Peut-on, aujourd’hui dans ce pays, remettre en cause la doxa libérale en économie ?

mardi 25 octobre 2016.
 

Avec Christian Chavagneux, éditorialiste à Alternatives économiques ; Henri Sterdyniak, coanimateur des Économistes atterrés ; Pascal de Lima, économiste de l’innovation et enseignant à Sciences-Po ; Frédéric Boccara, commission économique du PCF, membre du Conseil économique social et environnemental.

Entre le Medef et le programme de la droite

par Christian Chavagneux Éditorialiste à Alternatives économiques

La croyance dans les vertus innées des marchés a longtemps dominé le champ de la réflexion économique. Elle imprègne encore largement les médias publics et privés, la majorité des chroniqueurs économiques y adhèrent. Pourtant, les choses sont déjà en train de changer. Du côté des académiques, de Joseph Stiglitz à Paul Krugman en passant par Dani Rodrik et quelques autres, plusieurs grands noms de la science économique américaine sont loin d’être des dévots du marché. Les grandes institutions internationales, hier porteuses du libéralisme économique, ont mis beaucoup d’eau dans leur vin. À l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), on dénonce la montée des inégalités dans le capitalisme contemporain. Au Fonds monétaire international (FMI), on nous dit que les contrôles des capitaux peuvent ne pas être inutiles, que la régulation financière doit être intrusive. Et un article de trois de ses économistes intitulé « Néolibéralisme  : survendu  ? » a fait grand bruit à l’été 2016. On y lit que la libéralisation financière fait peser d’importants coûts d’instabilité et que les recommandations libérales en faveur de l’austérité budgétaire provoquent récession et inégalités. Quant aux experts de la Banque des règlements internationaux (BRI), le club des banquiers centraux, ils nous expliquent qu’il peut y avoir trop de finance et que ce n’est pas bon pour la croissance. Que dire de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), embourbée dans des négociations de libéralisation commerciale qui n’aboutissent plus, une conclusion qui semble bien devoir être également le lot du Tafta, un projet de coordination des règles entre l’Europe et les États-Unis au grand profit des multinationales, dont les populations ne veulent pas.

Du côté des États, on est aussi plus circonspect. On peut juger que leurs efforts en matière de régulation financière ou de lutte contre les paradis fiscaux sont insuffisants. Mais, au regard de la situation qui prévalait avant la crise de 2007-2008, durant laquelle ils ne faisaient rien, c’est assurément un progrès  !

Bref, si on s’intéresse au libéralisme économique comme idéologie, c’est-à-dire comme représentation du monde, sa cote intellectuelle est indéniablement en baisse. Pour autant, les politiques inspirées de la doxa, qui a fortement prévalu des années 1990 jusqu’aux premières années du XXIe siècle, n’ont pas disparu. Des programmes du FMI promettent encore la lune à ceux qui réduisent leurs dépenses publiques et privatisent à tout-va. L’Allemagne, qui doit une partie de son renouveau d’après guerre à l’annulation de la moitié de sa dette extérieure en 1953, est oublieuse de son passé et réclame l’austérité pour tous. Les zélotes du « tout pour les entreprises » se trouvent également dans certaines directions de la Commission européenne.

En France, le débat autour du libéralisme continue car il est porté par cet environnement européen et par la domination des libéraux sur l’université, dont ils dominent les jurys de sélection. Au printemps dernier, Jean Tirole publiait un pavé supposé synthétiser la parole d’une science économique neutre, que le simple hasard sûrement amène à proposer des politiques économiques situées entre le Medef et le programme des candidats aux primaires de la droite. Cahuc et Zylberbeg nous ont resservi la même soupe en septembre, dénonçant ceux qui ne pensent pas « bien » comme des faux savants, avant de réclamer aux médias de ne plus les inviter… Ces libéraux de la vieille école sont violents, bloquant les carrières des enseignants qui ne leur plaisent pas. Il faut immédiatement créer un autre jury capable d’accueillir aussi bien la pensée économique libérale que celles qui ne s’y reconnaissent pas. Il en va de l’avenir du débat démocratique sur l’économie dans notre pays.

Auteur des Aventuriers de la finance perdue (avec James). Éditions Casterman, 2016.

La tâche essentielle des économistes

par Henri Sterdyniak Coanimateur des Économistes atterrés

La pensée libérale en économie repose sur un postulat  : le libre jeu des agents économiques dans des marchés concurrentiels amène automatiquement à la meilleure situation possible. Les interventions publiques qui écartent de cet optimum sont donc toujours néfastes. Au cours du temps, cependant, les libéraux ont dû admettre que ces interventions étaient parfois nécessaires pour fournir certains biens publics (comme la sécurité, la justice, les infrastructures, mais les libéraux estiment qu’elles sont potentiellement dangereuses et veulent toujours les réduire au minimum. Ainsi les voit-on préconiser la baisse ou même la suppression du salaire minimum, l’allègement du droit du travail, des normes sanitaires ou environnementales qui nuisent au bon fonctionnement des marchés, soutenir la privatisation des services publics, de l’enseignement, de la santé, des retraites, puisque, selon eux, les institutions publiques sont moins efficaces que les entreprises privées, et que les impôts qui les financent découragent de travailler. Le fait est que ces idées représentent aussi les intérêts des classes dirigeantes, de sorte qu’une alliance se fait, favorisée aussi par l’affaiblissement du mouvement social. Une partie importante des hauts fonctionnaires font des va-et-vient entre l’État et les affaires  ; ils se sont donc ralliés aux idées libérales. C’est aussi le cas des cadres des institutions européennes.

Les médias, en particulier les médias économiques, sont aujourd’hui en quasi-totalité la propriété de groupes capitalistes. Ceux-ci financent aussi les travaux de certains économistes, des chaires universitaires, des think tanks. Le discours libéral, non dans sa version scientifique élaborée mais dans sa version idéologique, est ainsi devenu dominant dans le débat public en s’appuyant sur des cautions prétendues scientifiques  : il faut laisser le champ libre aux chefs d’entreprise et aux marchés financiers.

Ainsi, les économistes orthodoxes ne se sont pas inquiétés des déséquilibres que provoquaient le développement du capitalisme financier mondial, la précarisation des classes populaires, l’explosion des hauts revenus, la hausse des rentabilités requises par les marchés financiers. Les économistes à la solde de la finance ont propagés l’idée que les marchés financiers étaient efficients et rationnels, de sorte qu’ils ne devaient pas être régulés, que taxer les transactions financières nuirait à leur efficacité. Le discours du Medef contre les charges sociales, contre le droit du travail, contre les dépenses publiques, contre les régulations est ainsi massivement repris. C’est l’évolution économique elle-même qui remet en cause la doxa libérale. Ainsi, le discours sur l’efficacité des marchés financiers a été détruit par la crise de 2007, ou du moins il aurait dû l’être. La chute de la Bourse, l’instabilité financière, le bas niveau des taux d’intérêt ont décrédibilisé le discours sur la retraite par capitalisation. Laisser les chefs d’entreprise conduire leurs affaires à leur guise  ? Liberté des banquiers qui ont préféré chercher une rentabilité mirifique sur les marchés financiers plutôt que développer le crédit finançant l’investissement et l’emploi  ? Liberté des industriels dans l’agroalimentaire ou l’automobile qui imposent à leurs salariés de tourner les normes sanitaires ou écologiques  ? De ceux qui développent des produits ostentatoires  ? Faut-il laisser les grandes entreprises multinationales (Google, Amazon, Facebook) dominer les échanges culturels  ? Faut-il laisser les plus riches et les grandes entreprises s’exonérer des charges fiscales et obliger les États à réduire leurs dépenses publiques et sociales, mettant en péril leur cohésion sociale  ? Faut-il ne laisser d’issue aux salariés que de se concurrencer en acceptant baisse de salaires et des prestations sociales  ? Le libéralisme aujourd’hui mène à une quadruple impasse  : l’instabilité financière, la crise économique, la destruction de la cohésion sociale, la catastrophe écologique. Remettre en cause la doxa libérale est donc la tâche essentielle des économistes à présent.

Des marchés vertueux étaient pourtant possibles

par Pascal de Lima Économiste de l’innovation et enseignant à Sciences-Po

« Laissez faire, laissez passer  ! » Nous devons cette phrase au physiocrate Vincent de Gournay qui, à la fin du XVIIIe siècle, commença à théoriser les bienfaits du marché et du libéralisme par opposition au mercantilisme étatique. Aujourd’hui, la doxa libérale est partout. Personne n’échappe dans l’actualité à la pression, confuse ou pertinente, de la Commission européenne pour privatiser à tout-va le patrimoine public des pays en difficulté. Personne n’échappe non plus à la capitulation de la Grèce face aux créanciers, à la pression publicitaire parfois imposée de fait, aux excès des marchés (le commerce du don d’organes ou autres…), et au marché des droits à polluer  : le libéralisme est partout. Vaste sujet complexe et protéiforme, qui mêle l’histoire des Lumières et l’application mathématique, la doxa libérale est aujourd’hui l’aiguilleur, le curseur universel. Son témoin  : le marché. Il faut libéraliser les marchés pour créer de la croissance et pour développer le commerce international. Ainsi, le bonheur et la richesse s’accroîtront par le bénéfice des avantages comparatifs des pays.

Le retour en grâce du libéralisme depuis les années 1980 a d’abord séparé les marchés de sa moralisation, alors que des marchés vertueux étaient pourtant possibles. De plus, la chute du mur de Berlin et du communisme ont porté un coup fatal à toute alternative. Les hétérodoxes ne sont plus pris au sérieux, le libéralisme le plus froid rimerait avec faits et objectivité. Pourtant, celui-ci ne manque pas de cynisme  : à côté du marché des entreprises qui polluent et qu’il formalise dans la recherche, elle crée un marché des droits à polluer comme solution, en lieu et place de l’interdiction pure et simple des activités polluantes. C’est l’idée finalement que l’économique l’emportera toujours sur l’humain. On prône alors le marché à tout-va et la rationalité économique est devenue une idéologie déguisée en un discours politique que l’on suppose alors objectif et neutre. La compétition devient sacralisée et les modèles formalisés d’une myopie effroyable – faisant fi de l’histoire des hommes et des institutions – banalisés.

Les échecs des excès du libéralisme sont pourtant indiscutables, presque évidents  ; une évidence que personne ne voit, tellement elle est grande. Crise financière, inégalité et concentration des richesses, homogénéisation du monde par la puissance de l’argent, superficialité, bref, tout ce qui peut être vendu est valorisé. L’intérêt, l’égoïsme, la jouissance au détriment des autres sont même défendus dans la vision la plus extrême du libéralisme dans Justine ou les Malheurs de la vertu, le premier ouvrage du marquis de Sade. Certains se défendront, soutenant que l’État est au cœur du libéralisme, mais il s’agit d’interventions régaliennes et, le moins que l’on puisse dire, c’est que dans le domaine de l’éducation, l’État ne cesse de se désengager. D’autres diront qu’il s’agit d’une mauvaise compréhension des incitations – sous-entendu ajoutons l’argent à l’argent, le marché aux marchés inefficients.

Une alternative est pourtant possible. Elle est simple  : la social-démocratie. Il s’agit d’abord de prendre le contre-pied des marchés idiots et de les rendre plus humains  : en faire émerger les vertus, l’université où chacun y gagne, le contraire du favoritisme ou du clientélisme. L’empathie, ensuite  : un entrepreneur, par exemple, a besoin d’imagination et d’empathie pour anticiper les goûts des consommateurs sans manipulation pavlovienne ex ante, et de la confiance qui facilite la réalisation des objectifs. Tout cela est possible, moyennant trois principes fondateurs de la social-démocratie  : l’égalité des chances et le progrès des parcours différentiés, les libertés égales pour tous (expression, association, création d’entreprise), le principe du refus absolu de la misère avec comme unique alternative le revenu universel.

Pour des avancées nouvelles, des idées et des luttes

par Frédéric Boccara Commission économique du PCF, membre du Conseil économique social et environnemental

La question se pose après la publication du livre de Cahuc et Zylberberg (C&Z) qui traite de « négationnistes » les Économistes atterrés, la CGT et le PCF, tandis que les médias dominants ne brillent pas par leur pluralisme d’analyses économiques. Et les travaux de l’Association française d’économie politique (Afep) ont montré que la diversité du recrutement des économistes était menacée à l’université. Cette situation ne date pas d’aujourd’hui. Elle s’exacerbe. Mais l’unilatéralisme des médias choque de plus en plus. D’où le succès populaire des atterrés, militants et économistes, qui inquiète évidemment l’establishment. Ce dernier préférerait que le mouvement social, le débat politique d’alternatives, à défaut de partager la doxa libérale, rejette d’un revers de manche toute pensée économique, tout effort de rigueur construite reliant théorie, faits et pratique, et sombre dans le populisme. Mais se manifeste une envie de « comprendre pour accomplir » (H. Jourdain, syndicaliste de l’aéronautique et communiste). Les pensées hétérodoxes considèrent l’économie comme une science sociale et la société dans sa dimension historique. Diverse, l’hétérodoxie va de Marx à Keynes et Schumpeter, en passant par Veblen et bien d’autres. Liée aux luttes et à la créativité sociale, elle a participé de façon décisive à la sortie de la crise à la Libération et a modelé le courant révolutionnaire réaliste qui a permis en France cette issue.

L’appel de C&Z à l’épuration est inadmissible et dangereux. Mais il choque largement. Leurs apories sur la méthode ont été relevées  : comment prétendre isoler un seul facteur parmi de multiples autres pour identifier un seul effet dont il serait la cause unique, en repérant des personnes totalement interchangeables  ? C’est réduire la société au marché, avec des individus indépendants, et mettre de côté institutions, représentations, etc. L’hétérodoxie a en commun de penser que le marché n’est pas indépassable. C’est très différent de l’amendement libéral-réaliste du marché par l’État, son complément. L’hétérodoxie a en commun d’admettre la possibilité de crises venues de l’intérieur du système (« endogènes »). Alors que C&Z nous disent que les capitaux ne peuvent pas exiger une rentabilité excessive et folle, car sinon « la finance » s’en apercevrait à l’avance  ! Le marché financier est donc omniscient  ? Fausse évidence que de se baser, pour cela, sur le fait qu’une ou deux années de récession, sur quarante ans, serait un pourcentage négligeable. Pour C&Z, les entreprises n’auraient qu’un seul coût, celui du travail. Est-ce scientifique d’avoir des hypothèses si loin du réel  ?  ! Leur base est une théorie précise, néoclassique, dans laquelle le capital produit seul sa valeur et le travail produirait seul la sienne. Incontestable  ?

Cela ne doit pas masquer le besoin de dépasser le dualisme entre doxa libérale et keynésianisme traditionnel. Particulièrement face au monde nouveau et aux défis de la crise systémique radicale. Les avancées marxistes sont au cœur de cela, avec l’équipe de la revue Économie et Politique et les travaux de Paul Boccara. Celles-ci étant refoulées et méconnues, leur diffusion s’est resserrée au fur et à mesure que montaient le tournant droitier du PS et le rejet du marxisme vivant jusqu’au PCF, alors que dans les années 1970, elles jouaient un rôle pivot en lien avec leur explication, toujours actuelle, de la crise. Méconnues, elles marquent pourtant jusqu’au vocabulaire sur la « sécurisation » de l’emploi  !

Quelques enjeux  : comment dépasser du marché du travail par une sécurité mobile d’emploi ou de formation  ? L’intervention publique quelle qu’elle soit, même pour sauver les profits  ? Dépasser l’opposition entre stimulation de la demande et « économie de l’offre » en articulant stimulation de la demande et autre offre. Limiter la norme financière et encadrer le taux de profit ou avancer vers de nouveaux critères de gestion des entreprises. Ne voir dans les salariés que des consommateurs potentiels par leurs salaires ou un élément clé de l’efficacité de l’offre  ? Ignorer la spécificité des services publics, de la protection sociale et des communs  ? Réduire la monnaie à une quantité d’argent créée ou s’intéresser à sa destination (placements financiers contre production réelle), et donc ne pas la dissocier du conflit sur son but (être du capital ou pas) et des institutions qui la créent – banques, banques centrales – de leurs règles. Ignorer la spécificité de la révolution technologique informationnelle actuelle  ? Libre-échangisme contre contrôle des frontières ou quelles institutions internationales de maîtrise des échanges pour les biens communs ?

Dossier de l’Humanité


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