Denis Kambouchner : «  Il n’y a pas de philosophie plus solide que celle de Descartes  »

lundi 11 juillet 2016.
 

Dans Descartes n’a pas dit, publié aux éditions les Belles Lettres, le philosophe et historien de la philosophie passe en revue quelques idées fausses attribuées à l’auteur des Méditations métaphysiques et fondateur de la philosophie moderne. Un dictionnaire des citations paradoxal par lequel se découvre la pensée du philosophe de la méthode et de la générosité, inspirateur des Lumières.

À considérer certaines déclarations le concernant, René Descartes semble jouir, dans certains milieux aujourd’hui, d’une réputation négative. Pourquoi  ?

Denis Kambouchner Quand j’ai entrepris de faire le répertoire des erreurs, des simplifications et des méprises que l’on commet à propos de Descartes, j’ai rapidement identifié une trentaine de sujets. Je me suis limité dans leur traitement mais n’ai eu que l’embarras du choix. La mauvaise réputation de Descartes s’explique par de multiples facteurs. D’abord, il y a l’auteur scolairement ressassé, avec une réputation de penseur national qui est plus encombrante qu’autre chose. Il y a aussi le fait que sa philosophie, malgré son souci d’éviter les controverses, a été très tôt objet de polémiques. Il ne pouvait en être autrement dans la mesure où elle s’est présentée comme capable de supplanter la philosophie officielle des écoles et des universités de l’époque, et permettre de grands progrès dans tous les domaines. Cela ne pouvait que déchaîner les passions. Descartes a toujours été objet ou support de disputes. Aussi bien s’agissant des animaux que des relations de l’âme et du corps, ou de la relation entre la raison et la foi. Il y a eu une grande accumulation de prises de position qui ont eu un effet, je ne dirais pas d’oblitération, mais qui ont rendu plus malaisé l’accès au texte.

Chose amusante, en France, la lecture d’un texte de Descartes constitue souvent un test de vision chez l’ophtalmologiste. Ce fait est-il significatif  ?

Denis Kambouchner Le Descartes opticien aurait certainement apprécié. Au-delà de l’hommage rendu au grand classique, il est de fait que celui-ci demande à être lu de manière extrêmement méticuleuse. Il le dit lui-même  : « La vérité étant une et indivisible, quiconque en ôte la moindre chose la falsifie. » Or elle n’est pas seulement une et indivisible  : elle est surtout complexe, et le style de Descartes donne l’image de cette complexité. Il faut donc accepter d’y entrer, autrement dit de ne pas s’arrêter aux gros caractères mais d’aller jusqu’aux plus petits. Sinon, vous en restez à des images, à des schémas. On pourrait comparer à cet égard Descartes et Blaise Pascal, qui dit qu’il y a un point à partir duquel on voit nettement les choses mais qu’il est difficile à trouver. Il faut tout un travail d’accommodation.

Il semble que la philosophie de Descartes soit aujourd’hui marginalisée. Politzer dénonçait le fait en son temps. Quels sont les enjeux idéologiques et culturels de l’anticartésianisme  ?

Denis Kambouchner La référence à Descartes a été quasi obligée pour toute une série de penseurs. Pas un peut-être, parmi les plus grands, qui ne se soit confronté à lui. Mais cette référence n’est pas toujours positive. Par exemple, Nietzsche classe le cogito parmi les préjugés des philosophes et, compte tenu du prestige de son entreprise de renversement des valeurs, l’effet est assez considérable. Henri Bergson évoque Descartes avec respect, mais il n’a pas favorisé globalement ni plaidé la cause de la pensée cartésienne. Il en va autrement d’Alain ou des phénoménologues français, de Jean-Paul Sartre à Emmanuel Levinas. Mais en France même, on peut parler d’une solide tradition d’anticartésianisme en philosophie depuis le milieu du XIXe siècle. Enfin, Descartes a été utilisé de toutes sortes de façons, mais il faut reconnaître un certain privilège à la relation entre Descartes et les Lumières. Jean le Rond d’Alembert, par exemple, a fait l’éloge de Descartes sur le mode  : s’il s’est beaucoup trompé, il reste qu’il a ouvert la voie. Mais, depuis un bon moment maintenant, il est devenu habituel de dire du mal des Lumières. Beaucoup d’historiens et penseurs se sont attachés à montrer leurs ambiguïtés  : c’est tout à fait légitime mais, globalement, c’est la cause d’une certaine raison efficace et partagée qui a aujourd’hui régressé.

Ne peut-on pas dire que ce discrédit des Lumières et de Descartes, comme l’écrivait Georges Canguilhem au milieu des années 1980, est lié à une crise de l’idée de progrès  ? Et, en particulier, de l’idée d’un progrès technique  ?

Denis Kambouchner En effet, tout cela est lié. Tout ce qui met l’idée de progrès en crise met en crise l’idéal des Lumières et la référence à ses inspirateurs. Mais on se trompe aussi beaucoup dans cette affaire, et d’abord parce qu’on confond Descartes avec une espèce de scientisme au premier degré. Le fait est qu’il y a dans la sixième partie du Discours de la méthode toute une proclamation sur la philosophie « pratique » et non plus « spéculative » qui pourrait apporter à la vie des hommes une infinité de commodités, et cela, d’abord, en faisant que les corps fonctionnent bien (c’est « le premier bien et le fondement de tous les biens de cette vie »). Mais il n’y a pas chez Descartes le projet technique qu’on imagine. L’invention des machines n’occupe pas chez lui une place importante, et je ne pense pas qu’il ait jamais eu en vue cette espèce de transformation de l’environnement qu’on semble vouloir lui reprocher. De ce point de vue d’ailleurs, il est plutôt en retrait par rapport au chancelier Francis Bacon, qui, dans la Nouvelle Atlantide (1627), dépeint effectivement une société industrieuse. La société cartésienne doit être industrieuse dans la mesure où chacun doit s’appliquer avec constance et méthode à des tâches déterminées. Il y a chez Descartes une valeur du travail, et l’idée que si chacun contribue au bien général, beaucoup de choses seront transformées positivement. Mais il n’y a pas proprement de plan de maîtrise technique à grande échelle. Dans la perspective de Descartes, ce dont nous pouvons le plus nous rendre « maîtres et possesseurs », c’est de notre propre nature, par cette espèce de maîtrise de soi et de ses passions que sa philosophie favorise au plus haut degré – cela en opposition à la fois à l’aristotélisme, qui lui apparaît comme une philosophie très verbale, et au stoïcisme, qui demande trop.

On attribue à Descartes une conception purement mécaniste de l’animal. N’est-ce pas plutôt d’une conception critique de l’animal créature de la tradition théologique introduite par la théorie de la circulation sanguine de William Harvey qu’il s’agit chez lui  ?

Denis Kambouchner Effectivement, c’est à partir de la découverte de la circulation du sang par Harvey que l’animal peut être pensé comme une machine. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il fonctionne en circuit fermé  : il a évidemment besoin de carburant, en l’occurrence d’air et de nourriture. Mais effectivement, il n’a plus besoin d’être animé par une âme qui, se répartissant entre plusieurs sièges, le cerveau, le cœur et le foie, fasse que le sang se diffuse du centre à la périphérie, ceci avec l’idée d’une force qui s’exerce de manière essentiellement verticale. C’est ce schéma de verticalité qui est remplacé au profit d’un modèle de circulation. Et c’est vrai que la perception de la vie animale en est très changée. C’est une révolution absolument considérable. Le thème de l’animal-machine chez Descartes ne fait effectivement que donner corps et tirer les leçons de ce qui est pensable à partir du traité de Harvey sur le mouvement du cœur et du sang (1628). J’insiste pour ma part sur le point suivant  : dire que l’animal est comme une machine, et souvent on omet le « comme », n’est pas faire de l’animal l’équivalent d’un objet quelconque, d’un corps non vivant, d’une chose morte. Pas du tout. L’animal ne sent pas à proprement parler, mais tout se passe pour nous comme s’il sentait  !

N’est-ce pas ce concept de l’homme pensé comme raison, langage et liberté qui est visé au travers des polémiques qu’on engage aujourd’hui contre Descartes, son universalisme et son rationalisme mais aussi son égalitarisme, dans le contexte actuel de la montée de toute une série d’interprétations ségrégationnistes de l’humain  ?

Denis Kambouchner Oui, c’est très préoccupant. Le souci du commun, de ce que les hommes partagent fondamentalement, tend aujourd’hui à s’effacer, sauf dans des versions très agressives. Ce que nous aurions en commun, ce serait la recherche de la survie, l’hostilité à ce qui nous menace. Sauf sous cette forme d’une guerre de tous contre tous, la représentation du commun tend à s’estomper. Au contraire, nous trouvons chez Descartes un certain universalisme et un certain cosmopolitisme. Bien sûr, certaines maladies ôtent le pouvoir de raisonner, mais il reste l’idée d’une unité de la raison humaine et d’une universalité qui subsiste par-delà la différence des conditions individuelles et sociales et malgré l’usage très différent que les hommes font de leur raison et de leurs facultés intellectuelles. Ceci provient largement de Montaigne. Faut-il parler d’un égalitarisme  ? Cela me semble un peu excessif, mais l’idée que tout homme mérite considération est un point développé dans les Passions de l’âme (1649) avec la théorie de la générosité. Les généreux ne méprisent jamais personne et ils croient que chacun peut, même si ce n’est pas vérifié dans le passé ou dans le présent de ses actions, faire un bon usage de son libre arbitre. Donc, en effet, il y a une espèce d’égalisation des conditions éthiques. En même temps, chez Descartes, il y a aussi une espèce de reconnaissance, dans les conditions de l’époque, de la nécessité d’une espèce d’inégalité sociale. Nous ne sommes pas dans l’égalitarisme économique ou politique. Il ne s’agit pas de cela. Et, en matière politique, Descartes demeure assez légitimiste.

Quels conseils donneriez-vous aux jeunes lecteurs de Descartes  ? Notamment à ceux qui le découvrent dans le cadre scolaire  ?

Denis Kambouchner Si l’on me demande par quel côté Descartes est le plus accessible, je répondrais bien entendu que c’est la morale. Entre les parties de la philosophie cartésienne, c’est sûrement la morale qui garde une espèce de validité, avec un certain nombre de traits que nous avons évoqués, y compris l’idée d’égalité. Maintenant, ce n’est pas Descartes tout seul qu’il faut aborder, c’est dans toute une langue qu’il s’agit de s’immerger  ! Il y a toutes sortes de choses autour de Descartes, certaines avant lui, qui peuvent renforcer l’intelligence qu’on a de ce qu’il écrit. Je pense bien sûr à Montaigne, mais tout aussi bien aux grands auteurs de théâtre français, aux poètes baroques, par exemple à cet auteur merveilleux qu’est le poète libertin Théophile de Viau. Il faut arriver à se replacer dans un certain univers. Cela vaut la peine parce que c’est une école de résolution intellectuelle, de nuances et en même temps de fraîcheur. Je n’oublie pas les préceptes de la méthode qui sont au fond des règles de la réflexion et de la circonspection  ; toutefois la méthode n’est pas incluse par Descartes dans les parties de la philosophie. Descartes le dit lui-même  : d’abord il faut s’exercer dans la méthode, et ensuite on peut s’attaquer à la métaphysique, puis à la physique, avant de revenir à la morale et aux autres sciences.

Vous semblez rejoindre Karl Marx, Friedrich Engels et Georges Politzer sur ce point  : le côté révolutionnaire de la méthode et le côté quelque peu suranné de sa métaphysique  ?

Denis Kambouchner Oui. Mais c’est toujours prodigieusement ingénieux. Descartes est un auteur d’une ingéniosité extraordinaire. Comme je l’indique à la fin de mon livre, il n’y a pas de philosophie plus solide que celle de Descartes. Cela ne veut pas dire qu’on peut la prendre comme cela, tout entière, pour l’enregistrer dans son esprit et ainsi devenir cartésien. Plus personne n’est maintenant cartésien en métaphysique ou en physique, cela n’a pas de sens. Mais il y a une sorte d’exigence de netteté et une position éthique qui me paraissent encore maintenant dignes d’être assumées. Elles guérissent de pas mal de choses  !

Entretien réalisé par Jérôme Skalski, L’Humanité

Penser avec Descartes au XXIè siècle. Professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’université Paris-I, Denis Kambouchner, auteur de Descartes n’a pas dit, un répertoire des fausses idées sur l’auteur du Discours de la méthode, avec les éléments utiles et une esquisse d’apologie (les Belles Lettres), a consacré plusieurs ouvrages au philosophe français, dont l’Homme des passions, 1995, les Méditations métaphysiques de Descartes, 2005, Descartes et la philosophie morale, 2008, et le Style de Descartes, 2013. Il codirige la nouvelle édition de ses Œuvres complètes, chez Gallimard.


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