Repenser l’oppression des femmes

vendredi 12 août 2016.
 

Capitalisme, reproduction biologique, travail industriel, structures familiales, Etat-providence... Un débat avec Michèle Barrett

La dernière décennie a connu un foisonnement extraordinaire d’analyses et de débats marxistes-féministes. L’ouvrage récent de Michèle Barrett, Women’s Oppression Today, est une tentative ambitieuse de présenter et de synthétiser ces recherches. Par le biais d’un dialogue avec les courants les plus influents de la pensée socialiste-féministe, Barrett cherche à élaborer, sans réductionnisme ni idéalisme, une analyse marxiste du rapport entre l’oppression des femmes et l’exploitation de classe au sein du capitalisme. En ce sens, le projet de Barrett s’intègre non seulement à celui du féminisme marxiste, mais aussi aux réévaluations contemporaines de l’ensemble de la théorie marxiste, qui accordent une importance renouvelée à l’idéologie, à l’État et à la lutte des classes. Deux interrogations théoriques se sont trouvées au cœur des débats marxistes-féministes de la dernière décennie.

1. Dans quelle mesure l’oppression des femmes se construit-elle indépendamment des opérations générales de la production capitaliste ?

2. Dans quelle mesure l’oppression des femmes se situe-t-elle au niveau de l’idéologie ?

Barrett identifie le dilemme central que son analyse visera à dépasser. Elle soutient que les approches marxistes-féministes tendent vers le réductionnisme car elles présupposent, comme les théories du travail domestique, que l’oppression des femmes, en tant que partie intégrante du capitalisme, ne peut avoir de détermination indépendante. Il est impossible de montrer de façon convaincante que la reproduction privatisée, fondée sur le travail domestique, puisse offrir au capital les moyens de reproduire la force de travail au coût le plus faible. En outre, le fait de voir ce système de reproduction comme un effet ou une condition des rapports de classe capitalistes ne permet pas d’expliquer pourquoi ce sont les femmes qui demeurent à la maison ni de prendre en compte la domination des femmes par les hommes au sein de la classe ouvrière. Les théories de type marxiste débouchent naturellement sur une stratégie politique qui dissout la lutte pour la libération des femmes dans la lutte des classes : la position sociale des femmes exprime leur exploitation par le capital, plutôt qu’une relation de dépendance et d’impuissance vis-à-vis leur mari et leur père.

Les approches marxistes-féministes qui ont adopté le concept de patriarcat comme outil analytique se sont justement souciées d’intégrer le fait du pouvoir masculin à une analyse de classe. L’attrait de ce concept tient à ce qu’il reconnaît que les hommes possèdent certains privilèges à être hommes et exercent ainsi un pouvoir sur les femmes, même au sein de la classe ouvrière. La difficulté a néanmoins été de démêler les rapports entre les hiérarchies de classe et de genre. Parlons-nous de deux systèmes, l’un gouvernant la « production » et l’autre la « reproduction », ou d’un seul ? Barrett fait remarquer que les tentatives de construire un système simple tendent vers le réductionnisme et le fonctionnalisme, en voulant montrer que la patriarcat se maintient au bénéfice de la classe détentrice du capital. Les analyses dualistes, d’un autre côté, n’ont pas encore établi de façon satisfaisante le rapport entre les deux types de hiérarchie. Ces hiérarchies sont-elles en conflit ou s’accommodent-elles mutuellement ? Et, qui plus est, par quel processus cet accommodement peut-il se réaliser ? Le détail de la critique de Barrett

Pour Barrett, le principal défaut des théories dualistes est que celles-ci limitent inutilement la portée de la théorie marxiste en essayant de compenser par le concept de patriarcat l’insuffisance présumée des catégories marxistes, « aveugles au genre ». En fin de compte, l’introduction de ce concept ne résout rien, du moins du point de vue marxiste-féministe, puisqu’elle nous éloigne des intuitions essentielles du cadre théorique marxiste et nous ramène fermement sur le terrain de la sociologie empirique. Pour Barrett, le projet marxiste-féministe doit plutôt rectifier et développer la théorie marxiste afin que celle-ci puisse embrasser diverses structures sociales et démystifier leur rapport. En bornant la théorie marxiste au domaine de la production capitaliste, les théories dualistes nous empêchent de bâtir sur les fondements essentiels fournis par une conception matérialiste de la société — c’est-à-dire le rapport déterminant qui existe entre les divers niveaux de l’expérience et de l’organisation sociale humaines.

La dernière approche marxiste-féministe majeure qu’évalue Barrett a pour point de mire la création de la subjectivité masculine ou féminine ainsi que la représentation des différences entre les genres dans la production culturelle. Cette approche a été considérablement influencée par le déplacement de la pensée marxiste vers l’idéologie, sous l’impulsion d’Althusser. Le rejet de l’économisme et la revalorisation de l’idéologie ont ouvert la porte aux marxistes-féministes soucieuses de situer les rapports entre les genres au centre de l’analyse marxiste, tout en évitant les problèmes du réductionnisme et de l’empirisme qui gangrènent les approches organisées autour des concepts de reproduction ou de patriarcat.

Barrett identifie dans cette approche deux problèmes interdépendants, le premier étant sa tendance l’anhistoricité, causée par une forte mobilisation de la pensée psychanalytique. Ce type d’approche n’est pas encore parvenu à offrir une analyse de l’idéologie et de la subjectivité de genre pouvant montrer comment celles-ci ont évolué dans le temps ou comment elles peuvent être reliées à des formations sociales spécifiques au cours de l’histoire. Deuxièmement, cette approche a tendance à négliger l’affirmation d’Althusser, certes nébuleuse mais essentielle, disant « en dernière instance » la primauté de la dimension économique, pour mieux défendre l’autonomie absolue de l’idéologie — une tendance qui se révèle le plus clairement dans les théories du discours, longuement critiquées ici. Pour Barrett, l’idéologie n’a plus aucune utilité analytique lorsqu’elle se trouve coupée de la réalité matérielle, puisqu’il devient alors impossible de proposer une théorie de la détermination — c’est-à-dire du changement historique fondé dans le principe de contradiction. Ces approches, comme les théories dualistes, nous ramènent donc en fin de compte à une théorie bourgeoise de la détermination multiple par divers facteurs — politique, idéologique, économique, et ainsi de suite.

Après avoir identifié les problèmes majeurs de la réflexion théorique actuelle, Barrett tente de les résoudre par le biais d’une analyse reconnaissant l’importance des éléments idéologiques — la construction de la subjectivité de genre, ses déterminations et ses conséquences — sans arracher l’idéologie à son ancrage dans les rapports matériels. En même temps, elle propose d’utiliser une analyse historique pour naviguer entre le Scylla du réductionnisme et le Charybde de l’empirisme.

Le capitalisme et la famille-ménage

Pour Barrett, la clé de l’oppression des femmes est un complexe qu’elle nomme le « système de la famille-ménage ». Ce complexe intègre une structure sociale donnée — le ménage — et une idéologie donnée — la famille — qui, tout en étant reliées, ne sont pas parallèles. Dans la structure du ménage, un certain nombre de personnes, ayant habituellement des liens biologiques, dépendent du salaire de quelques-uns des membres adultes, principalement celui du mari/père, mais aussi du travail non rémunéré de la femme/mère pour tout ce qui a trait au ménage, à la préparation des repas, à la garde des enfants, et ainsi de suite. L’idéologie de la « famille » définit la vie familiale comme

« naturellement » fondée sur une proche parenté, et convenablement organisée autour du gagne-pain d’un homme, dont la femme et les enfants seraient financièrement dépendants. La vie familiale est aussi conçue comme un havre d’intimité au-delà du domaine public du commerce et de l’industrie" [1].

L’hypothèse fondamentale de Barrett est que le système famille-ménage n’est pas inhérent au capitalisme, quoiqu’il en soit venu au cours de l’histoire à constituer l’un des éléments des rapports de classe. Une telle structure n’était pas inévitable ; elle est issue d’un processus historique, par lequel une certaine idéologie, supposant le lien naturel des femmes à la domesticité, a été intégrée aux rapports de production capitalistes. Cette idéologie provenait en partie de conceptions précapitalistes sur la position sociale des femmes, mais était surtout une construction de la bourgeoisie, correspondant aux rapports familiaux bourgeois. Elle était acceptée par la classe ouvrière organisée du XIXe siècle, au point d’être déterminante dans le développement des stratégies politiques des syndicats de métiers. Selon Barrett, le point de bascule dans la formation du système famille-ménage se situe au milieu du XIXe siècle, au moment d’une lutte qui opposa une coalition de capitalistes et de travailleurs aux travailleuses, et qui eut pour résultat de permettre aux intérêts communs des syndicats de métiers masculins et de l’État bourgeois de l’emporter sur les intérêts des travailleuses. L’exclusion des femmes par les syndicats de métiers ainsi que la législation protectrice concernant les conditions de travail des femmes, votée en Angleterre dans les années 1840-1860, ont effectivement confiné les femmes à la sphère domestique, tout en posant les bases d’une division sexuée du marché du travail salarié. Dès que le système famille-ménage s’est mis en place, cette division était presque inévitable. Les divisions sexuées du travail, au sein du ménage et au sein du marché, ont servi à se renforcer l’une l’autre. La faible rémunération des femmes et leur ségrégation dans un nombre limité de professions ont contribué à fixer leur position dans la famille, et vice versa.

Les hommes de la classe ouvrière ont lutté pour le système famille-ménage, qui s’accordait à leurs intérêts à court terme. À la longue, selon Barrett, cette stratégie a cependant représenté une véritable défaite pour la classe dans son ensemble car elle divisait les intérêts des travailleurs et des travailleuses. Ces hommes auraient pu se mobiliser pour augmenter les salaires des femmes, ce qui aurait unifié et donc consolidé la classe ouvrière. À l’inverse, ils ont lutté pour obtenir une rémunération familiale, des organisations syndicales strictement masculines et une législation protectrice pour les femmes, dans le but d’éliminer la compétition d’une main-d’œuvre bon marché et de confiner la femme à la sphère domestique.

D’un autre côté, précisément parce que le système famille-ménage divisait la classe ouvrière et parce qu’il représentait une force sociale fondamentalement conservatrice, son adoption par la classe ouvrière était dans l’intérêt à long terme de la bourgeoisie, sinon nécessairement dans son intérêt économique. La classe capitaliste a ainsi utilisé sa position hégémonique au sein de l’État pour imposer le système par le biais d’une législation protectrice appliquée tout au long du XIXe siècle, et encore aujourd’hui dans l’État-providence.

Barrett en conclut que l’oppression des femmes, sans avoir de fondements dans la période historique où le système famille-ménage s’est constitué, « a trouvé son fondement matériel dans les rapports de production et de reproduction du capitalisme d’aujourd’hui. » Elle explique :

« Un certain modèle de la dépendance féminine s’est établi dans les rapports de production du capitalisme, dans les divisions qui structurent le travail salarié et l’opposent au travail domestique. En tant que telle, l’oppression des femmes, qui n’est pas essentiellement inhérente à la logique du développement capitaliste, est devenue nécessaire pour la reproduction du mode de production dans sa forme actuelle » [2].

Puisque l’oppression des femmes n’est pas un présupposé du capitalisme, il ne devrait pas être théoriquement impossible que celles-ci parviennent à l’émancipation au sein de la société capitaliste. Un telle émancipation exigerait : 1. une nouvelle division du travail et des responsabilités familiales ; 2. la fin de la dépendance, réelle ou présumée, des femmes envers la rémunération des hommes ; 3. une transformation de l’idéologie du genre. Ces transformations seraient cependant extrêmement difficiles à réaliser, étant donnée leur enchevêtrement systématique dans le tissu des rapports sociaux capitalistes.

Comme le conclut Barrett,

« ces divisions sont systématiquement intégrées à la structure et à la texture des rapports sociaux capitalistes en Angleterre, et elles sont essentielles à la stabilité politique et idéologique de cette société. Elles sont constitutives de notre subjectivité et aussi, en partie, de l’hégémonie politique et culturelle du capitalisme. Elles servent à nouer le rapport fondamental entre le système du travail salarié et l’organisation de la vie domestique, et il est impossible de penser qu’elles puissent être soustraites des rapports de production et de reproduction capitalistes sans transformer en profondeur ces rapports. C’est pourquoi le slogan « Pas d’émancipation des femmes sans socialisme ; pas de socialisme sans émancipation des femmes » est plus qu’un vœu pieux » [3].

Cet état des lieux de la théorie féministe est impressionnant, tout particulièrement parce qu’il permet à Barrett d’identifier de manière remarquablement claire, quoiqu’un peu schématique, l’impasse dans laquelle se trouve le marxisme-féminisme. Si nous ne pensons pas que son analyse parvienne en fin de compte à sortir de cette impasse, nous y voyons indiquée la direction à emprunter si nous voulons ouvrir de nouveaux territoires. Il est absolument essentiel pour l’analyse marxiste-féministe de souligner, avec Barrett, le fait que le système famille-ménage, ce lieu décisif de l’oppression des femmes, n’est pas déterminé par les seules exigences fonctionnelles du capitalisme ; comme elle, il faut promouvoir une approche historique, attentive aux processus par lesquels la lutte des classes a façonné la division sexuée du travail. L’engagement de Barrett dans le développement d’une théorie du genre non-réflexive, mais matérialiste, est également crucial.

Les problèmes de l’approche de Barrett

Cependant, de notre point de vue, l’analyse de Barrett rate sa cible, en ce qu’elle échoue finalement à résoudre l’énigme de l’accord entre, d’un côté, la dynamique « aveugle au genre » du mode de production capitaliste telle que l’a décrite la théorie marxiste et, de l’autre, les opérations quotidiennes profondément sexistes de la société capitaliste. Une des principales raisons de cet échec est que Barrett se montre incapable de confronter de manière satisfaisante les problèmes théoriques majeurs auxquels toute analyse spécifiquement marxiste-féministe doit se confronter : comment est-ce possible, étant donnée la tendance capitaliste à l’accumulation et à l’utilisation maximale de la force de travail, que les femmes soient à ce point exclues de la production capitaliste et confinées au foyer ? Pour les théories du travail domestique, l’explication est que le système famille-ménage est en fait généré par l’accumulation du capital lui-même, ce qui élimine le problème initial. Comme nous l’avons vu, Barrett rejette une telle approche dans sa théorie d’un unique système (capitaliste et sexiste) et de son développement historique. Mais elle ne résout pas réellement le problème théorique qui est en jeu. Si la loi de l’accumulation est aveugle au genre, ce dont convient Barrett, comment se perpétuent les divisions entre les genres ? L’image que propose l’autrice, selon laquelle ces divisions seraient « intégrées à la structure […] des rapports sociaux capitalistes », ne nous en dit pas plus. Qu’est-ce que cela veut dire ? Quels sont exactement les mécanismes qui recréent et renforcent la division sexuée au sein de la force de travail ? Comment ces mécanismes sont-ils reliés à l’impératif capitaliste de maximiser le profit ? L’analyse des processus historiques ne nous permet pas d’ignorer l’enjeu théorique sous-jacent, à savoir le fait que ces divisions sexuées sont perpétuées, et non minées, par le capitalisme.

Barrett reconnaît qu’il est problématique d’affirmer que le système du travail domestique ne s’accorde pas nécessairement aux intérêts économiques de la bourgeoisie. Mais si le travail domestique sert surtout les intérêts politiques bourgeois, comme elle le prétend, comment expliquer que les capitalistes subordonnent leurs intérêts à court terme, soit la quête d’un profit maximal, à leurs intérêts politiques à long terme ? De la même manière, lorsqu’elle soutient que les divisions sexuées n’émanent pas d’un système patriarcal séparé, Barrett est contrainte de redéfinir les rapports de production. Pour elle, le terme ne se réfère pas simplement aux rapports de classe, mais « doit comprendre les divisions sexuées, ou raciales, les définitions des diverses formes de travail, c’est-à-dire qui doit travailler et dans quelle profession [4] » Mais quel est le lien entre ces rapports et les rapports de classe capitalistes ? La question se pose d’autant plus que, pour Barrett, « les rapports créés par le travail salarié ainsi que la contradiction entre le travail et le capital — les deux caractéristiques définitionnelles du mode de production capitaliste — peuvent être dits “aveugles au genre” et fonctionnent tout à fait indépendamment du genre [5]. » Malgré le tour de passe-passe, nous sommes ramenées aux théories dualistes — et au problème initial : comment la contradiction entre le travail et le capital, présumée « aveugle au genre », est-elle liée aux rapports de production, dans lesquels la différence sexuée joue un rôle significatif ? À notre avis, la simple affirmation que les rapports de production ont évolué au cours de l’histoire n’est pas suffisante.

Pour dire les choses autrement, l’analyse de Barrett, quoique matérialiste dans son approche, ne parvient pas à identifier de fondements matériels pour l’oppression des femmes dans le capitalisme. Elle rejette non seulement les explications qui justifient l’oppression par l’exigence capitaliste de reproduction de la force de travail, mais aussi les propositions féministes radicales qui font de la reproduction biologique un fondement matériel. En outre, Barrett ne parvient pas à montrer sans ambiguïté que le système famille-ménage est dans l’intérêt vital et matériel d’aucun groupe social. Il ne bénéficie certainement pas aux femmes ni aux hommes de la classe ouvrière : a) parce qu’il n’est pas évident que le travail domestique des femmes améliore les conditions de vie de la classe dans son ensemble ; b) parce que ce système divise la classe ouvrière en mettant les hommes et les femmes en compétition au sein de la famille et en tant que travailleurs salariés ; et c) parce que rien de tel n’a jamais été rigoureusement établi. Même si les hommes de la classe ouvrière ont intérêt, en tant qu’hommes, à ce que se maintienne le système famille-ménage, Barrett ne croit pas que cet intérêt soit aussi fort que l’attestent certaines féministes. Le rôle de l’homme comme soutien de famille a) enferme en réalité les hommes dans le travail salarié ; b) prive ceux-ci d’un rapport intime avec leurs enfants ; et c) les opprime en leur imposant une définition rigide de la masculinité. Le mari ne peut donc être perçu, selon la proposition de Christine Delphy, comme « celui qui s’approprie en toute conscience la force de travail de sa femme et est en ceci responsable de l’exploitation de son travail au foyer [6]. »

Enfin, il ne peut être dit que le système famille-ménage sert sans ambiguïté les intérêts de la classe capitaliste, quoique, du point de vue de Barrett, les capitalistes en bénéficient plus que tout autre groupe social. En effet, si le système n’est pas dans leur meilleur intérêt économique, il leur est très avantageux politiquement, puisqu’il « divise et affaiblit la classe ouvrière, et réduit son militantisme [7]. » C’est avant tout pour cette raison que la bourgeoisie, par le biais d’immenses investissements étatiques, a appuyé ce type de ménage.

Si le système famille-ménage est une construction aussi fragile que le suggère l’analyse de Barrett, il est difficile d’expliquer pourquoi il s’est enraciné aussi profondément dans la société capitaliste. En effet, s’il sert les intérêts politiques de la bourgeoisie, il n’est pas, du moins selon l’analyse de Barrett, essentiel à la survie de la bourgeoisie. Encore ici, Barrett se trouve confrontée au problème de la suspension des intérêts à court terme des capitalistes en tant que classe, en faveur de leurs intérêts politiques. En outre, si les intérêts des hommes de la classe ouvrière, à la fois en tant qu’hommes et en tant que prolétaires, ne s’accordent pas en définitive à ce système, et s’il n’existe aucun fondement matériel dans les rapports sociaux de production et de reproduction pouvant mener la classe ouvrière à défendre ce système, il est difficile d’expliquer ce qui a empêché les mouvements ouvriers d’adopter en la matière une stratégie plus éclairée.

Barrett est consciente du problème, et sa solution est de donner plus de poids à l’idéologie dans son analyse. Pour elle, l’idéologie du genre doit être conçue comme une force matérielle car elle se transforme en identité de genre et existe au niveau de notre subjectivité. Même si le système famille-ménage ne sert pas les intérêts des hommes et des femmes de la classe ouvrière, « il ne s’en suit pas que toutes les femmes, ou toute la classe ouvrière, souffrent simplement de fausse conscience et méconnaissent leurs propres intérêts. L’identité de genre et l’idéologie de la famille sont intégrées à notre subjectivité et à nos désirs, à un niveau bien plus profond que celui de la “fausse conscience [8]”. » Barrett suggère ainsi que l’idéologie du genre est assez puissante pour contrer ou encaisser les coups de la loi de l’accumulation, présumée « aveugle au genre ».

Une telle hypothèse appelle évidemment l’analyse de la production de l’idéologie du genre et de ses dynamiques, mais aussi des conditions nécessaires pour en changer le contenu. Barrett n’apporte pas dans son livre de réponse détaillée à ces questions. Peut-être les explorera-t-elle davantage dans de prochains ouvrages [9].

Pour l’instant, Barrett nous laisse supposer que l’idéologie de la différence entre les genres, produite par des mécanismes que nous ne comprenons pas encore mais qui, semble-t-il, opèrent indépendamment des rapports sociaux capitalistes, a été assez puissante pour avoir un effet propre sur la formation des rapports sociaux capitalistes dans l’histoire et demeure assez puissante aujourd’hui pour continuer de reproduire cette situation. Il va de soi qu’une telle analyse prête le flan aux critiques formulées envers les théories dualistes, entre autres par Barrett elle-même.

Les syndicats et la législation protectrice

Il nous faut maintenant discuter plus longuement du récit historique proposé par Barrett, qui fait l’objet d’un consensus nouveau parmi les marxistes-féministes — à savoir le fait que le système famille-ménage, et la ségrégation résultante des femmes dans les secteurs les plus faiblement rémunérés de la production capitaliste, seraient la conséquence de la législation protectrice et des politiques d’exclusion des syndicats de métiers [10]. La législation protectrice, qui a proscrit le travail de nuit pour les femmes et les a empêché d’être employées dans certaines industries, a contribué à structurer la division sexuée du travail en retirant aux femmes la possibilité de faire compétition aux hommes sur un pied d’égalité dans certains métiers spécialisés — par exemple l’extraction minière et l’imprimerie — et, plus généralement, en rendant le travail des hommes plus attrayant pour les capitalistes. Barrett soutient que la position précaire des femmes dans le travail capitaliste a ensuite assuré le maintien de leur rôle domestique au sein de la famille et leur dépendance envers les hommes.

Il est très difficile de défendre l’idée qu’un édifice socio-politique aussi précaire ait pu jouer un tel rôle dans la détermination de la division sexuée du travail ou du système famille-ménage, en Angleterre ou aux États-Unis. L’exemple des États-Unis est d’autant plus problématique que la législation protectrice a été votée assez tardivement au XXe siècle. Une première loi, restreignant la journée de travail des femmes à dix heures, est passée en Ohio en 1852. Vingt-cinq ans plus tard, seulement deux autres États et un territoire avaient voté des lois concernant les durées maximales de travail ; en 1908, seuls dix états avaient de telles lois [11]. En outre, si l’application de la législation protectrice était déjà un processus lent et ardu, très peu d’efforts étaient consacrés à faire respecter les lois votées au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Avant 1908, seuls cinq ou six états prévoyaient dans leurs lois la présence d’inspecteurs d’usines [12]. Et même lorsque de telles dispositions étaient prévues, leur effet était grandement affaibli par une supervision insuffisante et un traitement plutôt indulgent des fabricants délinquants [13].

La question est plus complexe en Angleterre, où la législation protectrice a été votée au niveau national et paraît avoir été mieux imposée. La première loi d’importance a été le célèbre Ten Hours Bill, voté au Parlement en 1847, qui limitait le travail des femmes à dix heures par jour dans les fabriques de textile seulement. Au cours des deux décennies qui ont suivi, de nouvelles versions modifiées de cette loi ont été appliquées à d’autres industries, et le parlement a également étendu ses dispositions aux ateliers en 1867. En plus de ces projets de loi limitant la journée de travail, le Mines Regulation Act de 1842 a interdit l’embauche des femmes dans les mines souterraines [14].

Les témoignages recueillis jusqu’à maintenant, même s’ils sont limités et quelque peu impressionnistes, suggèrent que l’ensemble de ces lois n’a pas eu d’effet déterminant sur les structures de la division sexuée du travail. Le Ten Hours Bill, dans la mesure où il a été efficace, semble avoir restreint le travail des hommes autant que celui des femmes [15]. Si cela est bien le cas, le projet de loi n’a pas pu affecter négativement les débouchés des femmes dans l’industrie. En effet, c’est précisément parce qu’une division sexuée du travail existait déjà dans l’industrie du textile — au point où le travail des hommes, des femmes et des enfants était tout à fait interdépendant —, que le Ten Hours Bill était en mesure de diminuer les heures de travail pour tous en limitant seulement celles des femmes et des enfants. Le projet de loi ne semble pas non plus avoir entraîné une substitution massive des travailleurs aux travailleuses, dans l’ensemble de l’industrie comme dans les secteurs particuliers. Dans les faits, la proportion de femmes dans l’industrie du textile a continué d’augmenter pendant la dernière partie du XIXe siècle [16].

Il est probable que l’extension de la législation protectrice aux autres industries, durant la seconde moitié du XIXe siècle, n’a pas non plus réussi à transformer la division sexuée du travail. Dans l’ensemble, les lois étaient à la fois moins strictes que celles qui prévalaient dans l’industrie du textile, permettant souvent de plus longues journées de travail, et imposées avec peu d’efficacité. Cependant, lorsque ces lois ont enfin été appliquées, les ouvriers spécialisés avait déjà des journées de travail généralement plus courtes que celles fixées par la législation : dès les années 1870, plusieurs syndicats étaient parvenus à limiter la journée de travail de leur métier à neuf heures. Au tournant du siècle, cette forme de législation protectrice était devenue presque anachronique, puisque la journée de travail normale dans la plupart des industries était descendue à neuf heures et demie [17].

L’exclusion des femmes par les syndicats de métiers spécialisés, comme la législation protectrice, ne suffit pas à expliquer la division sexuée du travail. Il n’y a aucun doute que les syndicats de métiers ont appliqué une politique stricte d’exclusion en Angleterre et aux États-Unis pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle. Il est aussi vrai que cette politique se voyait souvent justifiée par l’idéologie patriarcale de la différence des sexes. Nous doutons néanmoins que cette politique ait pu avoir l’effet suggéré par Barrett. Même si les syndicats de métiers avaient tout à fait réussi à exclure les femmes de leur métier — ce qui n’est pas le cas —, il est difficile de penser que cette politique ait pu affecter l’ensemble de la division sexuée du travail capitaliste, puisque les métiers spécialisés organisés en syndicats au XIXe siècle n’en représentaient qu’une petite partie.

Archive des luttes syndicales

Les témoignages historiques minent également l’hypothèse de Barrett, selon laquelle les modes de syndicalisation des hommes de la classe ouvrière étaient principalement déterminés au XIXe siècle par l’idéologie patriarcale précapitaliste. La réforme législative et l’organisation industrielle démentent tous les deux cette affirmation. Le mouvement en faveur du Ten Hours Bill, l’un des premiers efforts de réforme et l’un de ceux ayant rencontré le plus de succès, est particulièrement révélateur en ce sens. Pour Barrett, ce mouvement a incarné le désir des hommes d’exclure les femmes de la production, exprimant ainsi leur idéologie précapitaliste de la différence des sexes. Cependant, plusieurs historiens soutiennent que le premier objectif de la fraction ouvrière du mouvement était de réduire la journée de travail pour tous. Hutchins et Harrison, par exemple, suggèrent que la revendication pour une diminution des heures de travail des femmes, apparue en 1841, c’est-à-dire assez tardivement dans l’histoire du mouvement, ne représentait qu’une nouvelle approche aux tentatives de restriction du travail adulte : cette revendication aurait été adoptée seulement après l’échec de stratégies antérieures, centrées sur la restriction du temps de travail des enfants et/ou de la force motrice [18].

La première revendication formulée par la composante ouvrière du mouvement — et aussi la plus constante — a été de réduire la journée de travail pour tous [19]. Cependant, l’opposition inflexible de la bourgeoisie à toute restriction du travail masculin adulte ainsi que l’indignation croissante de la classe moyenne contre les conditions de travail en usine des enfants, et plus tard des femmes, ont façonné la stratégie ouvrière à partir des années 1830 [20]. Cette stratégie était de réduire la journée de travail adulte indirectement, par le biais d’une législation limitant les heures des enfants, qui empêcherait aussi les adultes de travailler plus longtemps. Le projet de loi de Sadler, appuyé par le mouvement et présenté au Parlement en 1832, aurait eu un tel effet, en réclamant un plafond de dix heures de travail par jour pour les enfants de moins de dix-huit ans et l’interdiction du travail de nuit pour les moins de vingt-et-un ans. Le projet de loi du gouvernement, voté en 1833 à la place de celui de Sadler, prévoyait des restrictions plus strictes du travail des enfants, mais représentait finalement une défaite pour le Short-Time Movement puisqu’il permettait aux fabricants de continuer à employer les adultes pour de longues heures en laissant les enfants se relayer [21]. Le Short-Time Movement a répondu en manifestant pour une restriction de la force motrice et pour une nouvelle loi sur les manufactures, limitant à dix heures la journée de travail de tous les moins de vingt-et-un ans, loi qui a finalement été introduite par Lord Ashley en 1837. Le Parlement, reconnaissant qu’il s’agissait de tentatives à peine voilées de limiter le temps de travail de tous, a rejeté les deux projets de loi [22].

C’est à ce moment que le militantisme pour la restriction des heures de travail des femmes s’est affirmé pour la première fois au sein du mouvement, qui a donné voix à cette nouvelle revendication par une campagne dynamique dans les années 1840. La vigueur de l’offensive, combinée à la dépression économique, a suffit à persuader le Parlement de voter en faveur du Ten Hours Bill en 1847 [23]. Barrett a connaissance de cette interprétation des faits, même si elle n’en tient pas compte dans Women’s Oppression Today. Dans un article écrit avec Mary McIntosh, nous lisons :

On a dit que le Ten-Hours Movement a, dans un sens, accepté un compromis avec les philanthropes, en considérant la restriction des journées de travail des femmes et des enfants en usine comme le seul moyen d’obtenir une réduction des heures pour tous. Comme l’a formulé Ray Strachey, les hommes « se cachaient dans les jupes des femmes » lorsqu’ils défendaient le Ten Hours Act de 1847 par « compassion » envers les femmes et les enfants, en sachant très bien qu’ils réduiraient du même coup leurs propres journées de travail […]. Mais la législation des manufactures a finalement accentué la différenciation du travail des hommes et des femmes : elle a, du même coup, consolidé les modèles de ségrégation des emplois, confinant les femmes à une série limitée de métiers mal rémunérées, souvent à l’extérieur des manufactures [24].

Barrett et McIntosh ne semblent pas contester l’hypothèse que la première motivation du mouvement des manufactures était de limiter le travail adulte. Or, elles soutiennent que, peu importe la motivation, l’effet de la loi a été de contribuer à une division discriminatoire du travail selon le genre. Évidemment, l’argument que la législation protectrice « a finalement accentué la différenciation du travail des hommes et des femmes » et « a consolidé les modèles de ségrégation des emplois » doit être distingué de la proposition de Women’s Oppression Today — à savoir que la législation est la cause première de la ségrégation du travail selon le genre.

L’histoire des syndicats de métiers pose les mêmes problèmes à l’analyse de Barrett. Si l’on peut énumérer plusieurs cas de politiques discriminatoires des syndicats, justifiées par d’éloquents discours sur la « place » de la femme, il existe aussi un bon nombre d’exemples d’appui de la part de ces mêmes syndicats envers les activités de syndicalisation et de grève des femmes, et l’on peut même trouver à l’occasion des conférences et des journaux syndicaux adoptant un point de vue féministe [25]. Nous n’insisterons pas sur le fait que les syndicats de métiers masculins appuyaient souvent les travailleuses pour mieux camoufler leur passé lourd et incontestable de discrimination. Nous voudrions néanmoins suggérer que le pouvoir de l’idéologie patriarcale est manifestement insuffisant lorsque vient le temps d’expliquer l’activité des syndicats de métiers vis-à-vis des femmes. Une telle explication aurait pour résultat de rendre l’histoire des syndicats de métiers beaucoup plus homogène qu’elle ne l’a réellement été [26].

L’unanimité presque parfaite avec laquelle les syndicats de métiers se sont opposés à l’inclusion des femmes était partie intégrante d’une tentative plus générale de limiter la concurrence, potentiellement désastreuse, d’une main-d’œuvre prête à travailler à bas prix. Plus encore que la mécanisation, ce sont les métiers « indignes » — un euphémisme pour le travail non spécialisé — qui ont représenté la principale menace pour les ouvriers de métier pendant les premiers deux tiers du XIXe siècle : le contrôle de l’accès aux métiers a été l’arme principale des syndicalistes pour préserver leur position relativement privilégiée dans le marché du travail. Le moyen était de renforcer les règles de l’apprentissage des métiers, ou encore, dans le cas de nouveaux métiers industriels comme le filage sur mule-jenny, de créer un système d’apprentissage artificiel [27].

Il est tout à fait superflu de recourir à l’idéologie pour expliquer l’opposition inflexible des syndicats de métier à l’inclusion des femmes. Il est clair que, lorsque les syndicats étaient incapables d’exclure les femmes, une dépression rapide des salaires et une dégradation générale du travail ont suivi. Le récit que fait Barbara Taylor de la grève du London Journeymen Tailors Union [Syndicat des Compagnons tailleurs de Londres] contre le travail effectué à domicile, en 1833, illustre bien cette dynamique [28]. Le LJTU était, dans les faits, l’un des syndicats les plus puissants en Grande-Bretagne au cours du XVIIIe siècle, contrôlant les heures, le prix et le recrutement de la main-d’œuvre. Au début du XIXe siècle, cette position privilégiée a été menacée par une réorganisation de la production, qui a permis aux capitalistes de remplacer le travail relativement coûteux des tailleurs par la main-d’œuvre bon marché des femmes travaillant à domicile. Le LJTU a cherché à empêcher la production à l’extérieur des ateliers et a remporté un certain succès jusqu’aux années 1820. Cependant, la croissance de l’industrie du prêt-à-porter, fondée sur le travail à domicile de femmes employées pour des salaires de misère, a fini par casser le syndicat dans les années 1830. La grève de 1833 contre le travail à domicile des tailleuses était la dernière tentative des tailleurs pour conserver leur position.

Un tailleur du milieu du XIXe siècle a résumé dans les termes suivants l’effet du travail des femmes :

"Lorsque j’ai commencé dans ce domaine (la fabrication de gilets), il n’y avait que très peu femmes qui y travaillaient. Quelques gilets blancs leur ont été donnés, dans l’idée que les femmes les feraient plus proprement que les hommes… Mais depuis que s’est répandu le système d’exploitation des ateliers de misère, les contremaîtres ont cherché partout cette main-d’œuvre qui accepte de travailler pour un prix inférieur. Ainsi la femme s’est trouvée en compétition avec le mari, et la fille avec la femme… Si l’homme refuse de réduire le prix de son travail à celui de la femme, eh bien, il doit rester sans emploi [29]…

Le scénario s’est répété dans plusieurs autres industries au cours du XIXe siècle : l’imprimerie à Édimbourg, les métiers de tailleurs, la poterie et la fabrication de cigares en Écosse" [30].

Il est d’autant plus évident que la concurrence, plus que l’idéologie, a déterminé l’exclusivisme masculin, que les syndicats ont eu tendance à inclure les femmes et ont même offert un appui important à leurs efforts de syndicalisation et de grève, lorsque celles-ci n’étaient pas en concurrence avec les hommes ou lorsqu’elles étaient employées dans une branche depuis toujours.

C’était parfois les mêmes syndicats qui interdisaient l’entrée aux femmes dans leurs métiers et qui soutenaient les efforts de syndicalisation et de grève des femmes dans d’autres branches ou d’autres secteurs de leur propre branche. Par exemple, le London Union of Journeymen Bookbinders [Syndicat des Compagnons relieurs de Londres] a appuyé les plieuses et les relieuses lors de leur querelle avec les Bible Societies dans les années 1830 et 1840, et les Glasgow Mulespinners [Fileurs de Glasgow] ont fait campagne pour l’égalité salariale des femmes dans les années 1830 [31]. Un autre exemple célèbre provient des États-Unis, où les Iron Molders [Mouleurs de fer], tout en excluant catégoriquement les femmes de leur syndicat, ont fourni d’importantes ressources financières à la grève des blanchisseuses Troy en 1869 [32]. Les cordonniers de Lynn, Massachusetts, qui ont systématiquement appuyé les cordonnières des années 1830 aux années 1860, offrent encore un exemple étonnant [33].

Dans les métiers non spécialisés qui employaient des femmes, les syndicats ont presque toujours appliqué une politique d’inclusion — les premiers syndicats de ce type en Angleterre ont été ceux du tissage. Les « nouveaux syndicats », qui organisaient le travail non spécialisé vers la fin du XIXe siècle, intégraient généralement les femmes sur un pied d’égalité avec les hommes [34]. Aux États-Unis, le meilleur exemple est, évidemment, celui des Knights of Labor [Chevaliers du travail], le seul syndicat national du XIXe siècle organisé par manufacture plutôt que par métier [35].

Encore une fois, nous ne voulons pas suggérer que les hommes dans les syndicats de métiers ou que les travailleurs en général appuyaient l’égalité des femmes dans le travail et dans les autres aspects de la vie sociale ; nous ne voulons pas non plus nier que ces hommes pouvaient avoir des idées sexistes au sujet des femmes. Ces exemples servent plutôt à montrer qu’une bonne compréhension de l’histoire du rapport des syndicats de métiers aux femmes requiert une analyse du contexte socio-économique plus complexe que celle offerte par Barrett et les autres défenseurs de son point de vue. En outre, les faits que 1) les syndicats de métiers n’ont pas tout à fait réussi à exclure les femmes de leurs métiers et 2) les hommes de la classe ouvrière, surtout dans les syndicats non spécialisés, ont souvent appuyé les travailleuses, suggèrent que la division sexuée du travail au XIXe siècle était étayée par autre chose que le comportement des syndicats de métiers. En effet, les stratégies de ces syndicats, comme la législation protectrice, ne peuvent être expliquées sans reconnaître que les femmes sont arrivées sur le marché du travail capitaliste dans une position déjà défavorisée. Les stratégies organisationnelles des hommes de la classe ouvrière semblent avoir été une réponse à — et non une cause de — la marginalisation des femmes dans le travail salarié [36].

Les fondements matériels du système famille-ménage

En somme, les problèmes que nous avons identifiés dans l’interprétation de Barrett peuvent tous être ramenés à une lacune majeure de son analyse — l’absence de fondements matériels pour le développement et la reproduction du système famille-ménage au cours de l’histoire, pour la division sexuée du travail et pour l’oppression des femmes dans le capitalisme. Nous ne contestons pas l’hypothèse que le système famille-ménage puisse servir les intérêts politiques de la bourgeoisie ni que les hommes de la classe ouvrière (du moins ceux occupant des emplois spécialisés) cherchaient à exclure les femmes des secteurs les mieux payés de la production ni que l’ensemble des hommes avaient un certain intérêt à maintenir leur contrôle de la vie des femmes pour des raisons à la fois pratiques et émotionnelles. Nous dirions même que les intérêts à court terme des hommes dans une telle situation sont plus grands que ne l’accorde Barrett. À notre avis, la question essentielle reste néanmoins de savoir comment les hommes ont pu maintenir le système contre la volonté des femmes, étant donnée la force opposée, « aveugle au genre », de l’accumulation capitaliste [37].

Dans la suite de cet essai, nous aimerions suggérer une autre possibilité d’interprétation analytique et historique, qui accorde davantage de poids aux exigences de la reproduction biologique. C’est une position quelque peu hérétique pour les féministes socialist [révolutionnaires]. La plupart d’entre elles, dont Barrett, sont très réticentes à admettre que les différences biologiques puissent contribuer à déterminer la position sociale des femmes. Cette réticence a pour sens implicite la préoccupation tout à fait saine de ne pas s’engager par mégarde sur le chemin du déterminisme biologique [38]. Soyons claires d’emblée. Nous ne désirons pas soutenir que les faits biologiques de la reproduction déterminent en eux-mêmes les rapports sociaux, dans le capitalisme ou dans toute autre formation sociale. Nous proposons néanmoins de prendre au sérieux Timpanaro lorsqu’il suggère que le rapport entre le naturel et le social doit être intégré à l’analyse [39]. De notre point de vue, une explication matérialiste de l’oppression des femmes doit tout simplement considérer la manière par laquelle le système de classe de la production capitaliste peut assimiler les faits biologiques de la reproduction, mais aussi la mesure dans laquelle les différences biologiques peuvent déterminer dans ce contexte la participation des femmes à la vie économique et politique, leur capacité à s’organiser pour la défense de leurs intérêts et de leurs besoins, et ainsi de suite. En outre, le problème doit être abordé d’un point de vue historique. Nous devons réfléchir à la manière par laquelle le développement historique du capitalisme a pu transformer ce rapport entre le naturel et le social.

Nous proposons d’analyser le développement de la division sexuée du travail capitaliste et la formation du système famille-ménage dans le contexte d’une contradiction entre les dynamiques capitalistes de production et les exigences de la reproduction biologique. D’un côté, comme Marx et Engels l’ont soutenu, l’accumulation capitaliste a nettement tendance à tirer les femmes vers le travail salarié et à poser ainsi les bases matérielles de leur indépendance par rapport aux hommes. De l’autre côté, cependant, les exigences de la reproduction biologique ont fait obstacle au plein développement de cette tendance au cours de l’histoire.

La contradiction nous apparaît évidente. Les faits biologiques de la reproduction — la grossesse, l’accouchement, l’allaitement des enfants — ne sont pas a priori compatibles avec la production capitaliste, et cette compatibilité ne pourrait être atteinte qu’au prix d’investissements importants pour les congés de maternité, les services de nourrice et de garde d’enfants, et ainsi de suite. Les capitalistes ne sont pas prêts à de telles dépenses, qui augmentent les coûts du capital variable sans accroître également la productivité du travail, réduisant ainsi les taux de profit. Sans ces dépenses, cependant, la reproduction de la force de travail se met à poser problème pour l’ensemble de la classe ouvrière et, plus particulièrement, pour les femmes [40].

Dans ce qui suit, nous allons explorer les effets produits par cette contradiction sur la position des femmes dans le capitalisme au cours des XIXe et XXe siècles. Notre analyse se divise en trois parties. Dans la première, nous soutiendrons que la division sexuée du travail et le système famille-ménage, tels qu’ils se sont développés dans l’Angleterre et les États-Unis du XIXe siècle, ont été essentiellement déterminés par les exigences de la biologie et de la structure de classes. Comme le fait remarquer Barrett, si le capital abandonne à la classe ouvrière le problème de la reproduction de la force de travail, il n’est pas pour autant nécessaire que cette reproduction se fasse dans le cadre d’une hiérarchie des sexes. Il n’est pas non plus requis que les femmes soient, plus que les hommes, responsables de l’éducation des enfants et du travail domestique. Cependant, nous voudrions poser l’hypothèse que les faits biologiques de la reproduction, dans la mesure où ils déterminent à la fois les divisions sexuées du travail et l’équilibre des pouvoirs entre les hommes et les femmes, ont rendu cet état de fait probable, sinon inévitable.

Dans la deuxième partie, nous réfléchirons aux conséquences du développement capitaliste au XXe siècle. Nous soutiendrons que le développement rapide des forces de production a posé le premier jalon d’un dépassement des contraintes de la reproduction biologique par les femmes, quoique les rapports de production capitalistes continuent de restreindre la marche vers l’égalité. La raison n’est pas que les divisions sexuelles sont « intégrées » aux rapports de production capitalistes, comme le soutient Barrett. Le capitalisme tend en effet à ébranler ces divisions et à restructurer la force de travail. Mais sa disposition aux crises périodiques, et du même coup à la détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière, empêche de rompre tout à fait avec le système famille-ménage et consolide la subordination des femmes.

Nous conclurons en considérant brièvement le rôle de l’État et de l’idéologie dans la création et la reproduction de l’oppression des femmes. Une fois situés les fondements matériels de l’oppression des femmes, il sera possible de construire un cadre d’analyse des rôles respectifs de l’État et de l’idéologie, en accordant à chacun une autonomie relative mais en reconnaissant aussi qu’ils relèvent en dernier lieu des rapports matériels.

La reproduction biologique et la structure de classes au XIXe siècle

L’assignation des femmes à la reproduction et leur marginalisation dans le travail salarié précèdent la législation protectrice et les politiques des syndicats de métiers, plutôt que d’en être les conséquences. Toutes les études consacrées au travail des femmes au XIXe siècle indiquent que la plupart d’entre elles se sont retirées du travail à temps plein dans les manufactures et les commerces après avoir donné naissance à leur premier enfant. Longtemps avant l’existence de législation protectrice ou de contrats syndicaux, les femmes mariées organisaient leur travail autour de leurs responsabilités domestiques. Elles ont assuré, comme souvent leurs enfants, des contributions économiques importantes à leur ménage. Cependant, alors que leurs fils et leurs filles entraient dans le travail non spécialisé, les femmes avec des enfants devaient gagner leur vie dans des emplois compatibles avec les tâches parentales et ménagères : en travaillant à temps partiel, à domicile, de façon saisonnière, ou encore en prenant des logeurs, etc [41]. L’exception confirme la règle : lorsque les femmes pouvaient travailler avec leurs enfants à leurs côtés, leur taux de participation augmentait — par exemple, les mères italiennes dans les conserveries, les mères immigrées dans les moulins à textile de la Nouvelle-Angleterre et dans les premières manufactures de coton anglaises [42]. Les femmes mariées qui ont trouvé de l’emploi dans les manufactures, le plus souvent celles du textile et du vêtement, appartenaient à des familles dont les maris effectuaient majoritairement un travail saisonnier ou encore à très faible revenu [43]. Même dans les villes industrielles du textile, où les débouchés étaient plus nombreux encore pour les femmes que pour leurs maris — un cas assez extraordinaire —, le taux de participation des femmes était bas : 17% à Roubaix en 1872, dont 54% employées dans les manufactures ; 26% à Preston en 1851, dont deux-tiers dans les manufactures [44]. En 1887, aux États-Unis, bien avant toute législation importante, seulement quatre pour cent de toutes les employées de manufacture étaient mariées [45].

Ces faits soulèvent deux enjeux. Premièrement, pourquoi certains aspects de la reproduction de la classe ouvrière — notamment la tâche d’élever des enfants — sont-ils demeurés extérieurs à la production capitaliste, de manière à développer une division selon laquelle une seule personne dans le ménage était principalement responsable pour ce travail nécessaire ? Deuxièmement, pourquoi les femmes ont-elles été reléguées à la position de travailleuse domestique plutôt que les hommes ?

Dans l’économie préindustrielle, la reproduction pouvait s’adapter aux exigences de la production, qui était encore organisée par les travailleurs eux-mêmes, artisans ou à domicile [46]. L’industrialisation a fondamentalement modifié la situation, en retirant aux travailleurs le contrôle du processus de production. La détermination croissante des rythmes de travail par la production mécanisée a posé le problème de la coordination du travail producteur et reproducteur. En théorie, l’organisation de la production n’empêche pas nécessairement la réconciliation de ces deux aspects du travail. Mais, dans les faits, les rapports de classe capitalistes — le contrôle du temps du travailleur et l’extraction constante de plus-value qui l’accompagne — ont fait en sorte que la survie de la classe ouvrière soit sérieusement menacée par la croissance de la production industrielle. Le système famille-ménage est advenu comme une manière de résoudre cette crise. Lorsque Barrett affirme que cette résolution particulière a été déterminée par une idéologie de la différence des sexes antérieure au capitalisme, elle présume qu’il existait des possibilités autres que celle d’implanter la reproduction de la force de travail au foyer — une hypothèse qui doit maintenant être abordée et justifiée.

Il est nécessaire, pour que la reproduction quotidienne et intergénérationnelle de la force du travail s’effectue à l’extérieur du foyer, de rendre disponibles sur le marché divers biens et services relativement peu coûteux — des services de blanchissage et de ménage, des repas préparés, des services de gardes d’enfants, et ainsi de suite. Si les salaires ne sont pas assez élevés pour se procurer l’ensemble de ces biens et services, le travail domestique doit être accompli en plus du travail salarié pour combler l’écart. Des études ont montré que plusieurs salaires étaient nécessaires pour subvenir aux besoins fondamentaux de la plupart des familles de la classe ouvrière de la première moitié du XIXe siècle, et même de la seconde, malgré un augmentation effective des salaires [47]. Ainsi, une part considérable des tâches domestiques devait encore être effectuée dans des conditions extrêmement précaires, qui en faisaient un travail exigeant et chronophage [48]. La journée de travail était longue dans la production capitaliste hors du foyer — de douze à quatorze heures, parfois plus. Étant données ces circonstances, une forme de division du travail — où une personne prend en charge le travail domestique en plus d’un travail salarié d’appoint, tandis que l’autre gagne un salaire à temps plein — était nettement préférable à une autre — où deux adultes font de longues journées dans une manufacture avant de rentrer au foyer pour y accomplir un travail supplémentaire.

Le facteur déterminant a cependant été l’incompatibilité de la garde des enfants et du travail à l’extérieur du foyer. En théorie, il aurait pu être possible qu’un couple de travailleurs paie pour la garde de ses enfants, mais, en pratique, la survie des enfants était menacée lorsque les deux parents travaillaient. Les salaires étaient généralement faibles, et les fonds supplémentaires pour la garde des enfants ne pouvaient pas être amassés lorsque deux adultes devaient travailler seulement pour se procurer les moyens de subsistance de leur famille au quotidien. Dans plusieurs secteurs de la classe ouvrière, les femmes ne pouvaient que très rarement économiser pour la garde des enfants. Elles laissaient les enfants à eux-mêmes, sous la surveillance de frères et de sœurs un peu plus âgés, ou d’un voisin qui pouvait garder un œil sur eux de temps en temps [49]. Engels rapporte que les enfants étaient tués dans des accidents domestiques deux fois plus souvent à Manchester, où le travail en manufacture était fréquent chez les femmes, qu’à Liverpool, où les mères pouvaient trouver d’autres emplois [50]. Les exigences de la garde d’enfants étaient particulièrement difficiles à réconcilier avec les heures longues et épuisantes requises par les employeurs capitalistes.

La nécessité d’éduquer et de surveiller les enfants plus âgés ne peut pas cependant justifier le confinement de la femme à la maison… mais le rôle biologique des femmes dans la reproduction le peut.

Plusieurs témoins du XIXe siècle considéraient que le travail en manufacture était particulièrement malsain pour les femmes. Engels rapporte que les ouvrières vivaient des accouchements plus difficiles que les autres femmes, et que les fausses couches étaient plus répandues parmi celles-ci que dans la moyenne [51]. L’enjeu ici n’est pas tant l’effort physique requis des femmes enceintes, puisque les femmes des sociétés précapitalistes savaient combiner l’effort du travail à la grossesse, à l’allaitement, etc. Ce n’est que là où la conciliation a eu lieu avec succès que les femmes ont conservé le contrôle de leur participation à la production : elles étaient alors en mesure d’organiser leur travail selon les besoins de la grossesse — par exemple, en prenant plus de temps de repos.

Si les conséquences du travail en manufacture ont été néfastes pour les femmes, elles semblent avoir été désastreuses pour leurs enfants, pour la raison que les ouvrières ne pouvaient pas allaiter. L’allaitement au biberon n’était pas un substitut possible pour la plus grande partie du XIXe siècle. Les techniques de stérilisation n’étaient pas connues, et l’allaitement au biberon augmentait de façon considérable le taux de mortalité infantile. L’unique autre option, la nourrice, n’était généralement pas possible pour la classe ouvrière, puisque les enfants devaient être envoyés au loin chez des femmes pauvres qui prenaient trop de nourrissons et ne pouvaient souvent pas les nourrir adéquatement. Chez les nourrisses également, le taux de mortalité infantile était assez élevé [52].

Comme l’allaitement des enfants était nécessaire pour garantir leur survie, et comme les employeurs refusaient d’accommoder les femmes enceintes et leurs nourrissons, il y avait un certain sens à ce que la femme reste au foyer, si la famille pouvait se le permettre, alors que son mari travaillait. Lorsque les femmes passaient une grande partie de leur vie conjugale à porter et à allaiter des enfants, comme c’était le cas au XIXe siècle, la logique de la division sexuée du travail, incarnée par le système famille-ménage, s’imposait de manière écrasante.

Pour pleinement participer à la production, les femmes avaient besoin d’un ensemble de services de soutien — notamment une crèche en milieu de travail, des pauses pour l’allaitement et des congés de maternité payés. Or, là où les conditions de travail étaient déjà à peine soutenables, où les employeurs faisaient preuve d’une hostilité systématique envers les syndicats, où l’assurance chômage, les indemnités pour les accidents de travail, la réglementation de sécurité, etc. n’existaient pas, de tels services de soutien ne pouvaient être qu’un rêve utopique. La classe ouvrière, à peine assez forte pour défendre ses acquis, n’était pas en position de soutirer ces énormes concessions du capital. Dans l’absence des services nécessaires, et même si le mouvement ouvrier avait adopté une position moins ambiguë envers le travail salarié des femmes, l’égalité salariale et l’accès aux métiers spécialisés n’auraient pas résolu le problème. Même une ouvrière spécialisée aurait été contrainte d’arrêter le travail au début de sa grossesse. En outre, la plupart des ouvrières, comme la plupart des ouvriers, n’étaient ni hautement spécialisées ni bien rémunérées. Nous ne pouvons donc pas supposer que les revenus combinés de deux travailleurs à temps plein et à salaire égal auraient suffi à acheter des alternatives au travail reproducteur de la mère. Pour assurer une forme non-patriarcale de reproduction de la classe ouvrière, il aurait fallu bien plus que l’égalité salariale [53].

Défendre l’idée que la division sexuée du travail a des fondements matériels ne revient pas à dire que l’idéologie précapitaliste de la famille patriarcale et l’idéologie bourgeoise des « deux sphères » n’ont eu aucun rôle à jouer dans l’établissement du système famille-ménage au sein de la classe ouvrière. Ce n’est pas non plus nier que les hommes avaient un intérêt matériel à imposer une idée de la famille où les femmes et les enfants étaient sous leur contrôle, où le respect et le pouvoir leur revenaient, et où leurs besoins passaient au premier rang. Mais les hommes de la classe ouvrière n’avaient pas les moyens de maintenir cette forme de foyer contre l’opposition des femmes. Nous ne sommes pas non plus satisfaites d’expliquer la prévalence de l’idéal famille-ménage comme une « fausse conscience » au sein de la classe ouvrière. Il nous semble plutôt, étant données les conditions historiques de l’émergence du système, que les forces productives et les rapports de production capitalistes ont donné à la reproduction biologique une capacité de coercition. Là où les pressions sur le niveau salarial de la classe ouvrière étaient fortes, où le faible développement technologique des forces productives rendait le travail domestique épuisant et chronophage, et où le prolétariat devait lutter seulement pour survivre, la nécessité de porter et d’allaiter des enfants a considérablement limité les manières d’organiser la reproduction au sein de la classe ouvrière.

Les fondements de classe du taux de fertilité élevé

On peut, naturellement, se demander si les femmes n’avaient pas d’autre choix que d’être souvent enceintes et d’avoir de nombreux enfants. Les moyens de contraception disponibles au cours des XVIIIe et XIXe siècles, principalement l’abstinence et le coït interrompu, n’étaient pas tout à fait satisfaisants. La coopération des hommes étant requise, ces techniques étaient difficiles à pratiquer pour les femmes, sans subir une pression énorme. Elles étaient cependant assez efficaces pour permettre aux Américaines de couper en deux le taux de natalité au cours du XIXe siècle [54]. Cependant, jusqu’aux années 1920, les femmes américaines ont continué d’avoir un grand nombre d’enfants, et le taux de fertilité parmi les familles immigrées et ouvrières est resté élevé. Dans la génération des mères nées en 1890, 43.5% ont eu quatre enfants ou plus, 60% trois ou plus [55]. En 1910, les femmes mariées nées aux États-Unis avaient en moyenne 3.4 enfants, tandis que les femmes immigrantes en avaient 4.2 [56]. Le taux de fertilité au sein de la classe ouvrière semble être demeuré élevé tout au long du XIXe siècle en France et en Angleterre aussi [57]. Après 1920, sans que les nouveaux moyens de contraception soient beaucoup plus répandus, les taux de fertilité américains ont baissé brusquement. Si nous voulons comprendre pourquoi les femmes n’ont pas réduit le nombre d’années pendant lesquelles elles portaient et allaitaient les enfants, nous devons donc prendre en compte non seulement l’inefficacité des techniques contraceptives, mais aussi l’intégration des taux de fertilité élevés dans une stratégie globale de survie de la classe ouvrière.

Des études portant sur la fertilité dans son rapport aux transformations économiques ont montré que les familles nombreuses pouvaient s’expliquer chez les jeunes couples par la probabilité plus grande de trouver du travail, ou une terre en économie rurale, et aussi par l’utilité du travail des enfants. Les mariages précoces étaient aussi favorisés par la possibilité de s’établir en ménage tôt dans la vie, indépendamment des parents. La forte demande pour le travail des enfants décourageait les efforts de contraception dans les premières années d’un mariage. L’ensemble de ces facteurs a provoqué des taux de fertilité élevés. Le modèle est tout particulièrement typique de l’industrie domestique [58]. Cette explication des taux de fertilité élevé et des familles nombreuses en mode proto-industriel peut être transposée à la classe ouvrière du XIXe siècle. Les opportunités de travail salarié pour les hommes et les femmes permettaient aux jeunes couples de fonder un foyer assez rapidement. Ce qui a probablement eu la plus grande incidence sur les taux de fertilité élevés, cependant, est la valeur du travail des enfants, combinée aux taux de mortalité infantile élevés qui ont persisté tout au long du XIXe siècle, et même au début du XXe siècle [59]. Si l’utilité du travail des très jeunes enfants s’est amoindrie à la fin du XIXe siècle, il semble que le travail des enfants plus âgés et des adolescents est demeuré une source importante de revenu pour les familles, assez tardivement au XXe siècle [60]. En l’absence de sécurité sociale ou de systèmes de retraites, les revenus des adolescents fournissaient un soutien essentiel à la retraite, permettant parfois aux parents d’épargner ou d’accumuler des biens immobiliers [61]. Puisqu’il était nécessaire à la famille que plusieurs enfants survivent, et puisque les taux de mortalité infantile étaient élevés, il y avait peu d’avantages à limiter le nombre de naissances.

La division sexuée du travail et les différentiels salariaux dans la production capitaliste

Barrett soutient que les faibles salaires des femmes et leur répartition inégale dans certains secteurs de la force de travail ne peuvent pas être expliqués sans faire référence à une division sexuée du travail précapitaliste et à une idéologie concomitante du travail féminin. D’emblée, les hommes, en tant qu’employeurs et collègues, n’ont accepté les femmes que dans des emplois correspondant à leur rôle dans la famille. « Des professions comme le ménage, le service domestique, le filage, le tissage, la chapellerie, etc. étaient très répandues parmi les femmes, alors que leur forte participation dans les usines et les mines a été de courte durée [62]. » La concurrence capitaliste et la loi de l’accumulation, soutient Barrett, ont produit la division sexuée du travail, entre autres celle des compétences, mais la division engendrée par ces processus fondamentaux n’en était pas une où les femmes étaient moins spécialisées que les hommes ni une où certaines compétences étaient définies comme masculines ou féminines. En outre, selon Barrett, la catégorie même du travail spécialisé est idéologique. Le fait qu’un métier particulier soit reconnu comme étant « spécialisé » et soit payé en conséquence dépend de la capacité de ses membres à insister sur ce différentiel. Ainsi le travail féminin, s’il ne requiert pas nécessairement moins de compétences, est toujours moins bien rémunéré que le travail masculin, parce que les compétences féminines sont culturellement dévalorisées. Barrett conclut que « puisque les rapports créés par le travail salarié ainsi que la contradiction entre le travail et le capital […] sont “aveugles au genre” et fonctionnent tout à fait indépendamment du genre [63] », la division sexuée du travail ne peut être expliquée que dans les termes d’un développement historique, dont l’idéologie précapitaliste a essentiellement déterminé l’issue : les hommes se sont réservés certaines formes de travail bien rémunéré et ont accepté les femmes seulement dans les emplois qui reflétaient et renforçaient leur domesticité.

À notre avis, cependant, il est à la fois possible et préférable d’expliquer les origines et la reproduction de la ségrégation sexuelle au sein de la structure professionnelle précisément selon les termes des opérations « aveugles au genre » du marché du travail capitaliste, dans lequel les capitalistes entrent en concurrence pour l’embauche de la main-d’œuvre la moins coûteuse et les travailleurs recherchent le travail le mieux rémunéré. La ségrégation sexuelle des emplois et les faibles salaires des femmes sont intimement reliés. Tous deux trouvent leur origine dans les obstacles que rencontrent les femmes lorsqu’elles tentent de défendre leur salaire et leurs conditions de travail. Les femmes sont désavantagées sur le marché du travail à cause de leurs responsabilités familiales. Les compétences des femmes sont moins « valorisées » non pas à cause d’une dévaluation idéologique des femmes, mais parce que celles-ci se trouvent à être moins souvent organisées en syndicats, moins mobiles dans leur recherche d’emploi, et généralement plus contraintes par les tâches domestiques.

Barrett soutient que « toute l’histoire du travail des femmes, incluant leur fonction de substitut bon marché au travail des hommes, repose sur le fait que depuis les débuts de la production capitaliste, il a été possible de maintenir un différentiel de salaires. Cet écart peut être mis en rapport aux évaluations idéologiques de la consommation de nourriture [64]. » Déjà dans la division du travail domestique précapitaliste, on présumait que les femmes avaient besoin de moins de nourriture et pouvaient donc vivre avec des salaires inférieurs, mais aussi qu’elles allaient sacrifier leurs propres besoins en faveur de ceux de leur mari et de leurs enfants. Cette idéologie du sacrifice féminin a permis aux employeurs de moins bien rémunérer les femmes.

À notre avis, l’idéologie concernant le moindre coût de la reproduction des femmes a pu inciter les employeurs à leur accorder une plus faible rémunération et a peut-être découragé les femmes de se mobiliser pour exiger une augmentation. Mais, toutes choses étant égales par ailleurs, l’idéologie seule n’a pu contraindre les femmes d’accepter des salaires inférieurs. Évidemment, toutes choses n’étaient pas égales — la participation intermittente des femmes dans le travail salarié, le caractère toujours complémentaire de leurs revenus ainsi que leur vocation ultime d’épouses et de mères les distinguaient des hommes. Si nous rappelons quelles femmes travaillaient et pourquoi, nous pouvons comprendre comment les femmes ont été utilisées comme main-d’œuvre bon marché, en compétition avec les hommes. En général, les travailleuses devaient subvenir aux besoins d’un certain nombre enfants, elles étaient veuves ou encore mariées à des hommes aux revenus instables. Ces femmes représentaient un groupe de travailleurs particulièrement désespéré et sans défense. Leur fardeau domestique les empêchait de trouver le temps ou l’énergie de se syndiquer ; leur faible mobilité faisait obstacle à leurs tentatives de trouver de meilleurs emplois [65].

L’autre groupe de travailleuses, soit les jeunes femmes encore logées chez leurs parents, n’avaient pas à faire face aux mêmes contraintes. Ainsi l’histoire de la syndicalisation féminine montre clairement que les jeunes femmes célibataires ont formé l’ossature de l’organisation syndicale qui a effectivement eu lieu [66]. Là où ces jeunes femmes célibataires constituaient la plus grande partie de la force de travail, la probabilité d’une lutte organisée augmentait. Il y avait des obstacles culturels et idéologiques qui empêchaient les femmes de se défendre elles-mêmes, mais ceux-ci pouvaient être contournés. Cependant, puisque les jeunes femmes s’attendaient à travailler pour une courte durée seulement avant de quitter le foyer, elles étaient dans l’ensemble plus facilement exploitées et moins déterminées à défendre leurs compétences ou à acquérir d’autres compétences mieux rémunérées, en luttant pour percer dans les industries masculines.

Une jeune femme, sachant qu’elle allait probablement abandonner le travail une fois mariée, et ayant d’autres débouchés dans le « travail féminin », stable sinon bien payé, pouvait être réticente à engager le type de lutte nécessaire pour entrer et demeurer dans le travail masculin spécialisé. Plusieurs filles de la classe ouvrière ont pu préférer la camaraderie féminine de la manufacture de vêtements à l’hostilité de l’imprimerie. Étant donné le fait que les salaires des femmes étaient très bas, même pour le travail en manufacture, les jeunes travailleuses auraient plutôt eu tendance à opter pour les emplois émergeant dans le commerce au détail et le travail de bureau, dont les salaires ne pouvaient pas attirer les hommes.

Aux fondements de la ségrégation sexuelle des emplois se trouvent donc les difficultés matérielles que les femmes rencontraient en négociant leurs salaires avec leurs employeurs. Ces difficultés sont, quant à elles, fondamentalement liées à la division sexuée du travail au sein de la famille, division elle-même déterminée par le rôle des femmes dans le reproduction biologique. La fonction de l’idéologie, dans ce conditionnement, est secondaire. Barrett soutient que les origines idéologiques de la ségrégation sexuelle sont rendues explicites par le fait que les emplois féminins reproduisent leurs activités domestiques. C’est là mettre la charrue avant les bœufs. Historiquement, le typage sexué des emplois a été assez variable. Le tissage et le filage étaient respectivement masculin et féminin dans l’industrie domestique, mais, dans les manufactures, la filature est devenue un emploi strictement masculin et le travail sur métier à tisser mécanique, féminin. Deux des secteurs les plus importants du travail salarié féminin aujourd’hui — l’enseignement et le travail de bureau — étaient, à l’origine, des emplois masculins. En revanche, la médecine était en grande partie féminine, avant de devenir une profession exclusivement masculine au cours du XVIIIe siècle. La nature des emplois s’est aussi transformée au cours du transfert de genre. La médecine a été redéfinie comme « science » ; le secrétaire est devenu une servante, plutôt qu’un assistant administratif. Mais ces transformations ont suivi, et non précédé, le passage d’un genre à l’autre.

Dans tous les cas de féminisation, la disponibilité de la main-d’œuvre bon marché des femmes ainsi que l’incapacité ou l’aversion des hommes à défendre leurs emplois ont été déterminantes. Par exemple, en 1840, aux États-Unis, 60% des instituteurs étaient des hommes, mais en 1860, la proportion était passée à 14% [67]. La redéfinition de l’instituteur, vers un substitut de la mère, s’est opérée au moment où une importance nouvelle était accordée à l’éducation morale maternelle dans le développement des enfants. Mais la principale motivation de la féminisation de l’enseignement était économique. Comme l’a observé une contemporaine : « Il est vrai que ce sont des explications sentimentales qui sont le plus souvent offertes pour l’embauche presque exclusive de femmes dans les écoles publiques ; mais la véritable raison est l’économie […]. Si les femmes n’avaient pas été meilleur marché que les hommes, elles n’auraient pas remplacé les neuf dixièmes des instituteurs dans les écoles publiques américaines [68]. »

L’histoire des travailleurs du textile de la Nouvelle-Angleterre en fournit un autre exemple. La première main-d’œuvre des manufactures était composée de jeunes femmes célibataires, recrutées dans les fermes, à un moment où la main-d’œuvre masculine était rare et coûteuse. Lorsque ces opératrices ont commencé à mener des activités de militantisme et de syndicalisme, dans les années 1830 et 1840, les employeurs se sont tournés vers les hommes irlandais et leurs familles afin de remplacer les femmes. Parmi les immigrants, les employeurs ont trouvé une masse d’hommes et de garçons prêts à travailler pour des « salaires de femmes [69] ». Les bas salaires et les mauvaises conditions de travail de l’industrie, suite à l’échec des efforts de syndicalisation des filles de ferme, ont, en fin de compte, évincé celles-ci de la branche. Contrairement aux hommes irlandais et à leurs enfants, les femmes américaines avaient d’autres options : retourner à la ferme familiale ou intégrer les nouveaux secteurs qui s’ouvraient alors. Pendant le milieu du XIXe siècle, au moment où les hommes immigrés remplaçaient les femmes dans les manufactures de coton, les femmes supplantaient les hommes américains dans l’enseignement [70].

Plusieurs emplois considérés comme du « travail féminin », notamment le ménage et la couture, ont été attribués parce qu’ils pouvaient être plus facilement conciliés aux responsabilités familiales que le travail en manufacture. Ils sont restés « féminins » non pas par leur rapport à la domesticité, mais plutôt parce qu’ils étaient parmi les emplois les moins bien rémunérés. Les hommes effectuent le travail de nettoyage et d’entretien là où il est rémunéré de façon compétitive. Les emplois féminins ont tendance à rester féminins parce qu’ils sont mal rémunérés ; dès qu’un emploi féminin s’accompagne d’un salaire assez élevé, il commence aussi à attirer la main-d’œuvre masculine — par exemple, le travail d’infirmier ou de libraire [71].

En somme, si Barrett soutient qu’une idéologie précapitaliste de la dépendance féminine a joué un rôle majeur dans le développement du système famille-ménage, nous suggérons plutôt que les faits biologiques de la reproduction ont déterminé la division sexuée du travail. Puisque la production en manufacture, et plus généralement la production capitaliste, pouvaient difficilement s’adapter à la grossesse et à l’allaitement, les femmes mariées étaient contraintes de chercher des emplois marginaux et moins bien rémunérés. Déjà dans les années 1830 et 1840 — la période décisive où, selon Barrett, la lutte des classes a façonné la division sexuée du travail — peu de femmes mariées avaient des emplois autres que les formes les plus marginales du travail salarié.

Le développement du système famille-ménage doit être considéré dans ce contexte. Étant donné le fait que la division sexuée du travail et les différentiels salariaux favorables aux hommes existaient déjà, l’option la plus logique et en réalité la seule à pouvoir résoudre la crise de la reproduction de la classe ouvrière était le système famille-ménage. Toute autre option aurait impliqué d’arracher des concessions substantielles à la classe capitaliste, que celle-ci ne pouvait se permettre de faire. Dans tous les cas, avec l’équilibre des forces prévalant durant la période, la classe ouvrière n’était pas en position de remporter de telles victoires.

Cette résolution a été tragique pour les femmes, en ce qu’elle a assuré le maintien de leur dépendance et de leur subordination. Dans la mesure où le système famille-ménage a contribué à placer les femmes dans les positions les plus précaires du marché du travail, il a du même coup accentué le déséquilibre des forces entre les sexes, permettant aux hommes d’exercer un contrôle sur la sexualité des femmes, de transférer sur elles une grande partie du fardeau du travail domestique, et de formuler des demandes émotionnelles non réciproques.

Le système famille-ménage au XXe siècle

Si le XIXe siècle vu l’émergence et la consolidation du système famille-ménage, le XXe siècle, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale, a témoigné d’une tendance presque opposée — la disparition de la femme au foyer à temps plein. Le phénomène est redevable d’un aspect du développement capitaliste. La loi de l’accumulation tire en effet les femmes mariées vers le travail salarié, en créant une forte demande pour ces travailleuses, puisque la production augmente plus rapidement que l’offre de main-d’œuvre (par exemple dans le travail de bureau après la Seconde Guerre mondiale). La productivité accrue du capital a permis une augmentation des revenus de la classe ouvrière sans compromettre les taux de profit. En luttant pour un revenu social et privé, la classe ouvrière a pu s’emparer d’une partie des bénéfices de la haute productivité. À leur tour, la sécurité sociale, les retraites, une population en meilleure santé, etc. ont favorisé un taux de fertilité plus bas chez les couples mariés, à la fois en diminuant la mortalité infantile et en augmentant les fonds de retraite, ce qui a permis aux parents de moins compter sur le travail de leurs enfants.

Corrélativement, dans sa quête de nouveaux marchés, le capital a transformé la reproduction en commodité et a élargi l’éventail des biens et services disponibles, et nécessaires, pour assurer un certain niveau de vie. En offrant à meilleur marché les commodités de la production domestique et en baissant le taux de fertilité, le développement capitaliste a réduit le temps de travail nécessaire pour la reproduction, permettant aux femmes d’avoir deux emplois [72]). Les femmes ont ainsi été ramenées au travail salarié pour remplacer leurs enfants adolescents en tant que producteurs principaux du revenu d’appoint à celui de l’homme [73]. Cette transformation a posé les bases de la réémergence du féminisme et d’une mise en cause de la famille traditionnelle.

D’un autre côté, l’intégration des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes dans le travail salarié a été limitée par le fait que celles-ci sont restées responsables d’élever les enfants. Aux États-Unis, par exemple, seulement 15% des femmes mariées avec des enfants sous l’âge de six ans travaillent à temps plein, et seulement 27% des femmes mariées avec des enfants en âge d’aller à l’école travaillent à temps plein, par rapport à 48% des femmes mariées sans enfant [74]. Le nombre d’années durant lesquelles les femmes travaillent à temps plein est encore déterminé par le nombre d’enfant qu’elles ont. Lorsque les femmes ont moins d’enfants, elles sont disponibles plus longtemps pour le travail, mais à moins qu’elles n’aient aucun enfant et donc aucune responsabilité familiale particulière, leurs revenus resteront en deçà de ceux des hommes. Aussi longtemps que les femmes gagneront moins que leurs maris, elles seront moins en mesure d’imposer aux hommes l’égalité des responsabilités familiales, renforçant ainsi les inégalités du marché du travail [75].

Au XIXe siècle, le confinement des femmes à la sphère domestique était déterminé biologiquement. Mais comment pouvons-nous le justifier aujourd’hui, alors que les femmes ont peu d’enfants et qu’il existe des substituts aux soins maternels ?

Si le développement des forces de production capitalistes ébranle le système famille-ménage en tirant les femmes vers le travail salarié, les rapports de classe capitalistes tendent, au contraire, à renforcer la division sexuée du travail. La raison n’est pas, comme le soutient Barrett, que les divisions entre les sexes sont « intégrées » aux rapports de production capitalistes. C’est plutôt que le capitalisme est marqué par une tendance systématique à réduire le niveau de vie de la classe ouvrière et à forcer les ouvriers à effectuer le travail nécessaire à leur reproduction pendant leur « propre » temps. La quantité de travail reproducteur qui revient aux ouvriers dépend du rapport entre les salaires et le prix des services disponibles par le marché. Ce rapport est lié en partie au développement des forces de production — l’augmentation de la productivité et la réduction du prix des repas préparés, des appareils électroménagers, des services domestiques comme le blanchissage [76]. Cependant, si la méthode capitaliste réduire les coûts de production suffit à reproduire la main-d’œuvre adulte, elle ne permet généralement pas de fournir des soins de qualité aux gens. Les équivalents aux soins familiaux rendus disponibles par le marché sont coûteux à produire et donc vendus à des prix relativement élevés [77].

Si l’on devait fournir des soins de qualité aux enfants et laisser les parents organiser leur travail selon leurs responsabilités familiales — par un horaire flexible, un service de garde d’enfants en milieu de travail, des congés parentaux, des services après l’école, des heures payées pour le travail au foyer —, le coût de la main-d’œuvre augmenterait de façon considérable. La quantité de travail nécessaire, que les travailleurs doivent effectuer en plus du travail salarié, dépend aussi pour cette raison de la lutte des classes, et plus précisément de la capacité de la classe ouvrière à exiger une garantie financière de la part des capitalistes pour les soins aux enfants (et, incidemment, pour la prise en charge des personnes âgées, malades, handicapées, etc.), en augmentant les allocations sociales, les salaires, ou les deux. Jusqu’à maintenant, même dans les économies capitalistes les plus avancées, la classe ouvrière n’a pas pu remporter de telles victoires.

Puisque les familles doivent prendre en charge leurs membres dépendants, et puisque la plupart d’entre elles, même avec deux salaires, ne peuvent pas se procurer des services équivalents par le marché, une quantité importante de travail reste à effectuer au foyer. Dans ce contexte, la division traditionnelle du travail selon le genre conserve toute sa force. C’est, en partie, un effet de l’idéologie du genre (la relation apparemment naturelle entre les femmes et les enfants) et de la socialisation — encore aujourd’hui, il est plus probable que les femmes possèdent les compétences nécessaires. En plus de ces legs culturel et psychologique, la réalité économique actuelle impose aux femmes le rôle de mère. Les femmes gagnent moins que les hommes. Les crises économiques récurrentes accentuent l’incertitude à laquelle sont par ailleurs confrontés les travailleurs dans les périodes de prospérité. Puisque l’offre d’emplois stables et bien rémunérés est toujours faible, les familles doivent protéger leur emploi le mieux rémunéré. Si une personne doit demeurer à la maison et organiser son travail selon les besoins des enfants, il est dans l’intérêt commun de la femme et du mari que ce soit elle, et non lui, qui fasse passer les responsabilités domestiques avant le travail salarié [78].

Ces conditions, où les hommes et les femmes doivent sans cesse négocier la division du travail au sein du foyer, sont créées par la loi de l’accumulation capitaliste. Dans ce processus, les hommes trouvent une motivation à protéger leur rôle familial traditionnel, qui, aussi lourd à porter soit-il, confère d’importants privilèges. Si les hommes devaient partager de manière égale la garde des enfants et les tâches domestiques, leur temps de loisir (déjà limité) serait considérablement réduit, puisque ce travail doit être effectué en plus de la journée de travail normale. En outre, le système famille-ménage maintient une culture sexiste plus générale, dans laquelle même les hommes de la classe ouvrière jouissent de droits qui sont interdits aux femmes, et qui leur permettent de réclamer soutien émotionnel, respect, déférence et rapports sexuels. Il est donc peu surprenant que, même lorsque leur femme travaille, les hommes ne prennent pas en charge plus de travail domestique. L’idéologie traditionnelle (« la vie domestique est sa responsabilité à elle ») renforce la position des hommes et mine les efforts des femmes pour gagner un peu plus de temps libre. Mais cette idéologie est étayée par le simple fait que même lorsque la femme travaille, le mari gagne plus d’argent et qu’elle n’a donc pas les moyens de trop faire pression sur lui. Si le mariage se rompt, c’est elle qui se retrouvera dans la pire situation financière [79].

En fin de compte, les opérations « aveugles au genre » des rapports de production capitalistes imposent à la classe ouvrière le cadre à l’intérieur duquel celle-ci peut organiser sa reproduction. La décision d’avoir des enfants, et combien, ainsi que la question de leur éducation, de leurs besoins, ne sont pas strictement économiques ni instrumentales. D’un autre côté, elles ne sont pas non plus exclusivement culturelles ni idéologiques. Les gens de la classe ouvrière, confrontés à la nécessité de construire leur vie et de développer une stratégie pour leur propre survie, prennent des décisions individuelles et collectives qui dépendent des contraintes matérielles façonnées par la classe capitaliste.

La division sexuée du travail a sa logique. Mais l’ensemble de forces qui poussent les femmes vers leur rôle domestique traditionnel est beaucoup plus contingent aujourd’hui qu’au XIXe siècle. Une minorité de femmes ont déjà pu s’extraire du cercle vicieux dans lequel les responsabilités domestique renforcent les faibles salaires et vice versa. Ces femmes ont récolté les gains du mouvement féministe pour occuper des postes de cadre ou de direction avec des revenus élevés, qui leur ont permis de contester les rôles traditionnels dans lesquels elles étaient maintenues auparavant par la peur de se retrouver seules. D’un autre côté, ces femmes peuvent entrer en concurrence avec les hommes, parce qu’elles sont en mesure d’acheter les services qu’elles effectueraient elles-mêmes au foyer. Elles ont résolu le problème à un niveau individuel — mais la plupart des femmes en sont incapables. Pour ces dernières, les avancées dépendent d’une lutte collective — c’est-à-dire de l’organisation syndicale des femmes entre elles au sein du mouvement ouvrier afin de transformer les conditions de la vie quotidienne et le rapport aux hommes dans la famille. Ces transformations impliquent avant tout de repenser l’organisation de la reproduction en étendant à la collectivité la responsabilité des personnes dépendantes, notamment les enfants. La réduction des responsabilités individuelles au sein du ménage dépend ainsi de la lutte des classes et de la capacité du mouvement féministe à se mobiliser dans cette lutte pour s’assurer que les services de garde, etc. fassent partie des revendications.

De tels batailles peuvent être difficiles à remporter durant les périodes de récession. Si les récessions poussent les femmes vers le travail, augmentant ainsi leur potentiel d’auto-organisation syndicale, elles accentuent aussi les pressions matérielles qui renforcent la division sexuée du travail. Les femmes sont fortement pénalisées quand elles travaillent, si elles essaient en même temps de maintenir le niveau de vie antérieur de leur famille. Leurs revenus sont requis pour acheter les mêmes biens qu’avant, et elles ne peuvent donc plus se permettre les équivalents de leur propre travail domestique offerts par le marché. Les employeurs n’ont aucune raison de faire des concessions comme les crèches, puisque la main-d’œuvre féminine abonde alors que de plus en plus de femmes mariées sont contraintes de chercher du travail. Les coupes dans les services d’état accentuent encore la pression subie par les ménages. La réponse capitaliste à la contraction de l’économie — attaquer le niveau de vie de la classe ouvrière — impose des limites rigides aux possibilités de réorganisation de la division du travail dans les familles ouvrières, en aggravant la dynamique qui justifiait la division sexuée traditionnelle. Plus les femmes ont besoin de travailler, plus elles subissent le fardeau des responsabilités domestiques, plus elles ont du mal à se mobiliser contre leurs employeurs, et plus les inégalités entre elles et les hommes se creusent.

En outre, dans une économie en contraction, les transformations qualitatives nécessaires pour résoudre le problème collectivement, en soulageant les familles de la charge des personnes dépendantes, ne peuvent se faire qu’aux dépens du taux de profit des capitalistes : elles rencontrent donc une résistance systématique de la part des employeurs. D’un autre côté, la syndicalisation féministe pourrait modifier les revendications des mouvements sociaux et décaler considérablement le terrain de la lutte des classes. Il est néanmoins peu probable que le mouvement obtienne ce qu’il demande sans révolution socialiste.

Dans le cas où le système capitaliste survivrait à la crise, une prospérité renouvelée pourrait ouvrir la voie à des victoires importantes. Une économie en expansion offre plus de flexibilité à la classe capitaliste dans sa réponse aux mouvements ouvriers, et pose ainsi les conditions d’une lutte où la classe ouvrière serait en mesure de dépasser le système famille-ménage. Si le retour cyclique des dépressions économiques peut limiter ces avancées, nous ne pouvons pas écarter la possibilité de transformations importantes dans la reproduction, mais aussi d’un développement à long terme vers l’égalisation des genres au sein du capitalisme.

Les femmes et l’État-providence

Barrett défend l’idée que l’État capitaliste « appuie » le système famille-ménage en distribuant des allocations, en élaborant des lois protectrices, et en poursuivant les autres voies de la régulation étatique. Laissée à ses propres moyens, l’économie privée tendrait à empêcher la classe ouvrière — du moins sa plus grande partie — de former une famille traditionnelle, où l’homme soutient la famille et la femme demeure au foyer. L’État-providence, en fournissant à la classe ouvrière les moyens matériels d’adopter la formation familiale de la classe moyenne, a permis à la bourgeoisie d’« imposer sa vision hégémonique à la classe ouvrière » et a contribué à « ajouter un maillon à la chaîne de la dépendance des femmes [80] ».

Selon Barrett, les politiques de sécurité sociale font l’hypothèse que le soutien de la famille est un homme, et que celui-ci est responsable de sa femme et de ses enfants, encourageant ainsi les femmes à dépendre économiquement des hommes, tout en renforçant l’idéal de la famille bourgeoise au sein de la classe ouvrière. Par exemple, en Angleterre, l’assurance-chômage d’une femme, contrairement à celle de son mari qui prend en charge femme et enfants, ne couvre qu’elle. Les compléments au revenu sont accessibles seulement lorsque le mari, et non la femme, est employé à temps plein. Comme le soutient Mary McIntosh, « de telles politiques découragent les couples de dépendre trop fortement sur le revenu de la femme. » De la même manière, « les retraites accordées aux veuves, comme d’autres aides étatiques […] font en sorte qu’il n’est pas nécessaire que les femmes soient indépendantes financièrement [81]. »

Nous trouvons très peu convaincant ce point de vue sur l’État-providence, qui domine actuellement la recherche marxiste-féministe. En premier lieu, la législation et les programmes de sécurité sociale, qui sont pour Barrett et plusieurs autres [82] au fondement de la famille-ménage, ont été développés seulement après la Seconde Guerre mondiale. Or, dans la plus grande partie des ménages de la classe ouvrière, bien avant cette période, la femme était déjà dépendante et au foyer. C’est uniquement dans les familles ouvrières extrêmement pauvres et précaires que les femmes ont dû effectuer un travail salarié à temps plein.

En second lieu, Barrett accorde beaucoup trop d’importance aux politiques d’État qui renforceraient la dépendance des femmes envers les hommes, et ignore la tendance contraire de l’État-providence à promouvoir une prise en charge sociale des enfants et des autres personnes dépendantes, retirant ainsi le fardeau des épaules des femmes. Barrett a raison de noter que les allocations sociales sont le plus souvent considérées comme des substituts temporaires, ou des compléments, au revenu du mari. On fait l’hypothèse que la mère restera à la maison pour prendre soin des enfants, et que les familles complètes dépendent principalement du salaire de l’homme. Cependant, pendant son expansion rapide dans les années 1950 et 1960, l’État-providence a développé des services de soins pour les adultes dépendants et, dans une moindre mesure, les enfants à l’extérieur des familles — avec les hôpitaux psychiatriques, les institutions pour convalescents et les handicapés physiques ; avec le système de retraites, les maisons de retraite ainsi que les hôpitaux pour les personnes âgés ; avec les programmes avant et après l’école commme Latch-Key et Headstart aux États-Unis.

Si nous comparons la législation en matière de sécurité sociale avant et après la Seconde Guerre mondiale, nous ne pouvons pas dire que la prise en charge des personnes dépendants est assignée strictement aux familles : au contraire, nous témoignons d’un mouvement, certes lent et réticent, vers la réduction de la responsabilité familiale. Il est encore plus important de remarquer que l’après-guerre a connu une extension du soutien étatique aux mères célibataires — une aide qui est justifiée en évoquant le responsabilité particulière des femmes envers les enfants, mais qui a tout de même pour conséquence de rendre les femmes bien moins dépendantes des hommes qu’elles ne l’étaient auparavant.

En Angleterre, par exemple, la réticence de l’État à soulager les familles de leurs personnes dépendantes est explicite dans les politiques de sécurité sociale de l’avant-guerre. Le Poor Law Act de 1927 ordonnait ainsi : « Le devoir du père, du grand-père, de la mère, de la grand-mère, du mari ou de l’enfant de la personne pauvre, âgée, aveugle, handicapée, impuissante ou incapable de travailler, sera de subvenir aux besoins de cette personne dans la mesure où il/elle en a les moyens [83]. » En revanche, depuis 1948, la dépendance financière n’existe pour l’État qu’entre mari et femme, et entre parents et enfants mineurs. Les enfants ne sont plus dans l’obligation légale de soutenir leurs parents âgés, et les parents ne sont pas responsables de leurs enfants handicapés une fois que ceux-ci sont devenus adultes.

Ainsi, loin de renforcer la formation familiale traditionnelle, dépendante du gagne-pain de l’homme, certaines des premières politiques de sécurité sociale ont refusé de reconnaître que l’homme pouvait avoir des personnes à sa charge. Le National Insurance Act de 1911 procurait une assurance-maladie et une assurance-chômage au travailleur seulement, et non à sa femme ou à ses enfants. Aujourd’hui en Angleterre, les allocations d’État prévoient que l’homme, mais non la femme mariée, ait des personnes à charge [84]. Les politiques de l’avant-guerre ont-elles favorisé l’indépendance des femmes ? Ou ont-elles seulement contribué à appauvrir davantage les femmes de la classe ouvrière ?

De la même manière, il n’y a pas de sens à soutenir que les retraites accordées aux veuves encouragent les femmes à dépendre des hommes plus qu’à se préparer à être indépendantes. Ces retraites ont été exigées pour des femmes âgées, ou des femmes avec des enfants, qui étaient déjà incapables de subvenir à leurs besoins. Aux États-Unis, au tournant du siècle, environ un homme marié sur cinq mourait avant l’âge de quarante-cinq ans [85]. Or, au même moment, la plupart des femmes mariées de la classe ouvrière n’avaient pas d’emploi rémunéré. Avant la mise en place des retraites, les femmes n’avaient pas plus tendance à être « indépendantes », mais les veuves étaient certainement plus pauvres, plus précaires, et encore plus écrasées par le fardeau du foyer.

Malgré les besoins évidents des femmes abandonnées avec leurs enfants, les gouvernements britannique et américain se sont montrés très réticents, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, à fournir un soutien suffisant. En général, les opposants faisaient valoir la nécessité de prévenir les abandons et de contraindre les hommes à prendre leurs responsabilités. Au-delà de la rhétorique, rappelons qu’un soutien total aurait été coûteux, et que les gouvernements craignaient sans doute que ces femmes et leurs enfants deviennent un fardeau permanent pour la communauté, plutôt que pour les hommes de leur famille — leurs frères, leurs pères, leurs oncles, etc [86]. En 1909, une commission publique sur les Poor Laws rapporte que « l’aide apportée est relativement faible, et il est prévu que la mère gagne un certain montant en complément [87]. » Aux États-Unis, les femmes célibataires avec des enfants reçoivent de maigres allocations d’État, et parfois rien du tout. Le programme Aid to Dependent Children, lancé dans la foulée du New Deal en 1934, offrait un soutien aux enfants, mais pas aux mères. Dans tous les cas, les conditions d’éligibilité étaient telles que seule une minorité des femmes dans le besoin a pu y avoir accès [88]. Encore une fois, ces politiques encourageaient-elles les femmes à rester célibataires ? Ou n’auraient-elles pas rendu les femmes encore plus anxieuses de trouver un autre homme pour soutenir la famille ?

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la tendance à la fois aux États-Unis et en Grande-Bretagne a plutôt été de fournir une aide d’État minimale, permettant aux mères avec de jeunes enfants de rester à la maison. Les allocations sont insuffisantes, mais parviennent quand même à réduire la dépendance des femmes envers les hommes [89].

En somme, le point de vue de Barrett sur le rapport entre l’État-providence et la famille accorde trop de poids aux perspectives fonctionnalistes et aux théories du complot : il contredit sa propre conclusion, à savoir que l’État est un « lieu de la lutte [90] ». Lorsqu’elles défendent l’idée que la bourgeoisie avait un intérêt politique à façonner la famille de la classe ouvrière à son image, ni Barrett ni ses principales références [91] ne parviennent à démontrer que les réformes de l’État-providence trouvaient leur origine, ou encore un appui politique généralisé, dans les cercles capitalistes. L’affirmation récurrente que certaines factions avancées de la bourgeoisie appuyaient l’État-providence pour mieux garantir la reproduction de la classe ouvrière (Hartmann) ou pour la diviser et la rendre plus conservatrice, manque toujours de preuves. Il doit être montré que certains individus ont défendu la nécessité de l’intervention de l’État — la plupart des « preuves » jusqu’à maintenant vont en ce sens —, mais aussi qu’ils envisageaient quelque chose de plus qu’un maigre complément, donné avec réticence à une classe ouvrière docile. Certains capitalistes, confrontés à la possibilité d’un mouvement ouvrier révolutionnaire, étaient disposés à faire des concessions à la sécurité sociale — ce qui est loin de démontrer qu’ils promouvaient de telles politiques par intérêt économique ou politique.

L’État-providence est l’un des principaux terrains de la lutte des classes, qui se joue ici à l’intérieur des limites imposées par les rapports de production capitalistes. Ces limites peuvent accueillir des réformes importantes, qui ne doivent cependant être conçues comme des stratégies venues d’en haut pour imposer la formation familiale bourgeoise à la classe ouvrière. Les politiques de l’État-providence ont été implantées en tant que concessions aux mouvements ouvriers et aux réformistes de la classe moyenne. D’un autre côté, on ne peut voir l’état-providence comme l’expression directe des besoins de la classe ouvrière : on négligerait alors les contraintes qui ont été celles des mouvements réformistes. Ce serait aller au-delà des objectifs de cet article que de préciser comment diverses forces sociales ont interagi pour donner forme à l’État-providence. Mais il est nécessaire de souligner que malgré les victoires importantes remportées dans les sociétés capitalistes les plus avancées, la sécurité sociale a toujours été difficile d’accès et n’a finalement accordé que le minimum vital à la classe ouvrière.

En tant que résultats d’une lutte politique, les politiques d’État ont nécessairement reflété l’équilibre des pouvoirs, non seulement entre les classes, mais aussi entre les hommes et les femmes de la classe ouvrière. Si les politiques d’État visent à consolider, et non à remplacer, le système famille-ménage, c’est en partie parce que les hommes ont été mieux organisés au sein de la classe ouvrière. Le point de vue des hommes, leurs besoins, leur évaluation des priorités ont dominé la lutte : les services de garde d’enfants, par exemple, se retrouvent loin derrière les salaires des hommes sur l’ordre du jour. Plus fondamentalement, nous pourrions avancer que la classe capitaliste a systématiquement résisté à toute extension de la responsabilité étatique envers les enfants et les autres personnes dépendantes. La classe au pouvoir reconnaissait la nécessité de subvenir aux besoins des pauvres, si seulement pour préserver sa légitimité et son contrôle des couches inférieures de la société, mais elle était surtout soucieuse de maintenir une certaine incitation au travail. Les allocations d’État qui s’élevaient au-dessus du minimum vital menaçaient en effet d’atténuer les épreuves du chômage et de miner la discipline de la main-d’œuvre. La protection de l’accumulation capitaliste requiert ainsi une politique de sécurité sociale qui est à la fois peu coûteuse (qui ne réduit pas les profits) et minimale (qui n’entame pas la nécessité de travailler [92]).

Les réformistes de la classe moyenne, toujours soucieux de défendre leur programme en termes des besoins à long terme du système capitaliste, se sont souvent exprimés comme des représentants de la classe capitaliste, mais il ne faut pas les confondre avec leurs maîtres. La vision réformiste de l’État-providence, souvent élitiste et technocratique, était d’encourager les familles ouvrières, par l’éducation et l’aide conditionnelle, à atteindre le modèle « homme salarié/femme au foyer ». Comme les chefs travaillistes, qui insistaient sur le fait qu’ils ne voulaient pas nier le droit à la propriété des employeurs mais demandaient seulement la juste part revenant aux travailleurs, les réformistes de la classe moyenne ont affirmé l’éthique de travail et l’idéal d’autonomie bourgeois, tout en soutenant que la communauté était redevable aux individus qui se trouvaient malgré eux dans le besoin [93]. La plus grande partie de la classe capitaliste est restée de marbre devant ces serments — et dans l’entre-deux-guerres, en Angleterre comme aux États-Unis, les familles et les femmes de la classe ouvrière ont continué de porter leur fardeau sans aide d’État.

Devant un tel étalage de forces, nous pouvons comprendre qu’ait émergé au sein de la classe ouvrière la revendication d’un revenu familial et de politiques de sécurité sociale visant à compléter, plus qu’à remplacer, la prise en charge familiale des personnes dépendantes. Les services d’État ont toujours été en grave manque de financement et de personnel, et donc de mauvaise qualité, bureaucratiques et difficiles d’accès pour leurs clients. Par conséquent, les sentiments de la classe ouvrière envers ces aides d’État ont été plutôt partagés. En outre, puisqu’un système entièrement social, très coûteux, semble hors de portée, les programmes de substituts temporaires aux soins familiaux offrent un but plus réaliste et pragmatique… qui peut remporter l’adhésion des alliés de la classe moyenne.

Nous ne voulons pas nier que l’orientation des revendications réformistes a été affectée par des préjugés idéologiques plus vastes. L’idéal bourgeois de l’autonomie individuelle et l’idéal patriarcal du soutien de famille masculin ont certainement contribué à définir dans la classe ouvrière la « bonne vie ». Nous prétendons néanmoins que la puissance de ces idéaux n’a pu agir que dans le contexte de forces sociales et politiques marginalisant toute autre perspective — plus précisément, dans des circonstances où des luttes très militantes généralisées étaient nécessaires pour arracher à l’état même un faible soutien à la reproduction de la classe ouvrière. Confrontée à cet antagonisme systématique, la classe ouvrière, et ses femmes, ont été contraintes de choisir — non pas entre des programmes qui reconnaissent la responsabilité de la communauté pour les personnes dépendantes et de simples compléments au système de soins privé et familial, mais plutôt entre un État-providence qui fait l’hypothèse de la dépendance de la famille envers l’homme et un État qui n’offre aucune allocation.

Le rôle de l’idéologie du genre

Le nœud de l’analyse de Barrett est le suivant : le développement de l’oppression des femmes au sein du mode de production capitaliste serait, en définitive, redevable à l’idéologie. Pour le dire simplement, l’idéologie du genre aurait façonné les rapports de production capitalistes. Plusieurs passages de l’ouvrage de Barrett l’affirment explicitement. Par exemple, au sujet de la législation protectrice :

« En ce qui concerne les intérêts des travailleuses, la législation protectrice a été une défaite matérielle et, de plus, une défaite qui ne peut s’expliquer seulement par la logique présumée du développement du capitalisme. Elle révèle un préjugé, partagé par le mouvement ouvrier, selon lequel la relégation des femmes à la domesticité et au soin des enfants est naturelle et souhaitable. En ce sens, l’état présent est le produit d’une idéologie de la division des sexes, qui a été intégrée à la division du travail capitaliste, et non pas produite par cette dernière » [94].

Comme nous l’avons suggéré ci-dessus, l’idéologie du genre est le deus ex machina de Barrett, son moyen d’échapper au dilemme fâcheux de la pensée féministe socialiste, en porte-à-faux entre le réductionnisme marxiste et l’idéalisme des théories dualistes. Certaines questions doivent néanmoins être résolues pour donner un rôle aussi déterminant à l’idéologie du genre sans tomber dans l’idéalisme. Quel est, par exemple, le rapport entre cette idéologie et les autres ? L’idéologie du genre est-elle la seule à être aussi autonome et déterminante, ou toutes les idéologies ont-elles une même force ? Comment l’idéologie du genre est-elle produite et reproduite, et qu’est-ce qui rend possible son autonomie ? Quel est son fondement matériel, si fondement matériel il y a ?

Barrett tente de répondre à certaines de ces interrogations, mais, selon nous, avec peu de succès. Elle suggère que l’identité de genre est créée « par une idéologie de la vie familiale », plus qu’au sein de vraies familles concrètes, et est « continuellement recréée et endossée, modifiée ou même profondément altérée, par un processus de représentation idéologique [95]. » Il reste que les modes d’appropriation de l’identité de genre, les moyens de sa consolidation ou de sa transformation lors de la vie adulte, ne trouvent pas de formulation théorique. Barrett soutient que l’idéologie du genre est reproduite culturellement par la production de stéréotypes, par des mécanismes de compensation, de collusion et de récupération [96]. Elle ne précise cependant pas le lieu exact de ces mécanismes, les raisons de leur apparition ni leurs effets sur le développement de l’identité de genre.

En fin de compte, Barrett définit le mécanisme d’appropriation de l’idéologie de genre comme une intériorisation relativement passive d’un ensemble d’idées préexistantes sur les hommes et les femmes, au niveau de la « culture ». La définition semble fondée lorsque Barrett explique l’adoption de l’« idéologie familiale » par la classe ouvrière. Selon elle, cette idéologie a finalement peu à voir avec les rapports sociaux véritables. L’« idéologie familiale » est en contradiction avec la structure des ménages de la classe ouvrière, où les femmes assurent un revenu nécessaire ; en outre, l’« idéologie familiale » ne sert aucun intérêt individuel — c’est-à-dire que de telles idées ne répondent aux besoins de personne [97]. Dans cette perspective, l’idéologie ne peut être conçue que comme un phénomène mystérieux, puissant et immuable — un phénomène qui s’impose aux individus, qui à leur tour l’acceptent passivement, pour des raisons qui restent floues.

De notre point de vue, l’idéologie et la conscience sont des processus dans lesquels les individus s’engagent activement et créativement. Le « rapport imaginaire des individus à leurs conditions d’existence réelles » est le produit de la créativité humaine [98]. Nous voudrions ainsi défendre l’idée que l’idéologie du genre, comme toute idéologie, s’enracine dans et est façonnée par l’expérience réelle des hommes et des femmes dans la pratique quotidienne. Nous partageons l’avis de Barrett lorsqu’elle avance que le rapport entre l’expérience et la conscience, entre les rapports sociaux et l’idéologie, ne se construit pas sans médiations. C’est précisément ces médiations qu’il faut élucider pour prendre la mesure de l’autonomie relative de l’idéologie. Cependant, de telles considérations doivent être situées à l’intérieur d’un cadre général établissant les niveaux de déterminations — ou les limites de l’« autonomie » —, si nous voulons éviter d’accorder à l’idéologie une trop grande puissance. Il est possible de comprendre ces niveaux de détermination en bornant le processus créatif de la construction idéologique à une situation historique donnée. C’est dans l’histoire que se développent les rapports sociaux qui circonscrivent ensuite les possibilités offertes aux femmes et aux hommes pour imaginer et organiser leur existence.

Par exemple, la nature déterminée de la division sexuée du travail et du système famille-ménage au XIXe siècle et au début du XXe ont fait en sorte que les éléments fondamentaux de l’« idéologie familiale » de Barrett — l’idée de l’homme comme soutien de famille et de la femme comme dépendante et responsable des enfants — n’étaient pas négociables. Ces idées ont conservé toute leur force précisément parce qu’elles étaient étayées par une réalité sociale inéluctable. Puisque le système famille-ménage imposait sa logique implacable aux individus, les femmes et les hommes ont dû prendre en compte ces formes de rapports sociaux au moment de se penser eux-mêmes et le monde. Ce n’était pas seulement le cas de la bourgeoisie, mais aussi de la classe ouvrière.

Cependant, le complexe d’idées constituant l’idéologie du genre, qui était en processus de définition et de redéfinition constantes au cours du XIXe siècle, ne peut trouver son explication seulement dans les rapports sociaux nécessaires. Nous le voyons facilement dans le cas de l’idéologie bourgeoise du genre au XIXe siècle. Plusieurs ouvrages excellents ont récemment été consacrés à l’histoire des femmes de la classe moyenne par des historiennes féministes qui soutiennent que l’idéologie bourgeoisie de la domesticité n’était pas simplement imposée aux femmes, mais aussi en grande partie façonnée par elles. Ainsi, les femmes ont créé, à partir de circonstances subies, une vision du monde qui pouvait justifier leur expérience et répondre à leurs besoins. Nancy Cott, dans son étude intéressante des origines de l’idéologie sexuelle victorienne, suggère par exemple que l’idée de la femme « sans passion », diffusée par la religion évangélique, est devenue essentielle dans la transformation de l’image de la femme, d’être sexuel à être moral, et a été d’autant mieux accueillie et amplifiée par les femmes elles-mêmes qu’elle offrait une vision plus favorable de leur caractère et de leur rôle social [99]. La femme « sans passion » n’était évidemment qu’un seul élément d’un ensemble d’idées, regroupées sous le terme plus large de l’idéologie de la domesticité, et ayant servi au XIXe siècle à légitimer diverses campagnes sociales des femmes de la classe moyenne. Ces idées, plus que de simples reflets de la réalité sociale, sont parvenues à transformer celle-ci en élargissant les sphères d’influence et d’activité des femmes. En ce sens, la création de l’idéologie du genre est un acte social et politique continu [100].

Cependant, cette créativité formidable s’est toujours appuyée sur une division sexuée du travail en apparence inéluctable. Au cours du XIXe siècle, les féministes comme les antiféministes ont accepté la notion de la « double sphère » ; les revendications féministes pour plus de pouvoirs sociaux et familiaux se fondaient en partie sur le rôle domestique et maternel de la femme. Les féministes du XIXe siècle ne pouvaient pas échapper à la nécessité apparente de la domesticité. C’est seulement au XXe siècle que les féministes ont commencé à mettre en cause la division sexuée du travail — tout particulièrement la garde des enfants et le travail domestique. Mais c’est aussi seulement au XXe siècle qu’est advenue une possibilité réelle de transformation.

Conclusion

Nous avons défendu l’idée que les rapports de classe dans la production capitaliste, conjugués aux faits biologiques de la reproduction, ont établi un processus puissant conduisant au système famille-ménage, et assurant ainsi la subordination constante des femmes et leur vulnérabilité excessive à l’exploitation capitaliste. Tout en soulignant que l’oppression des femmes en système capitaliste résulte de la confrontation entre les impératifs de l’accumulation capitaliste, d’un côté, et les structures de la reproduction humaine, de l’autre, notre analyse s’est centrée sur l’organisation d’un mouvement par les femmes de la classe ouvrière. Car si le développement du capitalisme au XXe siècle a posé les bases d’un renversement du système famille-ménage et ouvert la voie vers d’autres systèmes, l’implémentation de ceux-ci requiert une lutte politique. Les rapports de classe capitalistes, motivés par la recherche de profits, vont continuer à faire pression pour privatiser la reproduction et imposer aux familles de la classe ouvrière la charge des personnes dépendantes. Cette tendance, et l’incapacité de la classe ouvrière à y mettre un frein jusqu’à maintenant, suffisent à expliquer le fait que persistent encore la division sexuée du travail et l’inégalité des sexes.

Les divisions sexuelles ne sont donc pas tout à fait intégrées à la division du travail capitaliste ou aux rapports de production, tels qu’ils sont produits par l’équilibre des forces à un moment donné de l’histoire. La situation historique est essentiellement définie par le développement des forces de production, l’organisation de la classe ouvrière, l’organisation des femmes entre elles, l’état de l’économie. Toute transformation de la position des femmes de la classe ouvrière requiert une plus grande responsabilité collective envers les personnes dépendantes — surtout les enfants. Puisque le système actuel bénéficie aux hommes, du moins à court terme, le changement dépend de la capacité du mouvement féministe à diriger la lutte de la classe ouvrière dans ce sens. Il nous apparaît donc que Marx et Engels avaient correctement identifié la tendance du capitalisme à l’égalisation des sexes. Bien entendu, l’égalité sexuelle au sein du capitalisme n’équivaut pas à la libération des femmes, qui nécessiterait, quant à elle, un dépassement du capitalisme. Nous voyons plutôt celui-ci comme un système dynamique, transformant la vie quotidienne et créant les conditions pour de nouvelles formes de lutte et de conscience. L’issue de l’histoire du capitalisme, et la nôtre, seront déterminées par une lutte politique qui doit comprendre ces tendances contradictoires.

Johanna Brenner et Maria Ramas

* Paru originellement dans New Left Review, I/144, mars-avril 1984.

* Traduit de l’anglais par Véronique Samson : http://revueperiode.net/repenser-lo...

Notes

[1] Michèle Barrett, Women’s Oppression Today, Londres, Verso et NLB, 1980

[2] Ibid., p. 249.

[3] Ibid., p. 254-255.

[4] Loc. cit.

[5] Loc. cit.

[6] Ibid., p. 217.

[7] Ibid., p. 222-223.

[8] Ibid., p. 226.

[9] Malheureusement, Barrett et McIntosh ne le font pas dans leur collaboration récente, The Anti-social Family, Londres, NLB, 1982

[10] Heidi Hartmann, « The Unhappy Marriage of Marxism and Feminism : Towards a More Progressive Union », Capital and Class, été 1979 ; « Capitalism, Patriarchy and Job Segregation by Sex », dans Capitalist Patriarchy and the Case for Socialist Feminism, dirigé par Zillah R. Eisenstein, New York, 1979. Voir aussi Sally Alexander, « Women’s Work in 19th-century London », dans The Rights and Wrongs of Women, dirigé par Juliet Mitchell et Ann Oakley, Harmondsworth, 1976 ; Alice Kessler-Harris, « Where Are the Organized Women Workers ? », dans A Heritage of Her Own, dirigé par Nancy F. Cott et Elizabeth Pleck, New York, 1979

[11] Judith A. Baer, The Chains of Protection, Westport, Connecticut, 1978, p. 30-32 ; Elizabeth Faulkner Baker, Protective Labor Legislation, New York, 1925.

[12] Baer, p. 30.

[13] L’État de New York est un cas typique. New York mandate ses premiers inspecteurs d’usines en 1886. En 1911, un comité d’investigation d’État a jugé tout à fait insuffisante l’application de la législation protectrice. Cependant, les conclusions du comité ont eu peu d’effet. En 1921-22, le Département du travail de New York n’avait que quarante-trois inspecteurs, pour 35 000 usines. Même lorsque ceux-ci mettaient la main sur les fabricants délinquants, la sanction était minimale. De 1915 à 1923, on estime que 50 à 70% des cas traduits en justice à la cour de New York n’ont pas entraîné d’amende, et dans les cas où une amende a été donnée, elle était généralement trop petite pour avoir un effet. Baer, The Chains of Protection, p. 285, 289, 296, 297, 304, 312-333, 314, 315, 339.

[14] Pour une synthèse de la législation en manufacture au XIXe siècle, voir B. L. Hutchins et A. Harrison, A History of Factory Legislation, Londres, 1903.

[15] Hutchins et Harrison, A History of Factory Legislation ; J. T. Ward, The Factory Movement, 1830-1855, Londres, 1962.

[16] Hutchins et Harrison, A History of Factory Legislation, p. 110. Norbert C. Soldon, Women in British Trade Unions, 1874-1976, Dublin, 1978, fournit des statistiques qui montrent que la proportion de femmes dans les industries du textile a augmenté au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, de 131 femmes pour 100 hommes en 1861, à 148 pour 100 en 1871, et à 164 pour 100 en 1881.

[17] Hutchins et Harrison, p. 197-198, 174, 193. Voir aussi Barbara Drake, Women and Trade Unions, Trade Union Series, n° 6, Londres, Labour Research Department, 1920. Le Mines Regulation Act de 1842, qui proscrivait le travail des femmes dans les mines, a effectivement retiré des emplois aux femmes. Mais ces emplois se limitaient à la tâche non spécialisée et mal rémunérée de transporter le charbon de la mine à la surface. Les femmes n’étaient pratiquement jamais chargées de tailler la pierre, travail spécialisé réservé aux hommes. Voir Jane Humphries, « Protective Legislation, the Capitalist State, and Working-Class Men : The Case of the 1842 Mines Regulation Act », Feminist Review, p. 10. Il est difficile de mesurer l’effet de l’interdiction du travail de nuit sur l’accès à l’emploi des femmes. Cette interdiction ne semble pas avoir délogé les femmes de l’imprimerie en Grande-Bretagne, puisque la plupart des femmes typographes étaient embauchées pour préparer des journaux hebdomadaires ou bimensuels, dans des imprimeries où le travail de nuit n’était pas coutume. J. R. Ramsay MacDonald, Women In the Printing Trades, Londres, 1904, p. 75.

[18] Hutchins et Harrison, A History of Protective Legislation.

[19] Par exemple, en 1818, les Operative Cotton Spinners [Ouvriers fileurs de coton] de Manchester ont adressé une pétition au Parlement pour une journée de travail universelle de dix heures et demie, avec neuf heures de vrai travail. Hutchins et Harrison, p. 43-44. En 1831, lorsque les comités ouvriers en faveur du temps réduit commençaient à considérer une alliance avec Oatsler et quelques autres réformistes de la classe moyenne pour mener la campagne de régulation du travail des enfants, les syndicats de métiers de Lancashire promouvaient, de leur côté, un projet de loi visant à réduire le temps de travail pour toutes les classes de travailleurs, dans tous les métiers. Sidney et Beatrice Webb, History of Trade Unionism, Londres, 1950, p. 123. Dans leurs rassemblements et dans leurs manifestations, les ouvriers ont exigé à plusieurs reprises un projet de loi qui limiterait le travail des adultes directement ou indirectement. Voir Hutchins et Harrison, History of Protective Legislation. Voir aussi l’explication intéressante de Cecil Driver, dans Tory Radical : The Life of Richard Oastler, New York, 1946.

[20] Driver, Tory Radical.

[21] J. T. Ward soutient que le projet de loi du gouvernement n’a été voté que pour faire obstacle à un autre projet de loi, qui aurait effectivement réduit la journée de travail des adultes et des enfants à dix heures. J. T. Ward, The Factory Movement : 1830-1855, p. 115. Voir aussi son article « The Factory Movement », dans Popular Movements, 1830-1850, dirigé par J. T. Ward, Londres, 1970, p. 68.

[22] Hutchins et Harrison, p. 60-61. De 1833 à 1855, le Short Time Movement a périodiquement tenté d’obtenir une restriction de la force motrice, dans le but ultime de faire respecter les Factory Acts et de limiter le travail adulte. Aucune de ces tentatives n’a eu de succès. Ward, « The Factory Movement », p. 68 ; Hutchins et Harrison, History of Protective Legislation, p. 52, 104, 108-109, 110-112.

[23] L’ouvrage de Ward et celui de Hutchins et Harrison attribuent tous les deux le succès du mouvement à une série de facteurs — la force de sa campagne organisée, le conflit entre les partis Tory et Whig, le ralentissement du commerce en 1847, qui a temporairement affaibli l’opposition des maîtres de l’industrie du textile. Lorsque le commerce s’est rétabli, les fabricants ont commencé à contourner la loi en utilisant des systèmes de relais et en se mobilisant pour sa révocation. Par conséquent, le projet de loi a été amendé en 1855, pour permettre des journées de dix heures et demie à l’intérieur d’une période de travail donnée, ce à quoi il était plus difficile de se dérober. La journée de dix heures et demie est restée en vigueur dans les industries du textile jusqu’en 1874, année où elle a été réduite à dix heures. Voir Ward, History of the Factory Movement : 1830-1855.

[24] Michèle Barrett et Mary McIntosh, « The Family Wage : Some Problems for Socialists and Feminists », Capital and Class, n° 11, 1980.

[25] Par exemple, en 1829, l’Association des syndicats de mécaniciens de Philadelphie — premier corps centralisé de main-d’œuvre aux États-Unis — a invité Francis Wright à prononcer l’allocution du 4 juillet. Le discours, concernant l’égalité des femmes, a été réimprimé par l’association et distribuée à ses ouvriers. Dans les années 1830, tout particulièrement, plusieurs revues ouvrières ont adopté une position très progressiste sur le travail et les droits des femmes — entre autres le National Laborer of Philadelphia, le New York Daily Sentinel, et le Working Man’s Advocate. Un parti travailliste, l’Association des travailleurs de New Castle, a même exigé l’affranchissement des femmes dans les années 1830. Philip Foner, Women and the American Labor Movement, New York, 1980, p. 51-52.

[26] Le même argument peut s’appliquer aux explications dualistes. Si Barrett souligne le rôle de l’idéologie dans les réactions masculines à l’emploi des femmes, Hartmann, par exemple, insiste sur les intérêts matériels des hommes. Hartmann soutient que la décision des syndicats de métiers « d’exclure les femmes au lieu de les mobiliser s’explique […] par les rapports patriarcaux existant entre les hommes et les femmes : les hommes veulent s’assurer que les femmes continuent d’effectuer les tâches qui leur reviennent à la maison. » Hartmann, « Capitalism, Patriarchy and Job Segregation by Sex », dans Capitalist Patriarchy and the Case of Socialist Feminism, p. 219.

[27] W. H. Fraser, « Trade Unionism », dans Popular Movements : 1830-1850. Les syndicats ont souvent utilisé des critères de parenté ou de région pour limiter l’accès à leur métier. Les conférences nationales des fileurs de coton à l’Île de Man en 1829 et à Manchester en 1830, par exemple, ont résolu que les fileurs ne pouvaient prendre comme apprentis que les membres de leur propre familles ou les parents pauvres des propriétaires de moulins. Les fileurs de Glasgow ont, à leur tour, essayé de prévenir la mobilité du métier en excluant tous les fileurs qui n’avaient pas fait leur apprentissage à Glasgow. Fraser, « Trade-Unionism », p. 97.

[28] Barbara Taylor, Eve and the New Jerusalem, New York, 1983. Barrett donne ce cas en exemple, pour montrer comment les syndicats de métiers masculins se mobilisaient pour exclure les femmes du travail spécialisé bien rémunéré. Il est intéressant de noter qu’elle omet deux des conclusions les plus importantes du travail de recherche de Taylor : d’abord, que le syndicat des tailleurs a tout à fait échoué dans sa tentative, et ensuite que la conséquence de cet échec a été la dissolution du syndicat et la dégradation du métier.

[29] Cité dans Barbara Taylor, Eve and the New Jerusalem, p. 106.

[30] Barbara Drake, Women in Trade Unions, p. 31-38.

[31] Ibid., p. 4-6.

[32] Foner, Women and the American Labor Movement, p. 155. Les syndicats de l’imprimerie, du bâtiment, de la ferronnerie et de la cordonnerie ont aussi appuyé la grève par des dons financiers.

[33] En 1834, le syndicat des cordonniers a appuyé celui des cordonnières, en grève pour obtenir de meilleurs salaires. Le syndicat a levé des fonds et boycotté les fabricants qui n’avaient pas donné leur appui à la grève. Foner, ibid., p. 47. En 1859-60, les cordonniers et cordonnières ont organisé ensemble la célèbre grève de 20 000 travailleurs à Lynn. Foner, p. 90.

[34] Drake, Women in Trade Unions, p. 5.

[35] Foner, Women in the American Labor Movement, p. 185-212.

[36] Pour une étude intéressante des stratégies de relais des quarts de travail (et des conditions ayant mené à leur adoption), par lesquelles les imprimeurs ont tenté de bloquer la main-d’œuvre bon marché des femmes, voir Ava Baron, « Women and the Making of the American Working Class », Review of Radical Political Economics, vol. 14, n° 3, automne 1982.

[37] Il devrait être clair que l’oppression des femmes de la classe ouvrière pose le problème théorique central ici ; contrairement à la subordination des femmes dans la société féodale ou au sein de la bourgeoisie, cette oppression ne peut pas être directement associée au contrôle de la propriété par les hommes.

[38] Barrett, p. 250.

[39] Sebastiano Timpanaro, On Materialism, Londres, 1975, p. 29-54 ; mais voir aussi Barrett, p. 74.

[40] Pour une discussion plus étendue de ce point et de son rapport à l’affirmation de Marx selon laquelle la rémunération de la force de travail doit correspondre au coût de sa reproduction, voir Johanna Brenner, « Women’s Self-Organization : A Marxist Justification », Against the Current, vol. 1, n° 1, automne 1980, p. 25-27.

[41] Voir, entre autres, Alice Kessler-Harris, Women Have Always Worked, New York, 1981, p. 73 ; Robert Smuts, Women and Work in America, New York, 1971, p. 2-3, 23, 56 ; Louise A. Tilly et Joan W. Scott, Women, Work and Family, New York, 1978, p. 123-129 ; Carol Gronemann, « She Earns as a Child, She Pays as a Man », dans Class, Sex, and the Woman Worker, dirigé par Milton Cantor et Bruce Laurie, Westport, Connecticut, 1977, p. 89-98 ; Barbara Mayer Wertheimer, We Were There, New York, 1977, p. 209-213 ; Theresa M. McBridge, « Women’s Work and Industrialization », dans Becoming Visible : Women in European History, dirigé par Renate Bridenthal et Claudia Koonz, Boston, 1977, p. 285-287 ; Mary Lynn McDougall, « Working-Class Women During the Industrial Revolution », dans Becoming Visible, p. 267-268, 273 ; Tamara K. Harevan, Family Time and Industrial Time : The Relationship between the Family and Work in a New England Industrial Community, New York, 1982, p. 198 ; Mary P. Ryan, Womanhood in America : From Colonial Times to the Present, deuxième édition, New York, 1979, p. 125

[42] Virginia Yans-McGalughlan, « Italian Women and Work », dans Class Sex and the Woman Worker, p. 109-111 ; Smuts, p. 57.

[43] Tilly et Scott, p. 129-131 ; Elizabeth Pleck, « A Mother’s Wages », dans A Heritage of Her Own, dirigé par Nancy F. Cott et Elizabeth H. Pleck, New York, 1979, p. 382-382. Les salaires élevés semblent attirer les femmes dans le marché du travail. Pleck note ainsi pour le début du XXe siècle que les femmes italiennes ayant épousé des hommes aux faibles revenus avaient de fortes chances de travailler dans des villes où les salaires pour les femmes (dans l’industrie du vêtement) étaient relativement élevés (p. 382).

[44] Tilly et Scott, p. 87-88.

[45] Smuts, p. 19.

[46] Notre objectif n’est pas de défendre l’hypothèse d’un passé précapitaliste idyllique pour les femmes, mais seulement d’expliquer la division du travail atténuée qui prévalait entre les hommes et les femmes de la société précapitaliste. Les ménages féodaux et proto-industriels pouvaient être contraints par la classe dominante à travailler intensivement, au point de menacer la santé de toute la famille. Mais de telles pressions ne pouvaient être exercées qu’indirectement, par le niveau de plus-value exigé, que les producteurs pouvaient quant à eux fournir avec une certaine flexibilité. Par conséquent, sauf dans les conditions les plus extrêmes, les femmes pouvaient organiser leurs heures de travail de façon à prendre en compte les besoins des enfants, notamment en faisant des pauses pour l’allaitement pendant leur travail dans les champs.

[47] Susan Estabrook Kennedy, If All We Did Was Weep At Home : A History of White Working-Class Women in America, Bloomington, 1979, p. 52 ; Kessler-Harris, p. 71 ; Susan M. Strasser, « An Enlarged Human Existence ? Technology and Household Work in Nineteenth-Century America », dans Women and Household Labour, dirigé par Sarah Fenstermaker Berk, Londres et Beverly Hills, 1980, p. 44-45. Le pourcentage du salaire hebdomadaire dépensé en nourriture par un cultivateur du Massachusetts était de 85.8% en 1830, et de 76% en 1860, selon Strasser. Pour le rapport entre le revenu et les biens de première nécessité en Angleterre et en France, voir Tilly et Scott, p. 137-138.

[48] Au sujet des conditions du ménage, qui ne s’étaient pas améliorées pour de nombreuses femmes encore dans les années 1920, voir Kessler-Harris, p. 44-45 ; Ryan, p. 129 ; McDougall, p. 274 ; Strasser, passim ; Leslie Woodcock Tentler, Wage-Earning Women, New York et Oxford, 1979, p. 149.

[49] Au sujet des dispositions prévues pour la garde des enfants, voir Kennedy, p. 167 ; Ryan, p. 128 ; Harevan, p. 204-207 ; Tentler, p. 153-160.

[50] Friedrich Engels, La situation de la classe ouvrière en Angleterre, Montreuil-sous-bois, éditions Science Marxiste, 2011, p. 158 ; McDougall, p. 274, rapporte que dans les années 1870, les mères qui travaillaient à Bradford, en Angleterre, perdaient en moyenne 68.8% de leurs enfants.

[51] Engels, p. 216

[52] Tilly et Scott, p. 132-133. Ann Oakley, Women’s Work, New York, 1976, p. 48-49, soutient que le fait d’envoyer son enfant chez une nourrice n’était pas particulièrement dangereux, ce qui semble contredire Tilly et Scott. Cependant, les différences de classe peuvent expliquer ces conclusions opposées car les chiffres d’Oakley concernent la Grande-Bretagne où, contrairement à la France, le recours à une nourrice n’était pas fréquent au sein de la classe ouvrière.

[53] Jane Humphries soutient que le revenu familial pour les hommes était une revendication nécessaire, qui, en fin de compte, servait aussi les intérêts de la classe ouvrière dans son ensemble. (« Class Struggle and the Persistence of the Working Class Family », Cambridge Journal of Economics, vol. 1, n° 3, septembre 1977). Nous préciserons bientôt notre désaccord avec la seconde partie de son raisonnement.

[54] Daniel Scott Smith, « Family Limitations, Sexual Control and Domestic Feminism in Victorian America », dans A Heritage of Her Own, p. 226.

[55] Ryan, op. cit., p. 130

[56] Perspectives on American Fertility, US Bureau of the Census, Current Population Reports, Special Studies, Series P-23, n° 70, p. 11.

[57] Tilly et Scott, p. 99-102 ; Ellen Ross, « Fierce Questions and Taunts : Married Life in Working-Class London, 1870-1914 », Feminist Studies, vol. 8, n° 3, automne 1982, p. 578.

[58] D. Levine, Family Formation in an Age of Nascent Capitalism, New York, 1977. Voir aussi Hans Medick, « The Proto-Industrial Family Economy : the Structural Function of Household and Family during the Transition from Peasant Society to Industrial Capitalism », Social History, n° 3 (octobre 1976), p. 291-315

[59] Ryan, op. cit., p. 129 ; Levine, op. cit., p. 68-71 ; Tilly et Scott, op. cit., p. 91.

[60] Hareven, op. cit., p. 189-191 ; Ryan, op. cit., p. 124-126. Dublin rapport qu’à Lowell, en 1860, le fils moyen ou la fille moyenne travaillait un minimum de huit ans alors qu’il ou elle était encore à la maison. Étant donnée la taille moyenne des familles, celles-ci pouvaient compter pendant dix-sept ans sur les revenus des enfants en complément aux revenus parentaux. Thomas Dublin, « Women, Work, and the Family : Female Operatives in the Lowell Mills, 1830-1860 », Feminist Studies, vol. 3, n° 1-2, automne 1975, p. 36. Parmi les enfants adolescents de travailleurs non spécialisés, habitant encore à la maison, à Chicago, en 1920, près de 80% travaillaient ; parmi les adolescents de 16-17 ans à Chicago et à New York en 1920, 70% n’étaient plus à l’école. Pendant les premières décennies du XXe siècle, une grande partie des familles de la classe ouvrière ont été contraintes de retirer leurs enfants de l’école illégalement. Les systèmes scolaires, qui ne tenaient pas à assumer les frais du nombre grandissant d’écoliers, fermaient les yeux sur l’absentéisme, tandis que les lois du travail des enfants n’étaient pas respectées. C’est dans les années 1930 seulement que les adolescents de la classe ouvrière ont commencé à être plus assidus à l’école. Miriam Cohen, « Italian-American Women in New York City, 1900-1950 : Work and School », dans Class, Sex and the Woman Worker, p. 128-133 ; Tentler, p. 93-95, 100-101 ; Winifred D. Wandersee, Women’s Work and Family Values, 1920–1940, Cambridge, Massachussets, 1981, p. 60-62. Pour la France et la Grande-Bretagne, voir Tilly et Scott, p. 178-181.

[61] Cohen, op. cit., p. 125 ; Ross, op. cit., p. 576.

[62] Barrett, p. 181.

[63] Ibid., p. 99.

[64] Ibid., p. 182-183

[65] Smuts, op. cit., p. 51 ; Tentler, op. cit., p. 143-146.

[66] Alice Kessler-Harris, « Organizing the Unorganizable », dans Class, Sex, and the Woman Worker, note 2, p. 161. Pour des statistiques contemporaines, voir Kate Purcell, « Militancy and Acquiescence Amongst Women Workers », dans Fit Work for Women, dirigé par Sandra Burman, New York, 1979, p. 112-133, 128-129.

[67] Margery Davie, « Woman’s Place Is at the Typewriter : The Feminization of the Clerical Labor Force », dans Capitalist Patriarchy and the Case for Socialist Feminism, dirigé par Zillah Eisenstein, New York, 1979, p. 251.

[68] Ibid.

[69] Dublin, op. cit., p. 34-35

[70] Alice Kessler-Harris, Women Have Always Worked, p. 65.

[71] Les facteurs culturels et idéologiques peuvent affecter la répartition des hommes et des femmes dans certains types d’emplois. Par exemple, les employeurs pensent souvent leur embauche en fonction des rapports de pouvoir et d’autorité prévalant dans la société. Lazonick soutient que les fabricants préféraient les hommes pour le filage, parce que ceux-ci pouvaient, mieux que les femmes, imposer la discipline aux enfants qui travaillaient sous leur conduite. La main-d’œuvre bon marché des femmes était préférable pour les métiers à tisser mécaniques, où un seul opérateur était requis. W. Lazonick, « The Subjection of Labour to Capital : The Rise of the Capitalist System », Review of Radical Political Economy, vol. 10, n° 1, printemps 1978, p. 8-9. En général, les hommes ont évidemment été favorisés pour les postes de supervision et de direction, surtout lorsque la force de travail était composée d’hommes. Les hommes sont aussi préférés pour les postes de serveurs dans les restaurants haut-de-gamme, puisque le pouvoir symbolique conféré au client est supérieur lorsqu’il est servi par un homme, etc. Enfin, les hommes peuvent refuser le « travail de femmes », même lorsque le salaire est comparable, et les femmes peuvent éviter les « emplois d’hommes » par peur de paraître peu féminines. Malgré tout, il y peu de preuves appuyant l’hypothèse que les facteurs idéologiques sont la cause première de la ségrégation sexuelle.

[72] Plusieurs féministes ont affirmé que l’apparition de nouvelles technologies ménagères ne peut pas expliquer le travail des femmes à l’extérieur du foyer. Elles citent des études sur l’organisation du temps, qui montrent que le nombre total d’heures par semaine dédiées au ménage et au soin des enfants par les femmes au foyer est resté fixe depuis les années 1920. Mais ce n’est vrai que des femmes au foyer à temps plein ; il faut ajouter que ce temps n’est plus organisé de la même manière. Le temps dédié au soin des enfants a augmenté, alors que le temps passé à préparer les repas et à nettoyer la cuisine a diminué. Le temps accordé à la lessive et au ménage n’a pas changé, parce que les exigences de propreté sont maintenant plus élevés… ce qui veut dire qu’une femme peut alléger son fardeau au prix d’une baisse de ces exigences. Avec les lave-linge et les sèche-linge, les heures de lessive peuvent être réparties sur toute une semaine ; nos grands-mères devaient y consacrer une journée entière. La flexibilité est maintenant plus grande dans l’organisation du travail domestique, et l’énergie physique dépensée est moindre. (Voir Susan Strasser, Never Done : A History of American Housework, New York, 1982, pour une description de diverses tâches ménagères au XIXe siècle et au début du XXe siècle

[73] On a soutenu que les femmes ont été contraintes de retourner au travail à cause des sanctions élevées imposées aux adolescents qui quittaient l’école trop tôt pour gagner un salaire. Aux États-Unis, en 1920, seulement 30% des enfants de 16 à 19 ans étaient à l’école ; en 1970, seulement 35% avaient un emploi salarié. Bonnie Fox, « Women’s Double Work Day : Twentieth-Century Changes in the Reproduction of Daily Life », dans Hidden in the Household, dirigé par Bonnie Fox, Toronto, 1980, p. 200-202.

[74] « À temps plein » signifie 35 heures ou plus par semaine, pour 50-52 semaines. La catégorie des femmes mariées sans enfants inclut seulement celles dont le mari a moins de 55 ans. En 1978, 56% des femmes mariées avec des enfants de moins de six ans travaillaient : 15% à temps plein, 41% à temps partiel (20% à temps plein pour une partie de l’année, 21% à temps partiel pour une partie ou la totalité de l’année). Parmi les femmes mariées avec des enfants en âge d’aller à l’école, 65% travaillaient, 27% à temps plein et 38% à temps partiel (13% à temps plein pour une partie de l’année, 25% à temps partiel pour une partie ou la totalité de l’année). Parmi les femmes mariées sans enfants, 77% travaillaient, 43% à temps plein, 34% à temps partiel (19% à temps plein pour une partie de l’année, 15% à temps partiel pour une partie ou la totalité de l’année). Marital & Family Characteristics of the Labor Force, US Bureau of Labor Statistics, Special Labor Report n° 237, mars 1979, janvier 1981. Le travail à temps partiel pour les femmes mariées semble être encore plus fréquent en Europe. Voir, par exemple, Alice M. Yohalem, Women Returning to Work : Polices and Progress in Five Countries, Gotowa, N.J., 1980, p. 114.

[75] e divorce, la séparation et les parents célibataires ont pour effet de multiplier les ménages où le gagne-pain de la femme est le principal soutien. Mais le couple hétérosexuel avec enfants demeure l’unité familiale la plus répandue. Même avec le taux de divorce actuel, la moitié des mariages perdurent. En outre, le taux de divorce élevé s’accompagne d’un taux de remariage élevé. Cinq hommes divorcés sur six et trois femmes divorcées sur quatre se marient à nouveau, et généralement assez rapidement : environ la moitié des remariages ont lieu moins de trois ans après le divorce. En 1978, 78% des enfants aux États-Unis faisaient partie d’une famille à deux parents. Andrew Cherlin, Marriage, Divorce, Remarriage, Cambridge, Massachussetts et Londres, 1981, p. 29-30.

[76] Maxine Molyneux, lorsqu’elle confronte les existences des travailleurs migrants à celles des ménages traditionnels de la classe ouvrière, suggère que la production domestique permet un niveau de vie plus élevé pour les travailleurs que le recours au marché (« Beyond the Domestic Labour Debate », New Left Review, n° 116, juillet-août 1979, p. 10-11). La remarque est importante, mais elle néglige deux enjeux. D’abord, dans certains cas, le marché peut assurer un niveau de vie plus élevé, puisqu’il permet de payer pour échapper au travail domestique — ce dont témoigne le mode de vie des salariés urbains de classe moyenne. Ensuite, le cas des travailleurs migrants ne résout pas le problème de la reproduction intergénérationnelle au sein du capitalisme, puisque la génération suivante de travailleurs est produite à l’extérieur du système capitaliste.

[77] Tout comme la définition des moyens de subsistance de la classe ouvrière, l’idée même des soins de qualité pour les enfants est partiellement biologique, partiellement « morale et historique ». Ce qui constitue des soins adéquats à une époque peut très bien être insuffisant à une autre. En outre, les « besoins » de la formation de la personnalité, du développement intellectuel, et ainsi de suite, varient considérablement d’une société à l’autre, et d’une époque à l’autre. Une société qui veut pleinement bénéficier des capacités de ses citoyens définirait certainement les soins aux enfants d’une manière très différente de la société capitaliste. D’un autre côté, le capitalisme avancé requiert peut-être plus de travail et une période plus étendue pour l’éducation des enfants que la société précapitaliste. Le postulat actuel qu’un rapport intime entre la mère et l’enfant est nécessaire au développement d’une personnalité saine, ou encore qu’une longue période de dépendance de l’enfant à la mère est préférable, est certainement déterminé socialement ou historiquement, et non biologiquement. Il reste que le développement de l’enfant est sans aucun doute mis en danger lorsque son temps de dépendance et le temps d’investissement des adultes (mais pas nécessairement des parents biologiques) tombent en deçà d’une certaine limite déterminée, quant à elle, biologiquement.

[78] Le taux d’absentéisme au travail des femmes mariées est considérablement plus élevé que celui des femmes célibataires et des hommes mariés. (Parmi la population noire, les femmes célibataires comme mariées ont des taux d’absentéisme beaucoup plus élevés que celui des hommes mariés, probablement parce que les femmes célibataires noires ont plus de chances d’avoir des enfants que les femmes célibataires blanches.) Daniel E. Taylor, « Absences from Work Among Full-Time Employees », Monthly Labor Review, mars 1981, p. 69

[79] Une étude américaine de 1973, qui s’est intéressée aux personnes divorcées s’étant mariées en 1968, a montré que lorsque le revenu du ménage était ajusté selon les besoins (nombre de personnes, âge des enfants, etc.), les hommes divorcés gagnaient 17% sur leurs revenus, tandis que les femmes divorcées perdaient 7%. Cherlin, p. 82.

[80] Barrett, p. 229.

[81] Mary McIntosh, « The Welfare State and the Needs of the Dependent Family », dans Fit Work for Women, p. 164-165.

[82] Elizabeth Wilson, Women and the Welfare State, Londres, 1977. Hilary Land, « Who Cares for the Family ? », Journal of Social Policy, vol. 7, n° 3, 1978 ; Mary McIntosh, op. cit., pour le cas de l’Angleterre.

[83] McIntosh, p. 167.

[84] Ibid., p. 166.

[85] Smuts, op. cit. p. 51-54.

[86] Blanche D. Coll, Perspectives on Public Welfare, U.S. Department of Health, Education and Welfare, Washington, D.C., U.S. Government Printing Office, 1969, p. 13-15, 54

[87] Barret, p. 232.

[88] W. Norton Grubb et Marvin Lazerson, Broken Promises : How Americans Fail Their Children, New York, 1982, p. 190-191, 200 ; au sujet de la règle de la « mère apte au travail », du faible niveau de paiement et des restrictions d’éligibilité : Coll, p. 77-81

[89] Aux États-Unis, encore aujourd’hui, très peu de familles complètes reçoivent d’allocations. Grubb et Lazerson, p. 199.

[90] Barrett, p. 246.

[91] bid., p. 222-223. Pour un exposé nuancé de cette position, reconnaissant la tendance opposée du capitalisme à miner le système famille-ménage traditionnel, voir Irene Breugel, « What Keeps the Family Going ? », International Socialism, Series 2, n° 1 (juillet 1978).

[92] Grubb et Lazerson, p. 190 ; Coll, p. 15 ; Frances Fox Piven et Richard Cloward, Regulating the Poor : The Function of Public Welfare, New York, 1971, chapitres 1 et 4.

[93] Si nous ne sommes pas d’accord avec son interprétation globale, nous acceptons cependant la description que fait Zaretsky de l’idéologie réformiste de la classe moyenne. Eli Zaretsky, « The Place of the Family in the Origins of the Welfare State », dans Rethinking the Family : Some Feminist Questions, dirigé par Barrie Thorne, avec Marilyn Yalom, New York, 1982, p. 188-224

[94] Barrett, p. 137-138.

[95] Ibid., p. 206.

[96] Ibid., p. 205, 108

[97] Ibid., p. 205, 213-225.

[98] La citation provient, évidemment, d’Althusser : « Idéologie et Appareils Idéologiques d’État », dans Positions, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 101.

[99] Nancy Cott, « Passionlessness : An Interpretation of Victorian Sexual Ideology, 1790-1850 », Signs : A Journal of Women in Culture and Society, n° 4, 1979, p. 210-236. Voir aussi The Bonds of Womanhood, New Haven, 1977 ; Linda Gordon, « Voluntary Motherhood : The Beginnings of Feminist Birth Control Ideology in the U.S. », dans Clio’s Consciousness Raised, dirigé par Mary Hartman et Lois Banner, New York, 1974, et Woman’s Body, Woman’s Right, New York, 1976 ; Mary P. Ryan, Cradle of the Middle Class, Cambridge, 1981 ; et l’ouvrage magistral de Kathryn Kish Skla, Catherine Beecher : A Study in American Domesticity, New York, 1976.

[100] Ce serait dépasser les objectifs de cet article que d’évaluer la contribution éventuelle de la psychanalyse à la compréhension de la subjectivité de genre, mais notons seulement qu’elle est sous-estimée par Barrett.


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