La gauche et sa boussole : un humain capable d’être un antidestin, de se transformer...

dimanche 13 novembre 2016.
 

Qu’un gouvernement de gauche lâche sa boussole, et les voix citoyennes sont désemparées. Que la gestion de sa politique ne soit plus aimantée vers son Nord magnétique, l’idée de justice, et le souffle s’éteint dans un discours qui n’est que gestionnaire. Si l’idéal n’est pas voué à s’incarner dans un absolu, il est censé orienter débats, propositions, plans d’action.

L’écart entre ce qui était prévu et ce qui est réalisé, ce reste toujours à relancer, est la beauté et la misère des hommes multiples, dans l’entrelacs infini de leurs accords et dissensions. « Combien de ramages divers, écrit Diderot, combien de cris discordants dans la seule forêt qu’on appelle société. »

Au nom de l’« intérêt commun », le gouvernement de Hollande a continué d’opter pour le credo « On produit d’abord, on redistribue ensuite », dont les effets avaient déjà non seulement désespéré la gauche sous Mitterrand, mais avaient étendu au pays entier défiance et morosité. « Un tournant de rigueur », dont l’autre nom fut dérégulation et privatisation. Malgré l’expérience, le présent gouvernement a encore privilégié prioritairement une part, sous l’argument que servir d’abord les intérêts particuliers des « entreprises » permettra plus tard de servir l’autre part, salariés et chômeurs. D’où « pacte de responsabilité » sans contrepartie, d’où les lois travail vers plus de « flexibilité », d’où la primauté d’un discours gestionnaire axé sur le calculable au nom d’une realpolitik censée se convertir en « intérêt commun ». « C’est le rétablissement des marges, dit Hollande, qui permet de procéder à une redistribution. Il faut produire avant de répartir. » La logique temporelle semble imparable, mais l’expérience humaine, elle, n’est pas superposable à la logique. Avec le pacte, le CICE, le crédit d’impôt recherche, mais sans l’intérêt commun, les dividendes en France n’ont jamais autant flambé, se sont multipliés et raptent des crédits recherche pour des intérêts financiers et optimisations fiscales  : une oligarchie financière laissée à sa pente. « Ré-partir »  ? Inégalités non réduites, ascenseur social bloqué, chômage augmenté et la désespérance vient grossir les rangs d’une extrême droite parlant « au nom du peuple » uni par exclusion.

À ceux qui avaient élu la gauche promettant « le changement, c’est maintenant », le gouvernement intima patience. Sommés d’attendre la réalisation d’une logique temporelle, laissant croire que l’idéal, dans une dimension quasi théologique, pourrait être accompli. Que le rétablissement des marges, pouvant théoriquement permettre de répartir, impliquerait que les bénéficiaires des profits en auraient le désir. Mais la carte du calculable que les écoles de gestion parcourent n’est pas le territoire des hommes avec leurs désirs, leurs pulsions et contradictions. Avec un tel credo dans la zone trouble, entre sincérité, connivence sociale et duplicité, M. Gattaz peut arborer tranquillement son badge « 1 million d’emplois », les emplois attendront.

Quand un gouvernement de gauche pense qu’il réussira en imitant dans une rivalité mimétique ce qu’il présume être l’efficacité de la droite, il perd cet autre efficace qui ne croit pas à la vertu rédemptrice du seul calculable, mais s’en sert, l’oriente, le régule, ne l’abandonnant pas à « la main invisible » des hommes, eux bien vivants, qui, lobbys en batterie, font légiférer pour leur propre compte. La gestion du calculable n’est pas affaire que de technique, elle-même toujours intriquée dans le non-technique qui inclut des hommes voulant être reconnus tels, et ne pas être réduits en « humains de papier ». En témoigner supposerait de penser en même temps l’équité aux deux parts, les deux temporalités dès le début conjointes, autant valorisées, l’une en « attente », processus incertain, l’autre investissant dans ce qui promeut la vie, non la survie  : Pôle emploi réformé, renfloué, politique de formation, réinsertion, apprentissage, soutien scolaire redoublé en maternelle et CP, administration aidante et non freinante, crédits facilités. Boussole qui oriente, pare aux énergies flottantes, risquant d’être vulnérables aux délinquances, populismes jusqu’aux fanatismes.

Qu’un gouvernement de gauche accueille les citoyens plutôt que de les écarter des lieux où ils sont concernés, que leurs voix soient partie prenante de ce qui fait leur vie, et « le changement » ne sera peut-être pas « maintenant » mais en cours, processus partagé et ressenti comme tel. Réduire ces citoyens à des électeurs, ne pas faire confiance à leur capacité d’imagination, d’initiative, de responsabilisation, professionnaliser toujours plus la politique, continue une vieille politique de notables, se perpétuant, cherchant à le faire, et prospérant avec eux la litanie d’un « non-cumul des mandats » toujours reporté. Deux mondes séparés, l’un dans le confort et pouvant, lui, « attendre », l’autre dans les soucis et la survie. Entre, la solidarité défaite.

Possible pourtant que des citoyens puissent démocratiquement proposer leurs projets sur le lieu même d’une Assemblée nationale, mémoire redevenue vivante dans un espace public. Possible que des laboratoires de prospective puissent avoir avec l’État des vrais lieux de partage, profit d’imaginer, plaisir d’anticiper, d’expérimenter, enfin relégitimés. Passerelles créatives mêlant art, connaissance, expérience, pour penser transitions politiques, écologiques, numériques. Pas alors la fin de l’État, souhaitée par les néolibéraux du Tafta, mais un État avec tous, qui tente, encourage les prises de risque d’outrepasser le savoir déjà là, accueille les idées au lieu de les refouler dans le pli paresseux des habitudes, des académismes, des petits et grands pouvoirs des fiefs administratifs. « Entreprendre » n’est pas fait que de calculable mais de l’aventure d’un humain capable d’être un antidestin, de se transformer, aimant dans l’inconnu passer.

Un gouvernement de gauche ne peut plus tenir le discours des grands récits, prétendre accomplir la fin de l’histoire, sens ultime des paradis perdus ou à retrouver. Mais reste le plaisir des histoires, ce fil qui tisse du continu aux événements discontinus. En agissant et parlant au profit de tous, l’élu de cette gauche peut raconter un voyage, le souffle qui tend vers lui, élançant les vies. Ce ne sont pas les discours gestionnaires qui font rêver mais la limaille des actes aimantés réellement vers plus de justice, ceux qui ouvrent à chacun le possible d’inventer librement à sa vie un sens.

Par Élisabeth Godfrid Philosophe au CNRS


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