Etats-Unis – Thomas Frank, « Pourquoi les pauvres votent à droite » : la rébellion conservatrice

mardi 15 novembre 2016.
 

« Pourquoi les pauvres votent à droite. Comment les conservateurs ont gagné le cœur des Etats-Unis. (What’s the matter with Kansas ?) » de Thomas Franck. Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton, Agone, « Contre-feux », 368 p.., 24 €.

Aux Etats-Unis, une nouvelle droite populiste est parvenue à capter la colère des plus démunis contre les élites. C’est ce qu’explique Thomas Frank dans une passionnante enquête menée au cœur de l’Etat du Kansas, Pourquoi les pauvres votent à droite (éd. La Découverte).

Un peu partout en Occident, la gauche est saisie de perplexité. Je suis l’héritière du mouvement ouvrier, j’incarne le combat pour l’émancipation sociale, et pourtant le peuple m’abandonne, se lamente la gauche. Cette angoisse, elle la formule avec ses mots à elle, sous la forme d’un âpre questionnement : pourquoi diable les pauvres gens soutiennent-ils la droite, autrement dit le parti des dominants ? Comment expliquer que les damnés de la terre apportent leurs suffrages à ceux qui roulent « objectivement » pour les maîtres du monde ?

La question ne date pas d’hier. Ces temps-ci, elle trouve néanmoins une actualité renouvelée. Afin d’y répondre, on peut opter pour la voie théorique : décortiquer les bons auteurs et reprendre l’étude de ce qu’on nommait, autrefois, « servitude volontaire » ou « aliénation ». Thomas Frank a choisi un autre chemin : celui du reportage politique, entre recherche de terrain et flânerie narquoise. Son domaine d’enquête était tout trouvé : le journaliste a grandi dans l’Etat du Kansas, où naquirent jadis bien des révoltes, et où George W. Bush est aujourd’hui l’idole des plus démunis.

Ici, les masses déshéritées réclament la fin des droits de succession et la privatisation des hôpitaux. Ici, la colère vise non pas les élites économiques, mais la gauche « libérale », forcément « cosmopolite » et « arrogante » : voyez ces « démocrates » qui haïssent l’Amérique profonde ; voyez ces syndicalistes parasitaires, qui ne manquent pas une occasion de trahir le pays ; voyez ces « je-sais-tout » d’universitaires, incapables de manier une arme ou d’installer l’électricité chez eux, mais experts en féminisme chic et en fromage frenchie...

Thomas Frank se promène seul sur les terres de son enfance. Son regard est celui d’un ingénu gauchiste, et son livre, Pourquoi les pauvres votent à droite, ne prétend à aucune scientificité. Ecrit d’une plume alerte, le texte se dévore avec passion, sourire aux lèvres, un peu comme on regarde un documentaire de Michael Moore, à cette différence près que Frank ne cède jamais, lui, à la démagogie narcissique.

Donc, Frank va écouter le jeune prédicateur Phill Kline, qui électrise les salles en se présentant à la fois comme un guerrier de Dieu et comme le candidat « des barbecues et des packs de bière républicains ». Il va à la rencontre de l’ancien soldat Mark Gietzen, chef de file d’un groupe de célibataires chrétiens, qui a passé des années à faire du porte-à-porte jusqu’à ce que sa ville bascule à droite. Frank se prend encore d’affection pour un certain Tim Golba. Travailleur à la chaîne dans une usine de mise en bouteilles, cet enthousiaste prend sur son temps libre pour animer des comités hostiles à la « décadence morale », aux partisans de Darwin et autres « mondains » : « Il travaille jour et nuit pour que les autres jouissent de leur capital sans avoir jamais à travailler », note Frank. Lequel tombe enfin sous le charme d’une mamie nommée Kay O’Connor, sénatrice au parlement de l’Etat, qui considère le vote des femmes comme le symptôme du déclin américain. Elle est loin d’être aisée, elle a même dû hypothéquer sa maison, mais « sa pensée semble pourtant tout droit tirée du credo politique des milliardaires du XIXe siècle », remarque l’auteur.

Pour un homme de gauche, c’est à n’y rien comprendre. En guise d’explication, Frank insiste sur le coup de génie des conservateurs : d’un côté, ils se sont réapproprié un thème largement abandonné par les démocrates, celui de la juste fureur des « masses » contre les élites ; de l’autre, ils ont substitué la « guerre culturelle » à la lutte de classes. Les valeurs d’abord ! « Ce qui divise les Américains, ce serait l’authenticité, et non quelque chose d’aussi complexe et dégoûtant que l’économie », précise le journaliste. D’où la marginalisation des thèmes propres à la gauche (salaires, protections sociales...) et le triomphe d’enjeux touchant à l’avortement, à la religion, bref aux « modes de vie ». D’où aussi la posture victimaire adoptée par ces idéologues républicains, riches à millions et diplômés d’Harvard, qui prennent « des accents ruraux, racontant à qui veut l’entendre leur jeunesse passée dans les cabanes et hurlant après les élites suréduquées »...

Une fois au pouvoir, les mêmes se garderont bien de tenir leurs promesses « morales », insiste Thomas Frank. L’essentiel de leur action consistera à appliquer le programme néolibéral : « Votez pour interdire l’avortement et vous aurez une bonne réduction de l’impôt sur le capital (...). Votez pour faire la nique à ces universitaires politiquement corrects et vous aurez la déréglementation de l’électricité (...). Votez pour résister au terrorisme et vous aurez la privatisation de la sécurité sociale »... Devant tant de paradoxes, Frank fustige l’évolution d’un Parti démocrate honteux de lui-même, incapable de capter la colère d’une population qui devrait, en bonne logique marxiste, se tourner vers lui...

C’est alors que l’enquête trouve sa limite. Car en parlant de « dysfonctionnement » ou de « masochisme » populaire, l’auteur se révèle prisonnier d’une grille de lecture qui l’aveugle plutôt qu’elle ne l’éclaire. C’est du moins ce qu’affirme Wendy Brown, spécialiste de sciences politiques : « Bien que Thomas Frank explique de façon convaincante que les riches et les puissants ont exploité le désespoir et la frustration des classes moyennes et ouvrière américaine, son analyse suit un modèle d’ »intérêts objectifs« d’une part, et (...) de manipulation idéologique de l’autre. Elle ressuscite ainsi, au moyen de l’image usée de la »fausse conscience« , un certain espoir politique, et évite la perspective plus inquiétante d’une orientation subjective antiégalitaire, asservissante et abjecte, dans une partie importante de la population américaine », écrit-elle dans Les Habits neufs de la politique mondiale (éd. Les Prairies ordinaires, 144 p., 12 €). Brown y décrit précisément les zones de divergence, mais aussi de convergence, entre les « valeurs » du néoconservatisme, d’un côté, et les « intérêts » défendus par le néolibéralisme, de l’autre. Pour elle, il ne s’agit plus de déplorer les « illusions » populaires en ces domaines, mais de réaliser que cette alliance entre rhétorique morale et doctrine économique signe l’avènement d’un citoyen non démocratique : « Ce dernier n’aime ni la liberté ni l’égalité, même sous une forme libérale. Il n’attend du gouvernement (...) ni vérité ni responsabilité », note-t-elle.

Jean Birnbaum


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