Ferroviaire : Au pied du mur

lundi 13 juin 2016.
 

Au moment où se négocie la convention collective du secteur ferroviaire, dans la continuité de la réforme ferroviaire de 2014, se joue également le dernier acte de l’ouverture à la concurrence du rail. Aucune coïncidence là dedans, pas plus que dans la coexistence dans le débat de cette négociation et du débat sur la loi El Khomri. Tous ces faits d’actualité tiennent ensemble par le même fil : la primauté donnée à la course au profit dans le projet libéral de « l’Europe qui protège ».

Apparemment très techniques, très sectorielles, ces questions disent le rapport de force qui se joue sur le terrain européen entre le monde du capitalisme financier et le peuple, entre la caste et les gens.

Ainsi, la grève des cheminots n’est pas seulement la lutte d’individus pour préserver des conditions de travail acceptables (que certains appellent des privilèges) mais aussi une lutte pour l’intérêt général, pour déterminer ce qui doit mener l’organisation de la société.

Le 4e paquet ferroviaire

Un accord entre le Parlement Européen et les Etats membres sur le 4e paquet ferroviaire a donc été trouvé, devant permettre un vote au dernier trimestre de 2016.

Au programme : rendre effective l’ouverture à la concurrence de tout le secteur, en 2019 pour les TGV et 2023 pour les TER et ainsi achever l’édifice de la libéralisation du transport ferroviaire commencé en 1991 avec le premier paquet ferroviaire.

Les précédentes phases de libéralisation dans le secteur des transports sont à cet égard instructives. Que ce soit dans le domaine routier, aérien ou ferroviaire pour la partie fret, ce à quoi aboutit l’ouverture à la concurrence c’est l’explosion de la précarité, le passage à une logique de la rentabilité qui fait fi de l’objectif d’égalité au coeur de la notion de service public, mais aussi la disparition de l’objectif de transition écologique au profit de la pure et simple rentabilité. Ainsi, l’ouverture conjointe du fret ferroviaire et du marché du transport routier amène à ce résultat que la part modale du ferroviaire dans le transport de marchandises a chuté depuis son ouverture à la concurrence en 2006. En 2000 elle représentait 15% du traffic, en 2013 elle est passée sous la barre des 10% selon l’Association française du rail (AFRA), qui a pourtant pour objectif de favoriser l’ouverture à la concurrence et l’arrivée des nouveaux opérateurs sur le marché.

Adapter la SNCF ?

C’est parce que l’ouverture à la concurrence est programmée qu’il faut adapter la SNCF au choc qui l’attend. Cette adaptation à marche forcée a commencé en1997 quand le gestionnaire réseau et l’opérateur de transport ont été séparés en deux entités distinctes, RFF et SNCF, afin de pouvoir in fine vendre des sillons à des opérateurs privés. On sait ce qu’il en a résulté : une désorganisation du service par désintégration de l’unité fonctionnelle des services qui faisait que la gestion du réseau et son usage étaient imbriquées et donc rationnellement organisée.

La réforme ferroviaire de 2014 n’a été qu’un tour de passe passe sémantique, entérinant la séparation qu’elle était censée résoudre. Elle n’aura consisté qu’à renommer RFF, à créer un nouvel EPIC censé coordonner les deux autres et appeler tout cela SNCF et hop le tour était joué. Dans le même temps, le gouvernement en profitait pour glisser la révision du règlement qui encadre le travail des cheminots, le RH077, pour le remplacer par une convention collective à négocier entre syndicats et patronat. Le gouvernement jouait ainsi sur les deux tableaux : donner des gages à l’intérieur en prétendant se battre au niveau européen pour le service public ferroviaire, et en même temps répondre à l’injonction bruxelloise formulée ainsi en 2013 par le commissaire aux transports Siim Kallas : dresser une « muraille de chine » entre gestionnaire d’infrastructure et opérateur de transport.

Etat des lieux des dégâts

L’adaptation de la SNCF au monde idéal de la concurrence aura été aussi visible dans les efforts de la SNCF pour adopter une gestion managériale de son activité. Ainsi ce ne sont pas moins de 25 000 emplois supprimés depuis 2003. C’est aussi le recours constant à la sous traitance et aux contrats précaires qui minent la qualité du service autant que les droits des salariés.

Le résultat ?

Comme on pouvait s’y attendre, le service n’a cessé de se dégrader notamment sur le réseau Intercités. Matériels vétustes, services à bord inexistants, gares non entretenues, retards et suppressions de trains incessants. Tel est le quotidien des usagers du service public ferroviaire. On voudrait les en dégoûter on ne ferait pas autrement !

Encore récemment, les usagers des TER de trois régions ont dû supporter la suppression d’un certain nombre de trains (jusqu’à 30 trains par jour en Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine !) que Guillaume Pépy a justifié le plus sérieusement du monde par un manque de prévision des départs en retraite des personnels ! Il faut rajouter à cela une politique de réduction de l’offre menée depuis plusieurs années. Ce sont essentiellement les dessertes des villes moyennes qui sont supprimées.

Ainsi le gouvernement annonçait en février sa volonté de se désengager de 6 des 8 lignes de trains de nuit et de certaines lignes TET de jour comme Paris Caen Cherbourg avec l’objectif de laisser les Régions s’en charger, pour le plus grand délice des concernés, tel Hervé Morin président de la Région Normandie qui s’est dit prêt à assumer la gouvernance des trains Intercités. Il est à prévoir que ce nouveau pouvoir dans l’escarcelle des élus locaux, qui aiment tant en avoir, soit un cadeau empoisonné, tant les finances des collectivités sont contraintes par le garrot des politiques d’austérité que le gouvernement met obsessionnellement en place depuis son arrivée. On peut aisément prévoir que ces lignes seront transformées en TER, perdant leur dimension structurante de lien des territoires avec l’ensemble du réseau national, voire pire, remplacées par des autocars, spécialité macronière bien connue.

Avec la bénédiction et le concours actif de l’Etat, la SNCF renonce à l’égalité : circuler entre métropoles est aisé, mais villes moyennes et territoires ruraux sont abandonnés. C’est peu à peu la relégation de territoires entiers qui s’installe. Discrimination territoriale mais aussi discrimination économique car le tout TGV est aussi le choix d’un modèle tarifaire dont sont exclues les classes populaires.

La politique tarifaire inepte de l’entreprise contribue aussi à dégrader le service public. Ainsi, une étude de 2012 de l’association Consommation Logement et Cadre de Vie (CLCV) relevait pas moins de 750 tarifs différents ! Le choix de renoncer à la tarification kilométrique, à l’époque même où la SNCF misait sur le tout TGV aura été un élément de plus pour dégoûter les usagers du train devenu prohibitif.

Ce modèle économique mis en œuvre de façon conjointe par l’entreprise publique et l’Etat alimente cette fuite en avant. C’est parce que l’on considère que le ferroviaire n’est pas rentable qu’on en réduit l’offre. Mais chacun sait que lorsqu’on veut tuer son chien, il est toujours plus sûr de l’accuser d’avoir la rage, voire de la lui inoculer. Ainsi, la SNCF s’est fait une spécialité de concurrencer elle même son service, que ce soit par une offre low-cost ferroviaire mais également par le développement de l’offre routière.

On aboutit ainsi à la situation grotesque où la SNCF se fait concurrence à elle même en investissant dans les lignes « Ouibus » qui concurrencent ses propres lignes ferroviaires !

L’ouverture à la concurrence des lignes routières permise par la loi Macron est un coup de plus délibérément porté au système ferroviaire. Le gouvernement se vantait récemment que les bus Macron avaient créé 1300 emplois. Fort bien, mais ce bilan ne résiste pas à la critique : au 25 000 postes supprimés il faut en plus ajouter 1400 suppressions de postes prévues pour 2016…

Pourquoi négocier une convention collective pour les cheminots ?

Dans ce contexte, la lutte des cheminots pour une convention collective qui reprenne les termes du RH077 est essentielle et trouve une résonance parfaite avec la mobilisation contre la loi El Khomri.

En effet, la réforme ferroviaire en était la préfiguration. Le choix de passer par la convention collective plutôt que la loi est représentatif de l’idéologie libérale qui anime ce gouvernement qui s’illustre par sa reprise des postures les plus droitières. Toute sa politique va dans le sens de la baisse du prix du travail : les salariés doivent couter moins cher puisqu’ils sont en concurrence sur le grand marché européen. Il s’agit donc de préparer le dumping social plutôt que d’y résister.

Dans la réforme ferroviaire, cela a donc donné lieu au choix de remplacer le RH077 qui règle les amplitudes horaires de travail, les jours de repos, les récupérations de travail de nuit par un cadre législatif minimal (un "décret socle » rétrograde) voué à être accompagné d’une convention collective, voire d’un accord d’entreprise. Il s’agit donc comme dans la loi El Khomri de faire passer les droits des travailleurs par la « négociation » plutôt que par la loi. Car en effet que se passe-t-il actuellement ? Qui négocie des conditions de travail des salariés d’une entreprise publique ? Pas l’Etat mais l’UTP, fédération patronale du secteur qui regroupe SNCF et opérateurs privés. Sous prétexte de fixer par la convention collective un cadre commun aux salariés de tout le secteur y compris ceux qui travaillent pour les opérateurs privés, le gouvernement préfère livrer les cheminots à la pression patronale.

Pourquoi cette négociation nous concerne-t-elle tous ?

L’enjeu est double : il s’agit d’assurer des conditions de travail vivables pour les agents mais se joue aussi ici la nature même du service public.

En effet, dans le service public c’est d’abord l’égalité de traitement des citoyens, la continuité du service qui est centrale et la contribution à l’aménagement du territoire.

Or on voit bien que dès lors qu’on donne cet objectif au service public, la manière dont les agents peuvent répondre à leurs missions est intrinsèquement liée à leurs conditions de travail des personnels. Les agents sont amenés à travailler le week end, de nuit, à passer la nuit loin de chez eux. Tout ceci déstabilise leur vie de famille, leur santé, leur qualité de vie. Permettre de concilier les exigences de service public avec le moins de dégât possible, c’est respecter leur travail mais aussi garantir la qualité et la sécurité du service.

Il est donc particulièrement scandaleux de voir le gouvernement se prêter à ce jeu détestable qui consiste à s’appuyer sur les différences de conditions de travail entre salariés du privé et salariés du public pour abaisser globalement le niveau de protection de tous les personnels du secteur. En réalité cette négociation préfigure ce qui va se passer si nous ne stoppons pas la logique destructrice des traités européens : le dumping va continuer à abaisser globalement normes et protections sociales, comme cela a été le cas pour le secteur du transport routier.

Il faut donc s’opposer de toutes nos forces à ce chantage. Si le patronat est victorieux, c’est le service public qui perd. Et derrière lui, l’idée de l’entreprise publique comme garante de l’intérêt général, outil d’égalité, d’aménagement du territoire et de planification écologique.

Au pied du mur…

Mise à jour du 5 mai 2016 :

Ma camarade Corinne Morel Darleux, élue au Conseil Régional d’Auvergne Rhones-Alpes m’a fourni la précision suivante, que je m’empresse d’ajouter : pour les lignes TER et TET qui sont protégées par un contrat de service public, les autorités organisatrices pourront procéder à des appels d’offre dès la fin 2017, et celles qui ne le souhaitent pas pourront continuer à attribuer directement le marché à la SNCF jusqu’à fin 2023… sous réserve d’engagements de performance ! La libéralisation de tout le transport de voyageurs est donc vraiment pour demain. On peut donc raisonnablement s’attendre à ce que les régions s’engouffrent dans cette possibilité, pour les TER ou les lignes Intercités que le gouvernement leur aura abandonné. A l’évidence, au vu des déclarations et des actes des uns et des autres, c’est tout à fait plausible. Ainsi le président de la région ALPC, Alain Rousset, s’est dit ouvert à la possiblité d’une expérimentation de l’ouverture à la concurrence, remettant en question dans le même temps le monopole de la SNCF. Il pourra sur ce point s’entendre avec son "opposition" au conseil régional, l’élue LR Virginie Calmels qui sans surprise a fait de l’ouverture à la concurrence des TER un élément de programme. Son homologue de Midi Pyrénées Languedoc Roussillon affirme quant à elle que l’ouverture à la concurrence n’est pas un sujet tabou. On sait ce qui se passe quand les libéraux emploient ce mot : il s’agit de disqualifier les conquetes sociales en les faisant passer pour des archaismes à dépasser. Quant à Laurent Wauquiez, président de la région AURA, c’est avec lui le retour rétrograde à l’obsession du développement de la route : Il vient avant tout vote délibératif, de signer avec le ministre Alain Vidalies la concession de la future autoroute A45 à Vinci, s’engageant à verser 100 millions d’argent public. Corinne Morel Darleux a fait la chronique de cet épisode peu glorieux, qui montre si besoin est que les citoyens et citoyennes de ce pays devraient se mobliser au coté des cheminots pour défendre l’avenir du système ferroviaire

Laurence Pache


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