Palestine : Une mort à un million de dollars

jeudi 17 novembre 2016.
 

Asmaa Alghoul, écrivaine, journaliste lauréate de nombreux prix et femme libre, est née en 1982 à Rafah, au sud de la bande de Gaza. Le courage de ses prises de position contre le « siège de l’esprit » qu’elle estime opéré par le Hamas tout autant que de ses reportages dans Gaza pendant l’offensive israélienne de 2014 ont été salués à l’étranger. L’insoumise de Gaza, qui paraît le 9 novembre 2016, est le récit de sa vie quotidienne. Elle l’a fait en arabe à Sélim Nassib, qui lui a prêté sa plume prestigieuse pour une édition en français. Commencé en 2011 au Caire pendant le printemps arabe, l’échange entre les deux écrivains s’achèvera en 2016, au gré des — rares — autorisations de sortie du territoire occupé. Nous reproduisons ici le chapitre intitulé « Une mort à un million de dollars ».

Je me suis réveillée à 6 h 30 le lendemain matin, le 3 août. Sur mon portable, j’ai vu que le correspondant de la chaîne Al-Aqsa du Hamas m’avait téléphoné à sept reprises. Je l’ai rappelé. Il m’a demandé : — Est-ce que les Alghoul qui habitent le quartier Yibna à Rafah sont de ta famille ? — Oui, pourquoi ? — Ils ont été bombardés. Mais n’aie pas peur : il n’y a que quatre morts.

Je suis devenue toute blanche. Nous avons allumé la radio : c’était bien ma famille, ils dormaient tous dans la maison de mon enfance, écrabouillée à présent ! Le nombre de victimes est monté à six, puis à sept, à huit, et finalement à neuf… Mes cheveux se dressaient sur ma tête. Nous nous sommes tous mis à pleurer et à crier, ma mère, mes frères… Et mon père qui dormait ! Je suis allée le réveiller en lui parlant le plus doucement possible : — Papa, la maison de l’oncle Ismaël a été bombardée… Il a ouvert un œil. — Ont-ils envoyé un obus à blanc sur le toit avant de bombarder ? — Non. — Ça veut dire qu’ils sont tous morts.

Nous nous étions donc réveillés sur la catastrophe que j’avais pressentie deux jours plus tôt. Les victimes étaient mon oncle de soixante ans, sa femme, quatre de leurs enfants et trois de leurs petits-enfants — dont le plus jeune, Mustapha, qui n’avait que vingt-quatre jours. Il était l’un des jumeaux récemment nés dans la famille. Mais qui avait pu décider que Mustapha était le mort et Ibrahim le vivant ? Qui avait pu les distinguer l’un de l’autre alors que leur père avait péri et que leur mère se trouvait dans un service de soins intensifs à l’hôpital ? Quel doute ce survivant allait-il porter en lui toute sa vie ? Cette troublante histoire de double n’était pas la seule puisque l’une de mes cousines assassinées, Asmaa Alghoul, vingt-deux ans, portait le même nom que moi… Mes cousins, mes cousines, où étaient-ils partis ? J’y pensais tout le temps. J’ai écrit une nouvelle à ce sujet : « Où sont-ils ? » Ils n’avaient pas connu beaucoup de plaisir sur cette terre, misérables qu’ils étaient ! Aucun d’entre eux n’appartenait au Hamas ni à une quelconque organisation politique. Mon oncle Ismaël était un homme très pragmatique. il était ouvrier et se procurait des stocks d’habits qu’il revendait, il avait passé sa vie à travailler en Israël, il parlait bien l’hébreu. C’est derrière sa camionnette que je me trouvais quand, enfant, un soldat m’avait offert ce bonbon que j’avais refusé… Deux missiles lancés par un avion de chasse F16 avaient pulvérisé leur maison. Il paraît qu’un seul de ces missiles coûte un demi-million de dollars. Toute leur vie, ils avaient vécu pauvres dans cette maison misérable, pas de fondations, pas de ciment, pas de décoration, rien du tout, un toit en tôle ondulée… Et ils sont morts à un million de dollars ! Quelle sombre mascarade !

Trois semaines plus tôt, au quatrième jour de la guerre, j’étais allée à Rafah pour enquêter sur une famille, les Ghannam, qui avaient été victimes d’un tir d’obus. J’avais mis dans mes poches des carrés de chocolat que je voulais donner à ma grand-mère Zakiyyé. Sur le chemin, j’étais passée à côté de ma maison d’enfance et j’avais aperçu mon oncle Ismaël assis devant la porte. Je l’avais salué, il m’avait invitée à entrer en m’annonçant que mon autre grand-mère, Ghazalé, était en visite chez lui. J’avais ainsi croisé par hasard tous ceux qui allaient mourir. C’était Ramadan et ils se préparaient à rompre le jeûne. L’un de mes cousins, sa femme et ses enfants s’étaient réfugiés là parce que leur propre maison était proche de la zone très bombardée des tunnels. Je les avais tous embrassés, ainsi que mes cousines Asmaa et Hanadi, et nous avions beaucoup ri… Je m’étais mise à jeter les chocolats en l’air et les enfants essayaient de les attraper. La femme de mon oncle était sortie de la cuisine : « J’ai entendu la voix d’Asmaa ! » Elle m’avait serrée dans ses bras -– « Espèce de folle ! Comment as-tu fait pour arriver jusqu’ici ? » — et invitée à rompre le jeûne avec eux. Mais j’avais refusé : « Ma mère me tuera, il faut que je revienne tout de suite à Gaza. » Puis ils m’ont annoncé qu’ils avaient une surprise à me montrer, ils m’ont emmenée dans une chambre et là, j’avais découvert les jumeaux nés au deuxième jour de la guerre, quarante-huit heures plus tôt. Je ne savais pas que je leur faisais mes adieux, à eux, à leurs parents, à tous –- ainsi qu’à cette maison où j’avais grandi et entendu pour la première fois la BBC en arabe que mon grand-père écoutait toujours en s’endormant… Que Dieu ait pitié d’eux !

Les souvenirs et les mots se bousculaient dans ma tête, dans ma gorge, ils étaient en train de m’étouffer ! La liaison internet était coupée et il fallait absolument que j’écrive ! Je suis allée dans un endroit sur la plage où je savais qu’une connexion était possible, et j’ai commencé : « Je ne vais pas me taire ! Je ne vais pas pleurer ! Je vais écrire, écrire jusqu’à la fin ! » Les gens me voyaient de loin et venaient me présenter leurs condoléances ; je m’interrompais, je pleurais un peu et je recommençais à écrire. Jusqu’à sortir de moi cet article que la presse étrangère reprendra largement : « Ne me parlez plus jamais de paix. » Ce n’était ni un slogan ni un bon mot. J’ai toujours pensé que la paix était la seule chose qui pouvait dénouer ce conflit. Mais après avoir vu les miens tués de cette façon, quand l’un de mes cousins s’était réveillé avec un mal de ventre, et qu’en se touchant il s’était retrouvé avec ses intestins dans les mains, qu’il avait appelé son père, puis son frère et, n’entendant pas de réponse, avait compris qu’ils étaient tous morts… Quand te viennent ces détails atterrants sur la mort de proches et que tu continues à les voir sur des photos et des vidéos, de quelle paix peut-il encore être question ? Je parle de mes vrais sentiments, pas d’une quelconque position politique. Quelle paix quand un missile tombe sur une famille endormie qui ne sait même pas qu’elle est en train de mourir ? Et que leur maison, ma maison qui tenait debout depuis soixante-trois ans, où j’avais lu mon premier livre, est détruite dans la même seconde ? Je ne serai jamais favorable ni à la guerre ni à la violence. Quelle que soit leur laideur, je sais que les guerres finissent par une paix entre ennemis. Mais il s’agit d’une paix politique alors que je parle, moi, d’une paix intérieure.

Une chose que je n’ai toujours pas comprise : comment les Israéliens ont-ils pu approuver un gouvernement qui tue avec un tel sang-froid des êtres humains, comment ont-ils pu justifier son action ? On aurait dit qu’un aveuglement général s’était abattu sur cette société, comme si le bombardement de Gaza et de ses habitants n’avait tout simplement pas lieu. Certains ont pourtant élevé la voix et exercé une grande influence — comme le journaliste du quotidien Haaretz, Gidéon Lévy, un type formidable. Pas un Arabe n’a écrit comme lui ! Des fanatiques palestiniens ont demandé qu’on le fasse taire, persuadés que c’était un hypocrite : ils ne pouvaient tout simplement pas croire qu’un Israélien puisse dire des choses pareilles ! J’ai suivi jour après jour ses écrits, et je crois que sa voix n’a malheureusement été ni assez forte ni assez entendue. Il a reçu tant de menaces qu’il a été obligé de prendre un garde du corps ! Puisque c’est comme ça, j’aimerais beaucoup qu’il vienne vivre à Gaza ! J’ai toujours refusé les demandes d’interview de Radio Israël ou d’autres médias israéliens. Je ne pouvais pas leur parler, cela m’était impossible. Mais si cela avait été Gidéon Lévy, comment aurais-je pu dire non ? Asmaa Alghoul, Sélim Nassib D’après Ahmed Ayman/Deviantart.

Asmaa Alghoul, Sélim Nassib, L’insoumise de Gaza Calmann-Lévy, novembre 2016. — 240 p. ; 17,50 euros. Asmaa Alghoul Écrivaine et journaliste. Sélim Nassib Longtemps journaliste à Libération, scénariste et auteur des romans Oum (Balland) et Un amant en Palestine (Robert Laffont). Gardez le contact

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