L’Europe, on la change ou elle meurt

mercredi 6 juillet 2016.
 

- par Clémentine Autain et Roger Martelli

- L’UE aujourd’hui : à prendre ou à laisser

- « L’Europe, on la change ou on la quitte » ?

- La sortie ne peut pas être l’option première

- L’UE doit changer radicalement

Les électeurs britanniques ont voté majoritairement pour la sortie de l’Union européenne. Leur décision est souveraine. Elle était attendue. Elle provoque pourtant de la sidération. Modèle ou abomination ? Et si l’on réfléchissait autrement ?

Plusieurs décennies d’obstination technocratique ont conduit l’Union européenne à l’abîme. On prétendait rassembler, et si possible sans limites. Six, neuf, douze, quinze, vingt-sept… L’Europe occidentale, puis méditerranéenne, puis centrale et orientale. Et pourquoi pas la Turquie, les ex-Républiques soviétiques et quel nouveau pays encore ?

Or ce n’est pas tout d’élargir. Encore faut-il trouver le ciment, le moteur de régulation de cet immense et riche puzzle. L’UE l’a trouvé dans l’affirmation d’un couple : sur le plan économique, c’est la concurrence qui régule, le plus possible "libre et non faussée" ; sur le plan politique, c’est la norme de la gouvernance, c’est-à-dire le pouvoir des "compétents", et d’abord celui des "économiquement responsables". Résultat : on a créé une puissance continentale, la plus forte concentration de richesses au monde, mais au prix d’une polarisation croissante d’inégalités en tous genres, de fragilités sociales redoutables, d’un dumping fiscal qui a abouti à une logique de concurrence à l’intérieur même de l’Union.

L’UE aujourd’hui : à prendre ou à laisser

L’institutionnalisation de l’Europe a progressé, mais les peuples sont restés à la traîne. Les coups de semonce n’ont pas manqué. Négativement, on a connu la montée des ressentiments et la poussée des droites extrêmes. Plus positivement, on a eu le coup de tonnerre des "non" français et néerlandais au projet de Traité constitutionnel européen en 2005, puis la victoire de Syriza en Grèce. On a laissé prospérer les premiers et écrasé les seconds. On a dédaigné les refus de la France et des Pays-Bas et on a crucifié la Grèce.

L’Europe d’en haut a dit à l’Europe d’en bas : il n’y a pas d’alternative. Il n’y a pas d’autre Europe possible que la nôtre : vous l’acceptez ou vous la quittez. L’Union européenne telle qu’elle est ou le retour à l’Europe des nations... Les Britanniques l’ont entendu : ils ont dit qu’ils sortaient. C’est leur droit. Reste à savoir s’il faut les imiter. Pour Marine Le Pen et pour les extrêmes droites européennes, la réponse est évidente : les nations et leurs frontières sont les garanties les plus sûres d’une protection face aux désordres de la mondialisation. Puisqu’on ne peut changer l’ordre du monde, le plus réaliste est de se calfeutrer. Ensuite, c’est aux plus puissants de tirer leur épingle du jeu. Les Français doivent donc dire non à l’Europe.

Face à cette tentation, les "européistes" prônent, dans des équilibres variables, l’approfondissement des logiques économico-sociales en cours, l’accentuation du fédéralisme européen, l’acceptation d’une Europe à plusieurs vitesses. En gros, on continue et on accentue, fût-ce en affirmant haut et fort que l’on veut réformer voire refonder. Mais comment réformer si l’essentiel de la règle du jeu est intangible ? Comment changer sérieusement l’ordre des choses dans le cadre de traités qui en interdisent la possibilité réelle ? Devant ces questions, la gauche de gauche apparaît divisée. Une part est tentée par la rupture immédiate, avec la monnaie unique ou même avec l’Union européenne elle-même. Il n’est pas de mobilisation populaire, il n’est pas de démocratie possible en dehors du cadre de nations, disent les plus déterminés.

« L’Europe, on la change ou on la quitte » ?

Au lendemain du Brexit, Jean-Luc Mélenchon a lancé une formule qui claque : « L’Europe, on la change ou on la quitte ». De quoi s’agit-il dans son esprit ? De proposer que la France se dote d’un Parlement et d’un exécutif qui, à la différence des pouvoirs antérieurs, engageraient la France dans une renégociation du cadre des traités existants, pour aller vers une autre architecture institutionnelle, de pente ouvertement sociale, démocratique et écologique. La France jouerait donc des ressources de sa puissance face à la logique prônée entre autres par sa voisine allemande. Elle mettrait au cœur du débat deux conceptions antagoniques de l’Europe, l’une poursuivant la double logique de la concurrence et de la gouvernance, l’autre s’attachant à promouvoir la double piste du partage et de la souveraineté populaire.

Dans cette confrontation-négociation, la France utiliserait l’arme d’une menace : si de nouveaux traités ne pouvaient pas voir le jour, elle mettrait en place un "plan B" organisant sa sortie. Un "Frexit" en quelque sorte, mais préparé et annoncé par avance... En cas de refus d’une nouvelle architecture européenne, les électeurs français décideraient par référendum s’ils veulent ou non que la France reste dans l’Union européenne. Disons clairement que cette proposition est aux antipodes de celle de Marine Le Pen. Elle n’envisage la sortie de l’Union que comme un pis-aller et non comme un objectif fondamental et elle place le référendum à l’issue d’un processus et non comme un préalable immédiat. Il n’en reste pas moins que la formule ramassée, selon laquelle on change l’Europe ou on la quitte, présente plus d’inconvénients que d’avantages.

À sa manière, elle donne quitus à la doxa européenne qui identifie l’Union et le socle de la concurrence-gouvernance sur lequel elle est bâtie. Or ce couple ne s’applique pas d’abord et avant tout à l’échelle de l’Union européenne : il est le principe régulateur de tous les territoires sans exception, du local au planétaire. À quoi bon, dès lors, sortir de l’Union européenne, si c’est pour retrouver à l’identique la même logique aux échelons supérieurs ou inférieurs ? Il faut partout y résister, les combattre. À l’échelle européenne, il est possible d’agir comme l’a fait la Grande-Bretagne pendant si longtemps en refusant d’appliquer les traités qui lui semblaient contraires à son projet politique – ultralibéral en l’occurrence. Une France combative vis-à-vis du néolibéralisme et de l’austérité pourrait décider de s’affranchir de ce qui entraverait sa libre détermination. Cela ne signifie pas abandonner l’échelle européenne, mais implique de ne pas se soumettre à l’Union européenne telle qu’elle est, à sa règle de l’unanimité, à ses normes de concurrence.

La sortie ne peut pas être l’option première

L’alternative "changement ou départ" sous-estime par ailleurs que la bataille pour passer d’une logique à une autre n’est pas celle d’un moment, mais qu’elle est nécessairement un processus de longue durée, où se nouent conflits et alliances à toutes les échelles, où les avancées possibles se nouent à des niveaux imprévisibles. Quand va-t-on décider qu’une bataille est définitivement perdue à tel ou tel endroit ? Jusqu’où va-t-on dans l’utilisation des formules simples ? Le combat pour la transformation sociale n’est pas plus facile en France qu’en Europe. Va-t-on alors suggérer que la France, on la change ou on la quitte ?

Le dilemme de l’Europe est consubstantiel à son existence institutionnelle. L’Union européenne, telle qu’elle s’est faite et non telle qu’elle a été rêvée, est la fille de la guerre froide et de la domination du capital. L’inverse n’est pas vrai : se sortir de l’Europe ne fait sortir ni de l’hégémonie financière, ni du heurt des puissances et de "l’état de guerre".

Qu’on le veuille ou non, nous vivons dans un monde rendu incertain par la mondialisation du capital et par les calculs de puissances. L’Europe actuelle y joue un rôle décisif et il n’est pas indifférent de savoir dans quelle direction, autour de quelles valeurs, avec quels objectifs elle le fait. Au nom de cette incertitude planétaire, il faudrait accepter tout ou n’importe quoi de l’Europe ? Beaucoup, à gauche, s’y résolvent ; à tort, car c’est une impasse. Mais s’imagine-t-on qu’une France sortie d’un cadre européen sera mieux armée pour peser sur le désordre du monde ? Bien sûr qu’il faudra, devant tous les peuples d’Europe, souligner vivement le fait qu’une Union européenne sans la France serait une aberration. Bien sûr qu’il conviendra de répéter que tout ce qui mutile la souveraineté française est inacceptable pour le peuple français et déraisonnable pour l’Europe elle-même. Mais il devrait être clair aujourd’hui que la sortie, toujours envisageable hélas, ne sera pas l’option première d’une France bien à gauche. Son objectif devra être, inlassablement, de rassembler les peuples d’Europe autour du seul socle qui puisse le fonder : la norme démocratique, sociale et écologique.

L’UE doit changer radicalement

S’il convient de "sortir" quelque chose, c’est la philosophie actuelle de l’Union. S’il faut "sortir" les peuples, ce n’est pas de l’Europe mais de la logique financière de la mondialisation capitaliste et du modèle technocratique de la gouvernance. « L’Europe, on la change ou on la quitte » risque d’être aussi illusoire que la fuite en avant européiste des gouvernants et d’une partie de la gauche. En fait, ou bien le monde, l’Europe, la France, les métropoles changent, ou bien nous sommes voués aux inégalités, au ressentiment, à la violence et aux malheurs. S’il y a un dilemme, il est là sur le fond.

Il n’est pas vrai que l’on puisse se dispenser d’une rupture radicale, et cela dans tous les territoires sans exception. Toute autre affirmation risque de n’être qu’un miroir aux alouettes. Dans l’immédiat, le message doit être sans équivoque. L’Union européenne doit changer radicalement. Pour cela, il lui faut se sortir du carcan des traités européens actuels, dont la sacralisation et l’intangibilité sont des malédictions. La France a pour elle d’être une puissance. Depuis des décennies, elle s’aligne sur des normes qui brident notre continent et minent sa stabilité. La chance de l’Europe, ce serait donc une France qui s’engage ouvertement pour la libérer de tout ce qui l’entrave et depuis trop longtemps.

L’enjeu des élections de 2017, dans la foulée du mouvement social puissant de cette année, c’est ainsi de désigner un exécutif et une représentation parlementaire qui n’aient pas d’autre objectif à long terme que la refonte totale des traités européens et le respect de la souveraineté populaire. Partout, à tout moment.

Clémentine Autain, Roger Martelli.


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