à faire vivre notre démocratie. Il y a urgence à inverser la tendance de mise à l’écart des citoyens pour les remettre au cœur des décisions qui les concernent au premier chef.

Et c’est possible  ! Trop souvent en dehors des radars politiques et médiatiques, des défricheurs politiques – élus de terrain ou nationaux, activistes, hackeurs ou collectifs citoyens – redonnent à chacun la capacité d’agir et de reprendre en main le cours des choses. En Islande, le parti Pirate est crédité d’une percée spectaculaire à l’occasion des prochaines élections législatives. Si la victoire est confirmée, le pays pourrait voir entrer en vigueur une nouvelle constitution, écrite directement par les citoyens de A à Z. À travers la mobilisation d’une assemblée citoyenne tirée au sort, l’élection d’un comité constitutionnel composé de citoyens ordinaires et une consultation massive sur Internet, entre 2010 et 2011 les Islandais ont pris eux-mêmes la plume. Et le texte est l’un des plus progressistes au monde, en particulier sur le plan écologique. En France aussi, les innovations démocratiques se développent à vive allure. La plateforme Parlement & Citoyens permet à tout député ou sénateur d’associer les citoyens à l’élaboration des lois. Cette méthode a été également utilisée pour construire la loi pour une République numérique portée par Axelle Lemaire. Ce texte – qui vient d’être adopté définitivement – a fait l’objet d’une écriture collaborative associant plus de 20 000 internautes à la réflexion. À la suite de la consultation, la quasi-totalité des articles du projet de loi initial a été retouchée par le gouvernement et onze nouveaux articles – dont cinq proviennent exclusivement de propositions citoyennes – ont été ajoutés au texte. Ces expériences qui font le pari d’abandonner le huis clos du cabinet ministériel permettent de reconstituer un Parlement au grand jour et de desserrer l’étau des professionnels de l’influence qui pèsent sur la fabrique de la loi.

C’est également au cœur de la transition numérique que de nouvelles civic tech – à l’instar de Voxe.org, LeDrenche, Fullmobs ou LaPrimaire.org – offrent aux citoyens de nouveaux outils pour s’informer, occuper l’espace public ou se mobiliser directement. Au cœur de nos quartiers, des acteurs comme l’Alliance citoyenne, le collectif Pouvoir d’agir ou la coordination nationale Pas sans nous permettent de lutter contre les inégalités structurelles qui traversent la société en organisant le pouvoir d’agir des classes populaires.

L’expérimentation démocratique et la créativité de la société civile sont le meilleur antidote, le seul en réalité, contre le découragement, le populisme et la tentation des extrêmes. Ces initiatives concrètes et crédibles permettent d’inventer les modes d’organisation et de décision pour résoudre ensemble les grands défis de notre époque. La force de cette transition passera d’abord par l’engagement de chacun. Alors, qu’attendons-nous ?


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