La révolution scientifique et numérique peut-elle mener à une transformation sociale ?

lundi 13 juin 2016.
 

- A) Science et progrès
- B) Faut-il avoir peur du numérique  ?
- C) La lutte des classes par l’autodétermination de chaque citoyen

A) Science et progrès

par Dina Bacalexi Ingénieure de recherche au CNRS, élue SNTRS-CGT

Révolution scientifique  ? La science, en grec épistèmé (connaissance précise et entière d’une chose), a pour mission de produire la connaissance, bien « cumulatif et non marchand », qui s’accroît avec le partage et ne se perd jamais. La science met la première pierre d’une société opposée au capitalisme, d’une humanité qui s’enrichit sans avoir à vendre ou acheter. Les nombreuses opérations visant à marchandiser la connaissance, même si elles réussissent (c’est malheureusement le cas aujourd’hui), n’arrivent pas à changer sa nature  : elle demeure un bien commun étanchant la soif pour le progrès, les « jours heureux ». Cette image idéale de la science est aujourd’hui ternie. En lui enjoignant de répondre à des prétendues « attentes sociétales » définies dans des sphères bureaucratiques extra-scientifiques, on tente de la canaliser, de l’asservir, de lui enlever son caractère fondamental de bien partagé. Sous prétexte de la « rapprocher » de la société, on lui demande une utilité pratique immédiate, une contribution à la « compétitivité des entreprises », des résultats quantifiés, classés suivant des critères aberrants (rappelons-nous le si critiqué classement de Shanghai des universités).

On demande à la science de renoncer au progrès humain pour devenir un banal instrument mercantile. Et comme les meilleures intentions cachent parfois les pires dérives, afin de répondre aux « demandes sociétales », on oblige les scientifiques à orienter leurs travaux pour servir de béquille à des décideurs en mal de solutions clés en main.

De quoi vous plaignez-vous, scientifiques  ? nous dira-t-on. Voulez-vous rester dans votre bulle loin des réalités  ? Comment comptez-vous donc accomplir votre mission de progrès si ce n’est en immersion dans le réel  ?

La notion de progrès diffère selon les époques. Loin d’être linéaire, comme on l’a longtemps cru, il peut être un recul au passé lointain pour s’émanciper du passé proche  : à la Renaissance, selon certains humanistes, le retour aux « sources limpides » grecques écarterait le risque de « contamination » par la tradition scientifique arabe. Ils faisaient ainsi semblant d’ignorer que la culture grecque a survécu en fertilisant la science arabe, qui a ainsi produit du neuf. Fervents opposants aux « ténèbres » des époques précédentes, pour s’émanciper de l’héritage scolastique, se montrant aussi inflexibles que ceux dont ils dénonçaient l’ignorance, ils se sont violemment opposés à une science « orientale » censée dénaturer la science grecque. Mais les arguments qui fondaient cette approche relevaient de la géopolitique, non de la science (les Arabes assimilés aux Ottomans, dont la conquête de Byzance a mis fin à l’Empire grec et chrétien d’Orient) ou de la simple appréhension face à l’inconnu non maîtrisé.

Cet inconnu non maîtrisé risque encore aujourd’hui de nuire à la science  : confondue avec la technologie dans une vision à court terme, elle est appelée à se taire, à reculer même, au nom de principes dits de précaution, mais qui, si on n’y prend pas garde, peuvent mener à des thèses obscurantistes. Saccager les recherches de l’Institut national de la recherche agronomique parce qu’on s’oppose aux OGM ne nuit pas à Monsanto, mais à la recherche publique dont l’indépendance est au service de la société tout entière, à condition de respecter les choix opérés collégialement par la communauté scientifique.

Une révolution est faite par des révolutionnaires  : les scientifiques, des hommes et des femmes exerçant des métiers de passion. Or aujourd’hui, ils sont malmenés, entravés dans leur quête de savoir, pressés par des impératifs bureaucratiques absurdes, transformés en mendiants pour que leurs travaux puissent voir le jour, irriguer la société et émanciper le citoyen. Rien ne peut se faire sans eux. Si nous voulons répondre à la question de la transformation sociale et humaine grâce à la science, si nous tenons au partage et au développement de l’esprit critique, aux découvertes, aux nouvelles aventures de la connaissance, commençons par redonner aux scientifiques leur dignité.

B) Faut-il avoir peur du numérique  ?

par Jean Lojkine Sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS et Jean-Luc Maletras Syndicaliste, ancien responsable CGT du groupe Thales

La peur des robots tend aujourd’hui à faire des technologies numériques les causes implacables du chômage actuel et futur. Pire même, l’informatisation de nos sociétés capitalistes avancées semble devenue un mouvement « naturel » aussi inéluctable et aussi dangereux que les tsunamis ou le réchauffement climatique. Des « experts » vont même jusqu’à prédire que 47 % des emplois devraient disparaître  ; l’informatique susciterait en outre une division accrue entre le travail « surqualifié » d’une minorité de cadres supérieurs et le travail déqualifié de la masse des exécutants. La croyance, qui est à la base de ce fatalisme technologique, est fondée sur le postulat suivant  : ce serait la société capitaliste elle-même qui produirait un bouleversement technologique et social implacable  ; les hiérarchies verticales et pyramidales de la « société industrielle » feraient place à des organisations flexibles en réseaux, où les travailleurs flexibles, mobiles, adaptables seraient totalement dominés par l’idéologie de la servitude volontaire. « L’autonomie » dans l’organisation de son travail promise par le nouveau management « participatif » serait une autonomie contrainte, acceptée, sans aucune véritable résistance contre l’idéologie néolibérale.

La meilleure façon de juger cette idéologie mortifère, c’est de la confronter aux luttes des salariés et des syndicats face à ce type d’informatisation. Les débats qui ont entouré l’informatisation du contrôle aérien dans les années 1980-1990 restent sur ce plan le meilleur exemple de ce que peut faire l’intervention syndicale. Le bilan des luttes et des débats qui ont marqué cette période est très significatif  : les concepteurs américains ont privilégié l’hypothèse de l’automatisation intégrale d’un contrôle encore en large partie manuel, afin d’éviter toute résistance des contrôleurs humains. Face à la grève générale des contrôleurs aériens, le président Reagan licencia plus de 10 000 d’entre eux (sur 13 000) et privilégia un dispositif très coûteux et très peu efficace (pannes, accidents). Ce fut un échec total, mais pourtant aucune leçon n’en a été tirée. Les Américains ont pensé les choses de façon complètement déterministe. C’est que l’enjeu n’était pas seulement technique, mais surtout économique et politique  : utiliser l’informatisation pour augmenter la « productivité » du contrôle aérien, en diminuant massivement les dépenses en coûts humains. Confrontés au même problème de croissance énorme du trafic aérien, les centres français de contrôle aérien, après bien des débats sur les deux voies possibles de l’informatisation, privilégièrent la création d’une station de travail ergonomique destinée non à remplacer les opérateurs, mais à les intégrer dans un système interactif reliant l’intelligence humaine et l’intelligence des robots.

L’objectif suprême pour les partisans de l’automatisation intégrale du contrôle aérien, c’est le profit, la rentabilité financière, et donc la réduction maximale des « coûts » humains, critère stratégique de l’augmentation de la « productivité » du travail  : diminuer le travail vivant, augmenter le travail mort (des machines informationnelles). L’objectif suprême pour les partisans de l’informatisation interactive, c’est la sécurité totale des passagers et des pilotes, quel qu’en soit le « coût ». Or le logiciel français Phidias fonctionne beaucoup plus efficacement que les logiciels américains, y compris aujourd’hui. Ce qui n’est pas une mince victoire pour la coalition des syndicalistes (notamment CGT), des techniciens et des ingénieurs du contrôle aérien français. Mais la partie n’est pas gagnée  : l’européanisation du contrôle aérien a relancé les débats sur les deux voies de l’informatisation.

Les références à une « révolution numérique » passent généralement sous silence cet antagonisme entre deux conceptions, deux voies possibles de l’informatisation. La définition que l’on donne du numérique est généralement purement technique  : c’est la mise en réseau de tout objet et de toute personne, à n’importe quel moment, à n’importe quel endroit. Les conséquences sur l’emploi seraient, selon les auteurs, des suppressions « massives » d’effectifs, sans que l’on sache si ces suppressions sont « inéluctables » ou au contraire objets de débats contradictoires.

Ces pseudo-constats prévisionnels, « neutres », oublient de relier ces « prévisions » statistiques à deux visions antagonistes de l’informatisation  : l’informatisation-automatisation consiste à continuer comme pendant la révolution industrielle à faire de l’informatique un simple moyen de remplacer le travail vivant par du travail mort  ; l’intervention humaine est supposée être remplacée par l’intervention de la machine assimilée à une machine-outil dans le système industriel.

« Automatiser », c’est éliminer au maximum la présence humaine au profit des robots-machines. Informatiser, au contraire, c’est créer un dialogue interactif hommes et systèmes informatiques, sans faire des opérateurs humains des sujets passifs. Le partage de l’information implique en effet une interaction homme-homme et un médiateur actif, le système informatique, piloté par des opérateurs humains, évolutif et riche de son ambivalence. L’automatisation « intégrale » de la conduite automobile ou du contrôle des avions relève d’un rêve ou d’une idéologie rétrogrades visant finalement à remettre en cause la responsabilité des hommes. Autonomiser les machines, c’est transformer des opérateurs humains en objets dominés par des robots. La révolution informationnelle ouvre au contraire de nouveaux possibles pour une civilisation postcapitaliste dont l’un des fondements essentiels est la diminution du temps de travail et l’augmentation du temps disponible pour chacun, comme le permettent justement les nouvelles technologies de l’information.

C) La lutte des classes par l’autodétermination de chaque citoyen

par Maurice Richaud Coauteur de Pour sortir du capitalisme, L’Harmattan

La crise de la société capitaliste se manifeste par l’enrichissement d’une minorité au détriment de la majorité. Les tourments sont pour les ouvriers, les salariés, jusqu’aux agriculteurs, aux artisans et même, récemment, les professions libérales. Les dominés sont soumis au matraquage idéologique des partisans de la pensée unique  : gouvernements, médias, etc. Les causes de la crise sont dans les décisions prises par quelques individus. Ce que des humains ont fait, d’autres, plus généreux, peuvent le défaire. Voyons quel impact la révolution scientifique, technologique et informationnelle peut avoir. La société ne change pas, mais les évolutions masquent la pérennité du système derrière des formes variables et renouvelées. Le système capitaliste a adapté les moyens de production pour augmenter le taux de profit grâce aux progrès scientifiques et techniques, qui nécessitent un capital accru. Il crée de gigantesques monopoles dont la puissance s’impose aux États. L’étroitesse des frontières nationales nécessite une adaptation spatiale qui se traduit par la création de l’Union européenne, de l’accord de libre-échange nord-américain (Alena), de l‘Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean), etc.

La société reste divisée entre une classe dominante minoritaire qui possède le capital et une classe majoritaire dominée qui ne le possède pas, et se voit contrainte, pour survivre, de mettre à disposition du capital sa force de travail pour créer des richesses. C’est cette valeur que le capital s’approprie en contrepartie d’un salaire qui ne paie que la mise en mouvement de la force de travail.

Le capital cherche à se valoriser au mieux, à maximiser son taux de profit. Pour pouvoir augmenter ce taux, il faut se porter sur les secteurs (géographiques ou industriels) où les conditions sont les plus favorables, en abandonnant les autres. C’est ainsi que des secteurs rentables sont privés de capitaux et abandonnés, et que des salariés sont mis massivement au chômage, et c’est ainsi que les capitalistes justifient aides, cadeaux et subventions publiques, pour ramener le taux de profit au maximum.

Il y a donc un double mouvement, de valorisation lorsque le capital se porte sur les secteurs à fort taux, et de destruction lorsque le désinvestissement et l’obsolescence frappent les moyens de production. Ce gâchis n’est pas dû uniquement à des causes extérieures, mais est inhérent au mouvement dialectique du capital. La pensée révolutionnaire comme la pensée réformiste trouvent leurs sources dans ce mouvement dialectique du capital qui influence objectivement les comportements des membres de la société.

Pour le courant révolutionnaire, le citoyen, à partir de son vécu, prend conscience de son aliénation et de sa soumission et inscrira sa pensée spontanée dans le courant révolutionnaire. Refusant la domination inhérente à la société capitaliste, il agira pour la changer. Dans ce cadre, la classe ouvrière est naturellement et historiquement placée pour réaliser la révolution, car c’est la seule qui n’a rien à perdre, hormis son aliénation et sa soumission. De surcroît, en se libérant, elle libérera les autres couches sociales. Lorsque le capital se valorise, le courant social-démocrate épouse les théories de la classe dominante, car le système (pense-t-il) répond aux besoins de la classe ouvrière. Lorsque le capital se détruit (gâchis), le réformisme se rapproche du courant révolutionnaire, le temps d’infléchir le comportement du capital. Lors des crises profondes du capital, il apparaît un national-chauvinisme. Son rôle historique est de détourner les victimes des véritables causes de leurs difficultés. Il développe la haine de l’autre, le repli sur soi, il sert de soupape de sécurité. Pour faciliter la tâche du capital en cas de soulèvement populaire, il peut alors devenir le bras violent pour réprimer la colère du peuple. Le FN n’est pas une exception, il s’inscrit dans un processus ordinaire du capitalisme en crise (décembristes, Faisceaux italiens, nazis…)

Aujourd’hui, les partis réformistes ne font même plus le mouvement de balancier  : pendant les crises, ils mettent en œuvre la politique exigée par le capital. Ce mouvement ne leur est plus utile pour camoufler leur allégeance au capital, car le parti révolutionnaire issu de la classe ouvrière n’existe plus en tant que tel. En conséquence, les comportements précédents, ayant leur cause dans le mouvement dialectique du capital, exigent un développement de la lutte des classes par une pratique d’autodétermination de chaque citoyen. Il ne s’agit pas de sortir de la crise du capitalisme, mais bien de sortir du capitalisme en crise. Réduire la lutte citoyenne à un combat contre l’austérité équivaut à abandonner la lutte des classes. Cette conception des communistes utopiques du début du XIXe siècle (Saint-Simon, Fourier, Owen) est derrière la revendication d’une meilleure répartition des richesses.

Parachevons la révolution scientifique par la révolution sociale et économique, par une pratique de démocratie citoyenne faisant du peuple l’acteur unique de cette œuvre historique. Je propose donc aux constructeurs d’une nouvelle société d’œuvrer à faire vivre le communisme de lutte des classes.

Nouvelles technologies et réseau internet La révolution numérique peut traduire le bouleversement en profondeur des sociétés provoqué par l’essor des technologies numériques, l’informatique et Internet. Cette mutation se traduit par une mise en réseau planétaire des individus, de nouvelles formes de communication et une décentralisation dans la circulation des informations et des idées.

Dossier réalisé par L’Humanité


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message