Chantal Mouffe, le peuple y est

mardi 6 septembre 2016.
 

La philosophe belge, inspiratrice de Jean-Luc Mélenchon, voit ses thèses sur la démocratie radicale rencontrer un succès mondial.

Ses écrits circulent internationalement depuis une trentaine d’années mais voilà seulement un an que le public français la découvre, suite à la parution de l’Illusion du consensus dans l’Hexagone. « On m’en parle comme de mon dernier livre mais je ne cesse de le répéter : je l’ai écrit il y a onze ans ! Les Français traduisent toujours en retard ! » répète-t-elle

Comment ne pas lui donner raison ? Son ouvrage référence, Hégémonie et Stratégie socialiste, sorti en 1985 en anglais n’a connu sa version française qu’en 2009. Ces temps-ci, Chantal Mouffe revient à la charge avec Construire un peuple (Cerf), un entretien avec Iñigo Errejón, le numéro 2 de Podemos.

En cet après-midi d’avril, la Belge de 73 ans savoure le succès de sa pensée autrefois marginalisée. Assise sur son canapé, cette petite femme pêchue déroule son remède pour conjurer l’hégémonie néolibérale et le péril nationaliste : défense d’un « populisme de gauche », radicalisation de la démocratie, critique du consensus, célébration du conflit politique… « L’enjeu est de faire converger les demandes des classes populaires avec les revendications des féministes, des antiracistes et d’autres minorités contre les élites », assène la philosophe qui convoque Lacan et Foucault, revendique l’héritage de Gramsci pour dépasser Marx. Surnommée la « Marraine » de Podemos, on dit qu’elle a aussi inspiré Syriza. C’est sans doute vrai mais, dans les faits, elle assure « n’avoir aucun lien direct » avec le parti grec. En revanche, elle a rencontré plusieurs fois Cristina Kirchner à la Casa Rosada. L’ancienne présidente de l’Argentine aurait pour livres de chevet certains de ses ouvrages. En France, Benoît Hamon l’a conviée à l’université d’été du Parti socialiste en août 2016, mais elle a décliné l’invitation. Elle « n’a rien contre » le candidat socialiste : « Le problème de Hamon, c’est le PS. Valls avait raison sur les deux gauches irréconciliables. »

En toute logique, l’intellectuelle a préféré jeter son dévolu sur Jean-Luc Mélenchon. Elle le rencontre pour la première fois à Buenos Aires en 2013, avec son collègue et deuxième mari défunt, le philosophe argentin Ernesto Laclau, considéré comme le théoricien de la nouvelle gauche latino-américaine. Mélenchon rapporte que Mouffe et Laclau ont « libéré sa parole » et « son imaginaire politique ». « Nous sommes d’accord sur le rôle crucial des affects dans la constitution des identités politiques », avance la septuagénaire qui suit de près la percée du tribun dans les sondages en vue d’un hypothétique second tour. « Ça serait un miracle mais tout est possible. »

Sans cette dose de volontarisme qui la voit « croire pour que cela arrive » et sans une certaine audace, Mouffe n’en serait pas là aujourd’hui. Née dans une famille « catholique bourgeoise mais ouverte » de Charleroi, la Belge cultive très tôt un profil anti-académique. Inscrite en philosophie à Louvain, elle fait la rencontre de son premier mari, Colombien et ami de Camilo Torres, ce prêtre révolutionnaire, véritable « mythe » en Amérique du Sud. L’idylle file à Paris. Engagée dans un doctorat « pour rassurer ses parents », l’étudiante lâche les cours et part « faire la révolution » en Colombie. Avec son compagnon, elle tente de créer une école de cadres syndicaux mais le Parti communiste empêche le projet d’aboutir, jugeant le couple trop proche de la gauche cubaine. « Pas assez stalinien. » Ses économies dilapidées, l’apprentie « Che », blonde platine aux yeux bleus, décroche un poste inespéré à l’université de Bogotá. « En bonne althussérienne », elle enseigne l’épistémologie même si elle admet « ne pas bien s’y connaître », faute d’avoir été « plus activiste » que présente sur les bancs de la fac.

La situation est incroyablement confortable mais la jeune femme veut en découdre. Souhaitant « se confronter à l’impérialisme anglo-saxon », elle s’installe dans l’Angleterre de Thatcher, poursuit des études de sciences politiques et prend la plume pour la revue News Statesman. « Pas faite pour le journalisme », elle intègre en 1985 le Collège international de philosophie à Paris à la demande de Jacques Derrida. Dix ans plus tard, la chercheure accepte un prestigieux poste à l’université de Westminster, et publie ses premiers écrits en anglais.

Dans ce parcours insolent aux allures d’atlas de la gauche internationaliste, on oublierait presque son pays natal. Si les Flamands la connaissent un peu - ses livres ont été traduits très tôt dans leur langue -, la Wallonie l’appréhende à peine. « Je crois qu’ils m’ont découverte dans les journaux français, s’amuse-t-elle. Ils m’ont aperçue au dernier rassemblement de La France insoumise. Depuis, ils s’intéressent à moi. » Quelques jours après la manifestation, une gazette de la région écrivait : « Une Carolo marche avec Jean-Luc Mélenchon ! » La théoricienne confie « très peu s’intéresser » à la politique de son pays de naissance, quoiqu’elle sympathise depuis peu avec le bourgmestre de Charleroi, Paul Magnette, « un vrai socialiste… de gauche ! ».

Malgré cette bribe d’accent, qui lui reste de sa ville natale, Mouffe s’identifie plutôt à l’Espagne, à l’Autriche qu’elle « aime particulièrement » et à l’Allemagne aussi. Bref, « je suis européenne, dit-elle, mais certainement pas britannique ! » Brexit oblige, elle sera peut-être contrainte de faire une demande de résidence permanente, ce qu’on ne lui refusera pas mais la procédure administrative l’ennuie déjà. A quoi bon alors soutenir un candidat qui, en cas d’échec des renégociations, entend soumettre à référendum la sortie de la France de l’Union européenne ? La réplique est immédiate : « L’Europe, ce n’est pas l’UE. L’UE, c’est Mario Draghi, pas l’Europe ! »

Sans enfant, Mouffe découvre finalement sur le tard son pays en répondant à des sollicitations du milieu culturel bruxellois. Peu à peu, l’intellectuelle a fait de l’art contemporain la pierre de touche de sa pensée. « Les artistes m’ont amenée à de nouveaux questionnements. Ils s’intéressent à mes travaux, et moi aux leurs. » Amatrice de danse moderne, elle fréquente les théâtres, cite des metteurs en scène, comme Ostermeier, Mnouchkine, Pommerat ou Cassiers. Une question ne la quitte plus : « Comment intervenir dans la politique à travers l’art ? » « L’art est venu nourrir ses interrogations sur le démocratique et le pluriel pour former le jardin secret de sa réflexion politique », témoigne le critique Nicolas Bourriaud, grâce à qui ses livres ont été traduits en français pour la première fois. Avant leur rencontre, les deux amis avaient cet étrange point commun de penser en français mais d’être lus en anglais. Désormais, le mal est réparé.

1943 Naissance à Charleroi (Belgique). Depuis 1995 Professeure à l’université de Westminster (Angleterre). 2009 Hégémonie et Stratégie socialiste. 2016 L’Illusion du consensus. Avril 2017 Construire un peuple (Cerf).

Simon Blin


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