La théorie du matérialisme historique ( 2 nécessité et libre arbitre) par Boukharine

dimanche 18 mars 2007.
 

Le texte ci-dessous représente la troisième partie ( Déterminisme et Indéterminisme, nécessité et libre arbitre ) du livre de Nicolai Boukharine " La théorie du matérialisme historique".

12 : Le problème de la liberté et de la non-liberté de la volonté individuelle.

Ainsi que nous l’avons vu, certaines lois sont observées dans la vie sociale comme dans la vie de la nature. Cependant, quelques doutes sérieux peuvent subsister à cet égard. Ce sont, en effet, les hommes qui déterminent les phénomènes sociaux. La société est composée d’hommes qui pensent, qui réfléchissent, qui sentent, qui se posent des buts, qui agissent. L’un fait une chose, un autre parfois agit de même, un troisième autrement, etc... Le résultat de ces actes constitue un phénomène social. Il n’y aurait, sans hommes, ni société, ni phénomènes sociaux. Voyons ce qui en résulte. Si les phénomènes. sociaux se conforment à des lois, et s’ils sont le résultat des actions humaines, il est évident que les actes de tout homme dépendent aussi de quelque chose. Ainsi, l’homme et sa volonté ne sont pas libres, mais liés et soumis à leur tour, à des lois. S’il n’en était pas ainsi, si chaque homme et sa volonté ne dépendaient de rien, quelle serait alors l’origine de la régularité des phénomènes sociaux ? Elle ne pourrait pas exister. Elle. n’aurait pas existé. Cela va de soi. Si tous les hommes boitaient, la société serait une société de boiteux : il ne pourrait en exister d’autre.

Mais d’autre part, comment expliquer la non-liberté de la volonté humaine ? Un homme ne décide-t-il pas lui-même ce qu’il veut faire ? Je veux boire, je bois ; je veux aller à une réunion, je décide d’y aller. Un soir, les camarades proposent, les uns d’aller au théâtre, les autres ailleurs, j’ai décidé d’aller moi-même au théâtre, je fais moi-même mon choix. L’homme n’est-il pas libre de choisir ? L’homme n’est-il pas maître de ses actes ? L’homme n’est-il pas maître de ses désirs et de ses aspirations ? Est-il un pantin, une simple marionnette, dont des forces inconnues tirent les ficelles ? Chaque homme ne sait-il pas, par sa propre expérience, qu’il peut décider, choisir, agir librement ?

Cette question porte, en philosophie, le nom de problème du libre arbitre, de la liberté et de la non-liberté humaines. La théorie qui affirme que la volonté humaine est libre (indépendante) s’appelle indéterminisme (théorie du libre arbitre). La théorie qui affirme que la volonté humaine n’est pas libre et qu’elle est soumise à certaines conditions, s’appelle déterminisme (théorie de la non-liberté de la volonté). Il faut, par conséquent, que nous décidions laquelle des deux est juste.

Voyons d’abord où nous mène l’indéterminisme, si nous l’admettons jusqu’au bout. Si la volonté humaine est libre et ne dépend de rien, cela veut dire qu’elle n’a aucune cause. Mais s’il en est ainsi, à quoi aboutissons-nous ? Nous aboutissons à la vieille théorie religieuse de l’Ancien Testament. En effet, voici ce qui en résulterait : tout se passe dans le monde d’après certaines lois déterminées, tout dans le monde, en commençant par la multiplication des puces, et en finissant par le mouvement du système solaire, a des causes ; seule, la volonté de l’homme ne leur est pas soumise. Elle constitue une exception unique et étrange. L’homme ne fait plus partie de la nature, mais il est une sorte de divinité au-dessus du monde. Par conséquent, la théorie du libre arbitre conduit directement à la religion qui n’explique rien, où il n’y a plus de science, mais une foi aveugle dans les diableries, dans les mystères, dans le surnaturel, dans l’absurdité.

Évidemment, il y a ici quelque chose qui cloche. Pour nous expliquer ce fait, considérons ce qui suit. Souvent, presque toujours, on confond la sensation de l’indépendance avec l’indépendance objective (réelle, indépendante de notre conscience). Prenons un exemple. Supposons que vous voyez un orateur dans une réunion publique. Il prend un verre d’eau et boit avidement. Qu’est-ce qu’il ressent, lorsqu’il saisit le verre ? Il décide lui-même de boire de l’eau, Personne ne l’y oblige. Personne ne le force. Il a la sensation complète de sa liberté ; il -a décidé lui-même qu’il a besoin de boire de l’eau et non pas de danser. Il a la sensation de sa liberté. Mais cela veut-il dire qu’il a agi sans cause et que sa volonté soit réellement indépendante ? Pas le moins du monde. Et tout homme intelligent verra tout de suite de quoi il S’agit. Il dira : « L’orateur a la gorge sèche ». Cela signifie qu’à la suite de l’effort fait par l’orateur, certains changements se sont produits dans sa gorge, changements qui ont provoqué le désir de boire de d’eau. Telle en est la cause ; un changement produit dans l’organisme (cause physiologique) a provoqué un certain désir. Et il s’ensuit qu’on ne doit pas confondre la sensation du libre arbitre, le sentiment de l’indépendance avec l’absence de cause, avec l’indépendance des désirs et des actions humaines. Ce sont même là deux choses totalement différentes. Et c’est sur leur confusion que reposent d’habitude tous les raisonnements des indéterministes, qui veulent à tout prix établir « l’origine divine » particulière de « l’esprit humain ».

Un philosophe des plus éminents, B. Spinoza (mort en 1677), a dit de la majorité de ces philosophes qu’ils considèrent d’une façon tout à fait fausse « l’homme de la nature, comme un État dans l’État ». Car ils pensent que l’homme trouble l’ordre naturel plutôt qu’il ne se soumet à lui, qu’il a, lui homme, une puissance illimitée, et ne dépend de rien, sauf de lui-même. (Œuvres de Spinoza : Éthique, Paris 1871, Charpentier et Cie, p. 7). Mais, en réalité, cette fausse conception est déterminée par le fait que les hommes ne connaissent pas les causes extérieures de leurs actions (p. 113 de l’édition française). C’est ainsi qu’un enfant s’imagine qu’il désire librement du lait qui le nourrit ; s’il est fâché, il pense que c’est librement qu’il veut se venger ; s’il a peur, qu’il décide librement de s’enfuir (page 115 de l’édition française). Leibnitz (mort en 1717) disait aussi que souvent les causes de leurs actes échappent aux hommes, ce qui provoque l’illusion d’une liberté absolue. Leibnitz citait à ce propos l’exemple d’une aiguille magnétique qui, si elle pouvait penser, se serait certainement réjouie de se tourner constamment vers le pôle Nord (G. G. Leibnitz, Opera Omnia, Tomus I Genevea, Apud fratres de Tournes, 1768, p. 155).

La même pensée a été exprimée par D. Méréjkovsky, avant qu’il ne fût devenu un fou apocalyptique et antibolchéviste :

Si la goutte de pluie Avait pensé comme toi, En tombant à l’heure fatale Du haut des cieux, Elle aurait dit : « Ce n’est pas une force inconsciente Qui me dirige C’est de ma propre volonté Que je tombe en rosée Sur un champ altéré. »

En réalité, les hommes démentent complètement en pratique la doctrine du libre arbitre. En effet, si la volonté humaine ne dépendait de rien, on ne pourrait pas agir, car il ne serait possible ni de compter sur quoi que ce soit, ni de prévoir. Imaginons, par exemple, qu’un spéculateur va au marché. Il sait qu’il y fera du commerce et qu’il marchandera, que chaque commerçant fera des demandes, que les acheteurs s’efforceront d’acheter le meilleur marché possible, etc... Mais il ne s’attend pas à trouver sur le marché des hommes qui marchent à quatre pattes ou qui hurlent comme des loups. On me dira que cet exemple n’a pas de sens. Pas du tout. Analysons-le comme il faut. Pourquoi les hommes ne marcheront-ils pas à quatre pattes ? Parce que ce n’est pas dans leur nature. Cela signifie que leur organisme est ainsi fait. Et pourtant les clowns marchent à quatre pattes ? Mais oui, c’est parce que leur volonté est déterminée par d’autres conditions et lorsque le même spéculateur s’en va au cirque, il prévoit qu’il y trouvera des hommes marchant à quatre pattes « contre nature ». Pourquoi les acheteurs veulent-ils acheter le meilleur marché possible ? Précisément parce qu’ils sont des acheteurs. Leur situation en tant qu’acheteurs les « oblige » à chercher les marchandises bon marché et dirige de ce côté leurs désirs, leur volonté, leurs actions. Et si les mêmes hommes étaient vendeurs ? Ils auraient agi en sens contraire. Ils auraient cherché à vendre le plus cher possible. Il en résulte, par conséquent, que la volonté n’est pas du tout indépendante, mais qu’elle est définie par toute une série de causes, et que les hommes ne pourraient agir s’il en était autrement.

Étudions un peu la question sous une autre face. On sait généralement qu’un homme ivre a des désirs « ineptes » et qu’il commet des actes aussi « ineptes ». Sa volonté agit tout autrement que le fait celle d’un homme qui n’est pas ivre. Pourquoi ? La cause en est l’empoisonnement par l’alcool. Il suffit d’introduire une certaine quantité de cette matière dans un organisme humain, pour que la « volonté divine » nous en fasse voir de toutes les couleurs. La chose est claire. Prenons encore un autre exemple : on donne à quelqu’un à manger des choses salées. Infailliblement, il voudra « en toute liberté » boire beaucoup plus que d’habitude. Ici aussi, la raison en est évidente. Mais si le même homme se nourrit « normalement » ? Il boit alors une quantité « normale » d’eau ; il « voudra » boire autant que les autres. Comme on le voit dans ce cas aussi, la volonté dépend de certaines causes, comme dans des cas extraordinaires.

L’homme commence à aimer lorsqu’il a atteint l’âge de la puberté. L’homme très épuisé devient la proie d’un « sombre désespoir ». En un mot, les sentiments et la volonté de l’homme dépendent de l’état de son organisme et des conditions dans lesquelles il se trouve. Sa volonté, ainsi que tout dans la nature, est déterminée par certaines causes déterminées et l’homme ne fait aucune exception dans le monde : l’homme veut se gratter derrière l’oreille (il a un petit bouton qui le démange) ou bien il commet une action héroïque, peu importe : tout a sa cause. Certes, il est difficile parfois de trouver ces causes, mais c’est là une autre question. Avons-nous découvert toutes les causes dans le domaine de la nature vivante ? Nullement. Cependant les hommes n’ayant pas encore réussi à tout expliquer, il ne s’ensuit point que l’explication ne soit pas possible.

Il faut remarquer qu’il n’y a pas que les faits normaux qui soient soumis à la loi de causalité ; ce sont les phénomènes qui en dépendent. Les maladies psychiques nous en offrent un exemple frappant. À quelle loi, à quel « ordre » obéissent en apparence les désirs et les accents incohérents, étranges et monstrueux des malades psychiques et des fous ? Ils ont pourtant leurs causes, qui déterminent ces actes de leurs auteurs. Cela signifie que la loi de causalité garde sa vigueur, même dans les cas de folie.

C’est sur ces faits qu’est basée la classification des maladies psychiques. On distingue quatre ordres de causes : 1º l’hérédité (la syphilis, la tuberculose, etc ... 2º les contusions (traumatismes) ; 3º les empoisonnements 4º l’épuisement et les chocs moraux (Serbsky : Les maladies mentales). Voici, par exemple, la description d’un accès de fièvre délirante : « Il semble aux malades qu’on trame quelque chose contre eux, que leur entourage entier prend part à la conspiration, à laquelle se joignent, non seulement les voisins, mais même les animaux domestiques et les objets inanimés, etc... » (A. Bernstein : La fièvre délirante). Cette sorte de fièvre est due souvent à l’alcoolisme. Voici encore la description d’une crise de paralysie progressive (conséquence de la syphilis) ; d’abord désordre psychique, légèreté d’esprit, cynisme, manque absolu de méfiance ; en deuxième lieu, le délire (folie des grandeurs, le malade croit qu’il est milliardaire, qu’il est roi) ; la troisième phase : abattement général (P. Rosenbach : La paralysie progressive). Suivant les parties du cerveau qui sont atteintes, la direction de la volonté se modifie. Toute la pratique médicale, en ce qui concerne les maladies nerveuses, est basée sur les rapports entre la vie psychique et certaines causes déterminées.

C’est à dessein que nous avons pris les exemples les plus variés. Leur étude nous montre que la volonté, les sentiments, les actes d’un homme sont toujours déterminés par une certaine cause, quelles qu’en soient les conditions, ordinaires ou extraordinaires, normales ou anormales ; les actions humaines sont ainsi toujours « déterminées, définies ». La doctrine du libre arbitre (l’indéterminisme) est, en réalité, la forme raffinée d’une conception semi-religieuse, forme qui n’explique rien, qui est contraire à tous les faits, et qui entrave le développement de la science. C’est le déterminisme qui constitue la seule conception juste.

13 : La résultante des volontés individuelles dans une société non organisée. Il n’est pas douteux que la société est formée d’individus et que tout phénomène social est composé d’un grand nombre de volontés, d’actes, de sensations et de sentiments individuels. En d’autres termes, le phénomène social est le résultat (ou, comme on dit parfois, la « résultante ») des phénomènes individuels. La question du prix peut en fournir ici un exemple frappant. Des vendeurs et des acheteurs se rencontrent au marché. Les uns ont des marchandises, les autres de l’argent. Les uns et les autres poursuivent des buts définis : chacun estime d’une façon déterminée sa marchandise et son argent, fait son compte et marchande. C’est à la suite de cette mêlée de foire que s’établit le prix sur le marché. Il ne s’agit plus des désirs d’un vendeur ou d’un acheteur particulier ; nous sommes ici en présence d’un phénomène social, qui est le résultat d’une lutte entre les « volontés » particulières. Il en est de même pour d’autres phénomènes sociaux. Prenons, par exemple, l’époque des Révolutions. Les hommes agissent d’une façon plus ou moins énergique, les uns tirent à hue, les autres à dia. C’est à la suite de cette lutte entre des hommes après la a victoire de la Révolution » que naît un régime nouveau. « Les rapports sociaux déterminés, - écrit Marx, - sont des produits humains au même titre que la toile, le lin, etc... » (Karl Marx : Misère de la philosophie ; Giard et Brière. 1908, pages 72 et 115).

Mais ici, nous pouvons être en présence de deux cas différents qui ont leurs particularités. Les voici : dans le premier, nous sommes en présence d’une société inorganisée, c’est-à-dire, par exemple, une société basée sur l’échange des marchandises, ou capitaliste ; dans l’autre, nous avons en face de nous une société organisée : - communiste. Étudions d’abord le premier cas. Prenons pour cela un exemple typique que nous avons déjà cité, celui de l’établissement du prix. Quel est le rapport entre le prix établi sur le marché et le désir, l’estimation et les intentions de chacun des individus venus au marché ? Il est clair que ce prix ne correspond pas exactement à ces désirs. Pour une grande partie des gens qui sont venus au marché, il est tout simplement désastreux : soit pour ceux qui, « à ce prix », ne peuvent rien acheter, et s’en vont avec leurs sous et le ventre creux, soit pour ceux qui se ruinent, le prix étant pour eux trop bas ? Tout le monde sait qu’une masse d’artisans, de petits marchands et de petits propriétaires ont été ruinés parce que les gros fabricants avaient inondé le marché de marchandises à bas prix ; les petits commerçants ont été ruinés parce qu’ils ne pouvaient pas soutenir la concurrence de ces prix, établis sous l’influence de la grande quantité de marchandises jetées sur le marché par les grands capitalistes.

Nous avons déjà cité plus haut un exemple caractéristique, celui de la guerre impérialiste, pendant laquelle beaucoup de capitalistes avaient voulu s’enrichir ; et cependant, ce fut une ruine générale qui s’ensuivit, et, de cette ruine, naquit la Révolution dirigée contre les capitalistes, qui, évidemment, ne l’avaient nullement voulue.

Que signifie tout cela ? Que, dans une société non organisée, où la production n’est pas réglementée, où il existe des classes en lutte, ou rien ne se fait suivant un plan, mais sous la poussée de forces aveugles, le phénomène social ne concorde pas avec le désir du plus grand nombre. Ou bien, comme l’ont dit souvent Marx et Engels, les phénomènes sociaux sont indépendants de la conscience, du sentiment et de la volonté des hommes. Cette « indépendance de la volonté des hommes » ne consiste pas en ce que les événements de la vie sociale s’accomplissent malgré les hommes, mais en ce que le produit social de cette volonté (de ces volontés), dans une société non organisée, et en présence d’une évolution inconsciente ne concorde pas avec les buts posés par un grand nombre d’hommes et va parfois à leur encontre (l’homme a voulu s’enrichir et, en fin de compte, il s’est ruiné).

Toute une série de critiques dirigées contre le marxisme est basée sur l’incompréhension de cette « indépendance » de la volonté, dont parlent Marx et Engels. Il n’est pas inutile de citer à ce sujet quelques lignes d’Engels (Ludwig Feuerbach). Engels écrit :

Dans l’histoire, « rien n’arrive sans qu’il y ait une intention consciente dans un but désiré ». Cependant, « il arrive très rarement que ce que l’on se propose se réalise ; dans la plupart des cas, de nombreux désirs et buts s’entrecroisent et se combattent mutuellement... C’est ainsi que les chocs d’innombrables volontés particulières et d’actes individuels créent sur la scène historique une situation tout à fait analogue aux phénomènes qui dominent dans la nature inconsciente. Les buts des actions ont agi comme désirs, mais les résultats qui ont suivi n’avaient pas été l’objet des désirs, ou bien, si même, en apparence, ils correspondent aux buts désirés, ils n’en ont pas moins, en fin de compte, des conséquences tout autres que celles qu’on avait attendues » (page 44 de l’édition allemande).

« Les hommes font leur histoire, quelle qu’elle soit, chacun y poursuit son but à lui, posé consciemment ; c’est la résultante de ces volontés, agissant dans différentes directions, et de leur action différente sur le monde extérieur, qui constitue l’histoire... Mais... les innombrables volontés particulières qui agissent dans l’histoire, provoquent pour la plupart des résultats tout autres, et, parfois, tout à fait contraires à ceux qu’on a voulu atteindre... » (pages 44-45). Il résulte de ce qui précède que, dans une société non organisée, comme d’ailleurs dans toute société, les événements s’accomplissent, non pas malgré, mais par la volonté des hommes. Mais ici l’homme est dominé par une force inconsciente qui est un produit des volontés particulières.

Envisageons maintenant le fait suivant : une fois un certain résultat social des volontés particulières obtenu, ce résultat social détermine la conduite de l’individu. Il est nécessaire de souligner cette proposition, car elle est très importante.

Commençons encore par le même exemple dont nous nous sommes déjà servi deux fois, par celui de l’établissement des prix. Supposons qu’une livre de carottes sur le marché coûte tant. Il est évident que les acheteurs et les vendeurs nouveaux envisagent d’avance ce prix et en font approximativement la base de leurs calculs. En d’autres termes, le phénomène social (prix) détermine des phénomènes particuliers ou individuels (l’estimation). Il en est de même avec d’autres faits dans la vie. Un artiste débutant s’appuie pour réaliser son oeuvre, sur toute l’évolution antérieure de l’art, ainsi que sur les sentiments et les tendances de son entourage. Quelle est la source de l’action d’un homme politique ? Elle est déterminée par l’ambiance au milieu de laquelle il agit ; il veut, soit fortifier un régime donné, soit l’abattre. Cela dépend du côté où il se place, du milieu dans lequel il vit, de la classe sociale ou bien des désirs sociaux dont il s’inspire. Ainsi sa volonté est déterminée par les conditions sociales.

Nous avons vu plus haut que, dans une société inorganisée, les choses ne se passaient pas tout à fait, et parfois pas du tout conformément aux désirs des hommes. On peut dire, à ce sujet, que " le produit social " (le phénomène social) domine les hommes et non seulement dans ce sens qu’il définit la conduite des hommes, mais encore qu’il est contraire à leurs désirs.

Ainsi, en ce qui concerne une société non organisée, nous pouvons établir les propositions suivantes :

1. Les phénomènes sociaux sont le produit du croisement des volontés, des sentiments, des actes individuels, etc.

2. Les phénomènes sociaux déterminent à chaque moment volonté des individus pris en particulier.

3. Les phénomènes sociaux n’expriment pas la volonté des individus pris en particulier ; habituellement, ils sont contraires à cette volonté, ils la dominent forcément, de sorte qui, chaque individu ressent souvent la pression de l’élément social. (Exemples : un commerçant ruiné, un capitaliste renversé par la Révolution et qui avait désiré la guerre, etc.).

14 : La volonté organisée collectivement (la résultante des volontés individuelles dans la société organisée, communiste). Voyons maintenant comment les choses se passent dans une société communiste. L’anarchie de la production n’existe plus. Nous n’avons ici ni classes, ni lutte de classes, ni opposition des intérêts de classes, etc... Il n’y a pas ici non plus de contradiction entre les intérêts personnels et les intérêts de la société. Nous nous trouvons en présence d’une association fraternelle de producteurs qui travaillent pour eux-mêmes, suivant un plan établi.

Qu’advient-il de la volonté individuelle ? Il est évident que cette société est composée, elle aussi, d’hommes, et le phénomène social est la résultante des volontés individuelles. Mais la façon dont cette résultante est formée, le moyen par lequel on y aboutit, sont tout autres que ceux que nous avons vus dans une société non organisée. Pour mieux comprendre cette différence, commençons par donner encore un petit exemple : imaginons que nous sommes en présence d’une société ou d’un groupe de personnes qui s’accordent entre elles. Elles ont toutes le même but, c’est en commun qu’elles résolvent certaines questions, envisagent les difficultés et, enfin, prennent une décision commune, suivant laquelle elles agissent. Leur action commune, ainsi que leur décision sont déjà un « produit » collectif. Mais ce dernier n’est pas une force extérieure, grossière, élémentaire, qui contredit la volonté de chacun. Au contraire, la possibilité de satisfaire chaque désir particulier est ici plus grande. Cinq hommes décident de soulever ensemble une pierre. Aucun d’eux ne peut la soulever tout seul ; les cinq la soulèvent sans effort. La décision commune ne contredit point le désir de chacun ; au contraire, elle l’aide à réaliser ce désir.

C’est de la même manière, bien que sur une échelle immensément plus grande, et d’une façon plus compliquée, que les choses se passeront dans une société communiste. (Par cette dernière, nous comprenons, non pas l’époque d’une dictature prolétarienne, ni celle des premiers pas du communisme, mais une société développée, vraiment communiste, où il n’y a plus de classes, où il n’y a plus d’État ni de normes légales extérieures). Dans une telle société, tous les rapports entre les hommes seront clairs pour chacun et la volonté sociale sera. une volonté organisée. Nous n’aurons plus ici une résultante élémentaire, « indépendante » de la volonté de chacun, mais une décision sociale prise en toute connaissance de cause. C’est pourquoi il ne peut. s’y passer ce qui se passe dans une société capitaliste. « Le produit social » n’y domine plus les hommes, ce sont les hommes qui sont maîtres de leurs décisions, car ce sont eux qui décident et décident consciemment. Il ne peut s’y produire qu’un phénomène social soit nuisible à la majorité de la société.

Toutefois, il ne résulte nullement de ce qui précède que la volonté sociale, aussi bien qu’individuelle, dans une société communiste, ne dépende de rien, ou que, dans un régime communiste, ce soit le libre arbitre qui domine, et que l’homme devienne tout d’un coup un être surnaturel auquel la loi de causalité ne s’applique plus.

Non. Dans le régime communiste, l’homme reste quand même une parcelle de la nature, parcelle soumise à la loi universelle de causalité. En effet, tout individu n’y dépendra-t-il pas de l’ambiance ? Certes, si. Il n’agira pas comme un sauvage de l’Afrique centrale, ou bien comme un banquier de la Maison Pierpont Morgan et Co, ou bien encore comme un hussard de la guerre impérialiste. Il agira en membre d’une société communiste. C’est évident. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Que l’ambiance générale déterminera sa volonté. Ainsi tout le monde comprendra qu’une société communiste sera obligée, elle aussi, de lutter avec la nature, et, par conséquent, les conditions de cette lutte détermineront la conduite des hommes, etc. En un mot, la théorie du déterminisme gardera sa force entière également à l’égard d’une société communiste.

Nous pouvons ainsi établir les propositions suivantes, concernant une société organisée :

Les phénomènes sociaux résultent du croisement des volontés, des sentiments, des actes, etc, individuels. Ce processus n’est pas le produit d’une force élémentaire aveugle, mais d’une force organisée dans les domaines les plus importants.

1. Les phénomènes sociaux déterminent à chaque moment donné la volonté des hommes pris en particulier et ne la contrarient pas.

2. Les phénomènes sociaux expriment la volonté des hommes et, en général, ne la contredisent pas ; les hommes sont maîtres de leurs décisions et ne ressentent aucune pression de l’élément social, ce dernier étant remplacé par une organisation sociale rationnelle,

Engels a écrit que l’humanité, en passant au communisme, faisait « un bond du royaume de la nécessité dans celui de la liberté ». Certains savants bourgeois en ont conclu que, d’après Engels, le déterminisme cessait pour ainsi dire d’agir dans une société communiste. Un tel raisonnement est basé sur l’incompréhension grossière et sur une déformation du marxisme. En réalité, Engels a voulu dire par là, très justement, que l’évolution dans une société communiste prenait un caractère conscient et organisé, et non plus inconscient et aveugle. Les hommes savent ce qu’il faut faire et comment il faut agir dans des conditions données. « La liberté est une nécessité dont on a conscience. »

15 : Le soi-disant hasard, en général.

Pour comprendre encore mieux à quel point les phénomènes sont déterminés, il faut analyser ce que représente le soi-disant hasard. En effet, nous avons souvent affaire au hasard, aussi bien dans la vie quotidienne que dans vie sociale. Certains savants se sont même intéressés tout particulièrement au « rôle du hasard » et à sa signification dans l’histoire. Nous parlons très souvent du hasard : un homme a été écrasé « par hasard » dans la rue ; quelqu’un a été tué « par hasard » par une tuile tombant d’un toit ; j’ai acheté « par hasard », un livre extrêmement rare ; ou bien j’ai rencontré, « par hasard », dans une ville inconnue, un homme que je n’avais pas vu depuis vingt ans, etc... Autres exemples : le jeu de pile ou face, ou bien les dés. C’est par hasard que j’ai eu pile et que j’ai gagné ; c’est par hasard que j’ai eu face et que j’ai perdu. Comment cela se fait-il, et quel est le rapport entre le hasard et la loi, ou bien, ce qui revient au même, entre le hasard et la nécessité causale ?

Examinons de près cette question. Prenons d’abord l’exemple du jeu de pile ou face. Pourquoi avons-nous eu, par exemple, « pile » ? Est-il vrai qu’aucune cause n’ait agi ? Ce n’est, certes, pas exact. J’ai eu pile, parce qu’étant donné une forme de pièce donnée, j’ai fait un certain mouvement avec une certaine force, dirigée d’un certain côté, parce que la pièce de monnaie est tombée sur une surface donnée, etc... Si toutes ces conditions s’étaient répétées, nous aurions eu sans aucun doute encore une fois pile. La même chose aurait pu se produire pour la troisième fois. Mais Il n’est pas possible, en jetant la pièce, de calculer toutes ces conditions ; tout le problème est là. Le moindre changement de la position de la main, dans le mouvement d’un doigt, dans la force avec laquelle nous lançons la pièce, produit immédiatement son effet. Les causes qui provoquent ici l’effet (pile ou face) ne peuvent pas pratiquement être prévues. Elles existent, mais nous ne pouvons pas les deviner, et par conséquent, nous ne les connaissons pas. C’est notre ignorance que nous appelons dans ce cas le hasard.

Prenons un autre exemple : j’ai rencontré dans la rue, par hasard, un ami que je n’avais pas vu depuis vingt ans. Y a-t-il des causes à cette rencontre ? Certes, il y en a : c’est sous l’influence de causes définies que je suis sorti à un moment donné, que j’ai suivi une certaine route avec une vitesse donnée ; sous l’influence d’autres causes, mon ami avait commencé sa marche sur une certaine route avec une certaine vitesse. Il va de soi que l’action parallèle de ces causes différentes devait infailliblement amener notre rencontre. Pourquoi, appelé-je cette rencontre un hasard ? Pour une raison bien simple : parce que je n’ai pas connu les causes qui avaient fait agir mon ami, parce que je n’ai pas su qu’il habitait la même ville que moi, et, par conséquent, je n’ai pas pu prévoir notre rencontre.

Si de deux ou plusieurs enchaînements (séries) de causes qui se croisent, nous n’en connaissons qu’un seul, le phénomène dû à ce croisement nous semble un hasard, bien qu’en réalité il soit soumis à une loi. Je connais une seule chaîne (une seule série) de causes, celles qui agissent sur ma marche à moi, l’autre série, qui influe sur l’action de mon ami, m’est inconnue. C’est pour cette raison que je ne prévois pas l’entrecroisement de ces deux séries, c’est pour cette raison que l’entrecroisement (la rencontre) me paraît dû à un hasard. Ainsi, dans le sens propre du mot, il n’existe aucun phénomène dû au hasard, c’est-à-dire à un phénomène sans cause. Il peut seulement nous sembler qu’il est dû au hasard, tant que nous en ignorons la cause.

Spinoza l’avait déjà vu, lorsqu’il affirmait « qu’un phénomène est considéré comme dû au hasard, uniquement faute de connaissances suffisantes », « l’ordre des causes étant caché pour nous ».

Nous trouvons chez Mill (Le système de la logique), après une analyse très juste, la pensée suivante : « On a tort de dire que tel phénomène est dû à un hasard. Nous n’avons le droit que de dire : deux ou plusieurs phénomènes se réunissent par hasard ; ils existent ou se suivent l’un après l’autre seulement par hasard.. Cela veut dire que leurs rapports mutuels sont. indépendants de tout lien causal ; il n’existe entre eux aucun rapport de cause à effet ; ils ne sont pas non plus les conséquences d’une même cause, ni de causes liées entre elles par une loi quelconque de coexistence, ni même de la même disposition des causes premières ». Ces derniers mots ne sont pas exacts, il est vrai, (l’exemple de la rencontre) que je ne suis pas sorti, parce que mon ami est sorti, il est aussi vrai que mon ami n’est pas sorti, parce que moi je suis sorti. Mais si nous avons eu une « disposition des causes » donnée, c’est-à-dire si nous savons que je suis sorti à un certain moment, si mon chemin et la vitesse de mon mouvement sont donnés, si nous possédons les mêmes données concernant mon ami, notre rencontre est définie par cela même. Tout cela est aussi peu accidentel et indépendant de la « disposition des causes » qu’une éclipse du soleil ou de la lune, déterminée par la position particulière (rencontre) des planètes.

16 : Le « hasard » historique. Étant donné ce qui précède, il est facile d’examiner le problème du soi-disant « hasard historique ».

Si tout se passe essentiellement en conformité avec des lois, et si, en général, il n’existe rien d’accidentel, c’est-à-dire d’indépendant de toute cause, il est clair que le hasard historique ne peut pas non plus exister. Tout événement historique, quelque accidentel qu’il nous paraisse, est, en réalité, totalement, soumis à certaines conditions : on comprend habituellement sous le nom de hasard historique le phénomène qui a eu lieu à la suite d’un entrecroisement de plusieurs séries de causes, dont nous ne connaissons qu’une seule.

Cependant, on comprend parfois autre chose sous le nom de hasard historique. Lorsque, par exemple, on dit que la guerre impérialiste a eu nécessairement sa source dans le développement du capitalisme mondial, mais que, par contre, l’assassinat de l’archiduc autrichien est dû au hasard ; il s’agit ici de deux choses différentes. En effet, quand on parle de la nécessité (nécessité causale, inévitable) de la guerre impérialiste, on la voit dans l’importance immense des causes qui influent sur l’évolution sociale, causes qui provoquent la guerre. La guerre elle-même apparaît comme un phénomène d’une importance capitale, c’est-à-dire un phénomène qui influe d’une façon décisive sur le sort ultérieur de la société. On comprend ainsi, sous le nom de « hasard historique », le phénomène qui ne joue pas un rôle important dans l’enchaînement des événements sociaux : si ce phénomène n’était pas arrivé, l’aspect général de l’évolution ultérieure aurait si peu changé que personne ne l’aurait remarqué. Dans l’exemple qui nous intéresse, on peut dire que la guerre aurait eu lieu même sans l’assassinat de l’archiduc, car ce n’est pas cet assassinat qui est le « fait essentiel », mais la concurrence acharnée des puissances impérialistes, concurrence qui, avec l’évolution de la société capitaliste, devenait de plus en plus aiguë.

Peut-on dire qu’un tel phénomène « accidentel » ne joue aucun rôle dans la vie sociale, qu’il n’influe nullement sur le sort de la société, que, en d’autres termes, il équivaut à zéro ? Si nous voulons être précis, il faut répondre négativement. Car tout phénomène, aussi « minime » qu’il soit, influe en réalité sur toute l’évolution ultérieure. La question est de savoir quelle est l’importance du changement qu’il provoque. Quand il s’agit de phénomènes accidentels, dans le sens indiqué plus haut, cette influence, pratiquement parlant, est insignifiante, infiniment petite. Elle a beau être infiniment petite, elle n’égale jamais zéro. Cela devient visible dès que nous envisageons l’action de tels « hasards » dans leur ensemble. Considérons l’exemple suivant : supposons qu’il s’agisse d’établir un prix ; le prix du marché résulte du conflit d’estimations nombreuses et diverses, de la part des vendeurs et des acheteurs. Si nous envisageons un seul cas, une seule estimation, l’opposition entre un seul vendeur et un seul acheteur, un tel phénomène peut être considéré comme « accidentel ». Le marchand Durand a dupé la femme Dupont. Au point de vue du prix du marché, c’est-à-dire du phénomène social, dû l’opposition des diverses estimations, c’est un hasard. Ce qui est arrivé isolément à Durand a-t-il une importance quelconque ? Pour nous, il n’y a que le résultat final qui importe, le phénomène social, ce qui a un caractère « typique » ; c’est ce qu’on dit souvent et avec raison. Un cas isolé joue un rôle insignifiant. Il est sans importance, mais essayez de grouper, de grouper ensemble un grand nombre de « cas » semblables, et vous verrez tout de suite que le « hasard » commence à disparaître. Le rôle et la signification de plusieurs cas, leur action commune influent immédiatement sur l’évolution ultérieure. Car les cas particuliers eux-même n’égalent jamais zéro. On a beau multiplier les zéros, on obtient toujours zéro. On n’obtient rien en partant de rien, quoi qu’on fasse.

Nous voyons, ainsi, en examinant les choses de près, qu’il n’existe aucun phénomène accidentel dans l’évolution historique de la société : l’insomnie de Kautsky, qui a rêvé des horreurs de la Révolution bolchevique, l’assassinat de l’archiduc autrichien juste avant la guerre, la politique coloniale de l’Angleterre, la guerre mondiale, en un mot tous les phénomènes, en commençant par les plus insignifiants et en finissant par les plus tragiques des temps présents, ne sont pas plus dus à un hasard les uns que les autres - ils sont tous provoqués par certaines causes, c’est-à-dire qu’ils sont tous également soumis à la nécessité causale.

17 : La nécessité historique. D’après ce qui précède, la notion du « hasard » doit être chassée des sciences sociales. Comme tout dans le monde, la société est soumise, dans son évolution, à une loi.

Il est caractéristique d’observer que la notion du hasard, notion qui admet sérieusement le hasard, conduit directement à la croyance au surnaturel, à la foi en Dieu. C’est sur elle qu’est basée la soi-disant « preuve cosmologique » de l’existence de Dieu. Elle dit : si le monde (cosmos) n’est pas soumis à une loi, il est évident qu’il doit y avoir une cause première de son existence et de son évolution. Cette soi-disant preuve est connue comme celle « de la contingence du monde » (de contingentia mundi). On la retrouve chez Aristote, Cicéron, Leibnitz, Christian Wolff, et autres. La doctrine du hasard a recommencé à se développer avec la décadence et la décomposition de la bourgeoisie (par exemple, chez les philosophes français Boutroux, Bergson, etc.).

La notion de nécessité (nécessité causale) est contraire à celle du hasard.

« Ce qui découle fatalement de causes déterminées est nécessaire ». Quand on dit : un certain phénomène a été historiquement nécessaire, cela veut dire qu’il devait arriver fatalement, indépendamment du fait qu’il est bon ou mauvais. Quand on parle de la nécessité causale, il ne s’agit nullement d’une appréciation du phénomène, ni de savoir s’il est désirable ou indésirable ; on dit tout simplement qu’il est inévitable. Il ne faut pas, comme on le fait parfois, mélanger deux notions tout à fait différentes : la nécessité, dans le sens du besoin, et la nécessité causale. Ce sont deux choses totalement différentes. Quand on parle de la nécessité historique, on ne pense pas à ce qui est désirable au point de vue, par exemple, du progrès social, mais à ce qui découle inévitablement de la marche de l’évolution sociale. C’est dans ce sens qu’étaient nécessaires, aussi bien le développement des forces productives au XIXe siècle que la chute de l’Empire romain, ou la disparition de la culture crétoise. Ce qui est dû à certaines causes est nécessaire. Ni plus, ni moins.

Passons maintenant à un autre problème assez difficile, concernant la même nécessité.

Admettons que nous avons devant nous une société humaine, qui a doublé en vingt ans. Nous pourrons en conclure que la production dans cette société a augmenté. Si elle n’avait pas augmenté, la société n’aurait pas pu doubler. Si la société a grandi, la production a dû aussi grandir. Cet exemple n’a pas besoin de commentaire. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Nous y rechercherons la cause du développement social d’une façon particulière, cause qui constitue une condition nécessaire de ce développement. Faute de voir cette condition remplie, nous n’avons pas de développement. Si nous sommes en présence d’un développement, il faut que cette cause existe.

Cet exemple nous conduit aux considérations suivantes au début de cet ouvrage, nous en avons chassé impitoyablement la téléologie. Et maintenant, nous semblons l’y introduire nous-mêmes. « Chassez la nature par la porte, elle rentrera par la fenêtre ». En effet, comment la question se pose-t-elle ? Pour que la société se développe, pour que cette société puisse doubler, il faut que la production augmente. Le développement de la société est le but « télos ». Le développement de la production est le moyen pour réaliser ce but. La loi de l’évolution est une loi téléologique. Il semble donc que nous avons péché contre la science et que nous sommes tombés dans les bras des curés.

Mais il s’agit ici de tout autre chose, qui n’a aucun rapport avec la téléologie. En effet, nous partons ici de la proposition que la société a grandi (dans le cas présent, nous partons même du fait que la société a grandi). Mais elle aurait pu aussi bien ne pas grandir. Et si elle ne s’était pas développée, si, par exemple, elle avait diminué de moitié, nous aurions pu tirer, en suivant la même méthode, la conclusion suivante : la société ayant diminué du double, et ceci par suite d’une sous-alimentation, il est évident que la production a diminué. Personne pourtant ne s’avisera de voir un « but » dans la destruction de la société. Personne ne peut dire dans ce cas : le but est de diminuer la société par la sous-alimentation ; le moyen qui conduit à cette fin est la réduction de la production. Nous n’avons donc dans le cas présent, aucunement affaire à la finalité (téléologie). Il s’agit tout simplement d’une méthode particulière de recherche de conditions (causes), d’après les résultats.

La condition nécessaire de l’évolution est connue sous le nom de nécessité historique. C’est dans ce sens que la Révolution française, sans laquelle le capitalisme n’aurait pu se développer, était une nécessité historique, ou bien le soi-disant « affranchissement des serfs » de 1861, sans lequel le capitalisme russe n’aurait pu continuer à se développer. C’est en ce sens que le socialisme est une nécessité historique, l’évolution sociale ultérieure étant impossible sans lui. Si la société se développe, nous aurons inévitablement le socialisme. C’est dans ce sens que Marx et Engels parlent de « nécessité sociale ».

La méthode qui consiste à rechercher les conditions nécessaires d’après les faits réels (ou supposés), a été très souvent employée par Marx et Engels, bien qu’on y ait prêté jusqu’ici très peu d’attention. Et cependant le Capital tout entier est construit ainsi. On pose une société dans laquelle circule la marchandise, avec tous ses éléments. Elle existe. Comment peut-elle exister ? Réponse : si elle existe, ce n’est possible qu’à condition qu’il existe une loi de la valeur. Une quantité innombrable de marchandises est échangée. Comment cela est-il possible ? Cela est possible seulement à la condition qu’il y ait un système monétaire (« la nécessité sociale de l’argent »). Le capital « s’accumule » par suite des lois qui règlent la circulation des marchandises. Comment cela est-il possible ? Cela est possible seulement, parce que la valeur de la force de travail est moindre que celle du produit, etc... etc...

18 : Le problème de la possibilité des sciences sociales et des prévisions dans ce domaine. Il résulte de tout ce qui précède que pour les sciences sociales, aussi bien que pour les sciences naturelles, les prévisions sont possibles, prévisions non pas charlatanesques, mais scientifiques. Nous savons, par exemple, que les astronomes peuvent, avec la plus grande exactitude, prédire les éclipses du soleil ou de la lune, l’apparition des comètes et d’un grand nombre d’étoiles filantes. Les météorologistes peuvent prédire le temps : le soleil, le vent, la tempête, la pluie. Il n’y a rien de mystérieux dans toutes ces prévisions. Ainsi, l’astronome connaît les lois qui déterminent le mouvement des planètes. Il connaît les orbites du soleil, de la terre, de la lune. Il sait aussi avec quelle vitesse ils se meuvent et où ils se trouvent à un moment donné. Pourquoi s’étonner que, dans ces conditions, on puisse calculer le moment où la lune sera placée entre la terre et le soleil et couvrira ainsi ce dernier, en provoquant une éclipse ? La même chose est-elle possible dans les sciences sociales ? Certainement. En effet, si nous connaissons les lois de l’évolution sociale, c’est-à-dire les voies que suivent inévitablement les sociétés, la direction de l’évolution, nous n’aurons pas de difficulté pour définir l’avenir social. On a déjà fait maintes fois de telles prévisions dans la science sociale, prévisions qui se sont entièrement réalisées. Grâce à la connaissance des lois de l’évolution sociale, nous avons prédit des crises économiques, la dévalorisation de la monnaie, la guerre universelle, la Révolution sociale, comme le résultat de la guerre ; nous avons prédit la conduite de divers groupements, classes et partis pendant la Révolution ; nous avons prédit, par exemple, que les socialistes-révolutionnaires russes, après la Révolution prolétarienne, deviendraient un parti contre-révolutionnaire, des vendéens et des gardes-blancs ; bien longtemps avant la Révolution, vers 1890, les marxistes russes ont prédit le développement inévitable du capitalisme en Russie et, en même temps, la croissance du mouvement ouvrier. On pourrait citer des centaines d’exemples semblables de prédictions. Il n’y a là rien d’étonnant si nous connaissons seulement les lois du processus historique.

Nous ne pouvons pas prévoir pour le moment la date à laquelle tel événement aura lieu. En effet, nous ne connaissons pas encore les lois de l’évolution sociale au point de pouvoir les exprimer en chiffres exacts. Nous ignorons la vitesse des processus sociaux, mais nous pouvons déjà indiquer leur direction.

M. Boulgakov, écrit dans son livre intitulé Capitalisme et Agriculture (1900, v. II) : « Marx croyait possible de mesurer et de définir l’avenir d’après le passé et le présent, et cependant chaque époque apporte à l’évolution historique des faits nouveaux et des forces nouvelles ; la puissance créatrice de l’histoire ne s’épuise pas. C’est pourquoi toute prévision de l’avenir, basée sur les données du présent conduit fatalement (!!!) à une erreur... Le rideau qui recouvre l’avenir est impénétrable. » Le même auteur écrit dans La philosophie de l’économie (1° partie : Le monde comme économie, 1912, page 272) ; « Des prévisions beaucoup plus modestes ne peuvent être faites par la science sociale qu’avec de grandes restrictions : « les tendances de l’évolution », établies par la science et qui favorisent le socialisme ont très peu de rapports avec « les lois des sciences naturelles », avec lesquelles Marx les confond. Ce ne sont que des « lois empiriques »... Leur logique est d’une autre nature que celle, par exemple, des lois mécaniques... »

Nous avons pris ces citations dans les ouvrages du professeur Boulgakov, comme un spécimen très caractéristique de la façon dont on « réfute » le marxisme. Voyons ces réfutations d’un peu plus près. M. Boulgakov considère que les lois de l’évolution capitaliste, par exemple, ne sont que des « lois empiriques ». Comme on sait, on comprend sous le nom de « lois empiriques » une succession régulière de phénomènes, au cours de laquelle on ne peut pas dire que nous avons découvert des rapports de cause à effet. Ainsi, par exemple, on a observé que les enfants du sexe féminin naissent dans des proportions un peu plus grandes que les enfants mâles. Mais nous ne connaissons pas les causes de ce phénomène. Les « lois » comme celle-ci, ont, en effet, une autre « nature logique a, mais celles de l’évolution. capitaliste ne sont nullement de même nature. Elles expriment des rapports de cause à effet. Ainsi, par exemple, la loi de la concentration des capitaux, n’est nullement une « loi empirique », mais réellement scientifique, au même titre que celles établies par les sciences naturelles. En effet, lorsque nous sommes en présence d’entreprises industrielles, petites et grandes, qui rivalisent entre elles, la victoire des grandes est nécessaire. Ici, nous connaissons le rapport de cause à effet, et c’est pourquoi nous pouvons prédire la victoire infaillible de la grande production, aussi bien du Japon qu’en Afrique Centrale.

Notre première citation de Boulgakov n’est que de la littérature. L’histoire apporte des « faits nouveaux », la « puissance créatrice de l’histoire ne s’épuise pas », etc. Mais l’évolution de la nature apporte également avec elle des « faits nouveaux ». Ces faits nouveaux se font connaître dans les sciences naturelles ou mathématiques avec leur « nature logique ». Une seule chose est vraie dans ce que dit Boulgakov : que nous ne connaissons pas tout. Mais on ne peut pas en conclure à la négation de la science.

Il est caractéristique, entre autres, que dans sa philosophie de l’économie, M. Boulgakov parle beaucoup et sérieusement des anges, du péché originel, de Sainte-Sophie, etc... Tout cela a réellement une « autre nature logique » et ressemble énormément à la science des charlatans et des rebouteux, contre laquelle proteste M. Boulgakov.

La doctrine du déterminisme dans le domaine des phénomènes sociaux et la possibilité des prévisions dans la science ont trouvé un grand nombre de contradicteurs. Nous nous arrêterons à la critique qui a été faite par Stammler. Ce dernier demande aux marxistes, d’après lesquels, le socialisme doit arriver avec la même nécessité que l’éclipse de soleil, pourquoi ils cherchent à réaliser le socialisme. De deux choses l’une - dit Stammler - ou bien le socialisme arrivera comme une éclipse de lune, et alors il est inutile de faire des efforts, de lutter, d’organiser un parti de la classe ouvrière, etc... ; pas plus qu’on s’avisera d’organiser un parti pour aider l’éclipse de la lune ; ou bien vous organisez un parti, vous luttez, etc., et cela veut dire que le socialisme peut aussi bien ne pas se réaliser, mais vous voulez qu’il vienne, et c’est pourquoi vous luttez pour lui, et alors on ne peut pas le considérer comme inévitable.

Il n’est pas difficile de voir, après tout ce qui a été dit, en quoi consiste l’erreur de Stammler. L’éclipse de lune ne dépend ni directement ni indirectement de la volonté humaine, elle ne dépend en rien des hommes. Tous les hommes, sans distinction de classe, de sexe, d’âge, ou de nationalité, pourraient mourir que cela n’empêcherait pas l’éclipse de lune d’avoir lieu. Il en est tout autrement des phénomènes sociaux. Ils se réalisent par la volonté des hommes. Un phénomène social sans les hommes, sans la société, c’est la même chose qu’un carré rond ou de la glace frite. Le socialisme se réalisera inévitablement, parce que les hommes, les classes déterminées de la société humaine agiront infailliblement de façon à le réaliser et dans les conditions qui seront déterminées par leur victoire. Le marxisme ne nie pas la volonté ; il l’explique. Lorsque les marxistes organisent et conduisent à la bataille le parti communiste, ce n’est encore qu’une expression de la nécessité historique, qui est déterminée par la volonté et par les actes des hommes.

Le déterminisme social, c’est-à-dire la doctrine d’après laquelle tous les phénomènes sociaux sont déterminés, ont leurs causes, dont ils sont l’effet nécessaire, ne doit pas être confondu avec le fatalisme. Le fatalisme, c’est la croyance en un « destin » aveugle et inévitable, le destin qui pèse sur tout et auquel tout est soumis. La volonté humaine n’est rien. L’homme ne constitue pas une grandeur douée d’un certain pouvoir d’action il est tout simplement un instrument passif. Cette doctrine, à l’encontre du déterminisme, nie la volonté humaine, en tant que facteur de l’évolution.

Il arrive souvent que ce « destin » soit personnifié par des êtres pareils aux dieux. Telles sont la « Moïra » des anciens Grecs les « Parques » des Romains. Chez certains Pères de l’Église (par exemple chez St-Augustin), ce rôle est tenu par la doctrine de la prédestination, que nous retrouvons sous une forme encore plus frappante chez Calvin (R. Wipper : L’Église et l’État à Genève au seizième siècle). L’expression la plus éclatante du fatalisme, nous la trouvons dans l’Islam. Cependant, on ne peut nier (lue les social-démocrates aient un certain penchant pour le fatalisme ; c’est seulement chez les social-démocrates alliés à la bourgeoisie, que le marxisme a dégénéré en une théorie fataliste. Le meilleur exemple de cette dégénérescence fataliste du marxisme est représenté par G. Cunow, dont toute la « philosophie » se ramène à la proposition suivante : « L’histoire a toujours raison », et c’est pourquoi on ne peut lutter ni contre la guerre mondiale ni contre l’impérialisme. Toute insurrection communiste des ouvriers est considérée par lui, non pas comme la manifestation d’une nécessité historique, mais comme une tentative extérieure et incompréhensible pour violenter les lois de l’évolution historique.


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