Révolution numérique sans révolution de la société ?

jeudi 28 avril 2016.
 

Table ronde entre Pierre Cours-Salies, sociologue, membre d’Ensemble, Julien Cantoni, cofondateur de Spuntera, agence de design en économie collaborative et connectée et Marie José Kotlicki, secrétaire générale de l’Ugict-CGT (1)

Entretiens croisés réalisés par Jérôme Skalski, L’Humanité

Les faits : Les révolutions industrielles ont entraîné de profondes transformations sociales et politiques. Celle en cours, numérique, est-elle porteuse de potentialités émancipatrices telles qu’elles puissent faire sortir de ses gonds le capital conçu comme processus d’accumulation privé de la richesse et des moyens de production  ?

Le contexte La capacité de retourner les facteurs du progrès technique en moyens d’aliénation et d’exploitation du capital permettent d’en douter, sans intervention politique et sociale radicale.

Qu’est-ce qui distingue la révolution technologique actuelle relativement aux révolutions industrielles antérieures en ce qui concerne le travail  ?

Pierre Cours-Salies Nous vivons les effets de la révolution du travail qui s’est déroulée depuis les années 1960 sans révolution de la société. Elle était possible, elle ne s’est pas produite. L’automatisme dans les productions a connu un essor énorme après la guerre de 1939-1945, la généralisation de processus de contrôle de la production avec des moyens de connexion électronique et informatisés. Le temps humain soumis à des tâches de production a vu son efficacité multipliée dans les raffineries, les centrales électriques, l’ensemble des productions chimiques, puis la régulation dans les transports, les imprimeries, l’automobile et l’ensemble des industries mécaniques. Depuis 1950, la productivité horaire de l’industrie a progressé d’environ 300 % tandis que ses effectifs ont diminué de 40 %. Ceux et celles qui y travaillent sont le plus souvent chargés de la maintenance et de l’entretien. Puis les tâches administratives ont été changées, avec les micro-processeurs, une miniaturisation accompagnée d’une énorme puissance de traitement.

Produire avec moins de temps et de main-d’œuvre s’accompagnait d’une contradiction. En 1964, de l’avis du directeur du Plan (une institution respectée dans la République gaulliste), il fallait prévoir la semaine de trente heures autour de 1985. Et Pierre Naville avait montré dans Vers l’automatisme social  ? (1) l’actualité de la semaine de trente-cinq heures. Au lieu de trois ou quatre équipes successives pour assurer des productions en flux ou en série, pourquoi ne pas compter huit équipes ou dix  ; des semaines d’environ quinze heures ou des semaines de trente heures une moitié de l’année. Avec la formation scientifique et professionnelle, des équipes assurant des tâches à plusieurs, cela est possible.

Julien Cantoni Alors que la montée en puissance de l’économie collaborative ne fait que se confirmer et qu’elle chamboule les modèles d’affaires, les modalités techniques et sociales du travail, force est de constater que les crises économiques, financières, écologiques et sociales se renforcent. Sans prétendre que cette révolution, à la fois technologique et culturelle, en soit la cause majeure, il semble que les conditions d’un dialogue large soient réunies pour interroger en quoi elle offre des possibilités d’émancipation ou au contraire d’aliénation.

Au-delà de considérations techniques, cette révolution questionne, comme le souligne Michel Bauwens (2), le mode de production orienté vers la croissance infinie que le progrès technique des XIXe et XXe siècles a mis en récit. Nous quittons l’idéologie d’un monde où l’on croyait la connaissance rare et les ressources matérielles et environnementales inépuisables. Aujourd’hui, la mise en commun de l’information produit de la connaissance partagée pouvant être utilisée localement avec les justes ressources pour satisfaire le juste besoin. Toujours selon Bauwens, le numérique vient transformer notre rapport à l’activité. Grâce au numérique, il est plus simple de se mobiliser par rapport à ses propres motivations, à partir de ses propres aptitudes dans notre vie de tous les jours, phénomène que les entreprises ne peuvent plus évacuer, surtout avec les nouvelles générations de travailleurs.

Marie-José Kotlicki La révolution numérique se caractérise d’abord par sa rapidité et par son caractère systémique. Elle touche en même temps les moyens d’information et de communication, de production, et le travail lui-même  ; elle a un impact social et sociétal. Alors que nous n’en voyons que les prémices, il est difficile d’en anticiper aujourd’hui tous les impacts. Mais ce qui est sûr c’est que son issue dépendra du rapport de force entre le capital et le travail. C’est la raison pour laquelle l’Ugict-CGT en a fait depuis deux ans une priorité de réflexion et d’action syndicale. Conduite au service du capital, la révolution numérique peut se traduire, à très court terme, par une économie du low cost avec la suppression de millions d’emplois, notamment intermédiaires et une nouvelle phase de financiarisation et de captation de la valeur. Mais le numérique, parce qu’il permet l’horizontalité, le partage d’information, la collaboration et la désintermédiation peut aussi permettre d’ouvrir un nouveau cycle de progrès social, environnemental et économique.

La question de la propriété sociale des instruments et moyens de production ne pose-t-elle pas avec une nouvelle acuité  ?

Julien Cantoni Alors que le clivage idéologique du XXe siècle qui a structuré l’économie consistait à opposer appropriation privée ou collectivisation des moyens de production, il semblerait que le numérique ouvre la voie d’une personnalisation et d’une « commonisation » de moyens de production décentralisés et partagés. La miniaturisation des moyens de production et de distribution connectés constelle la plupart de ce qui, au XXe siècle, était concentré en permettant de faire rencontrer l’offre et la demande en temps réel, resynchronisant ainsi lieux de production, de distribution et de consommation. Toutefois, c’est une nouvelle forme de domination connectée qui est à l’œuvre. Les plateformes mondiales dites « collaboratives » ont su se saisir de ces nouvelles opportunités à leur profit quasi exclusif tout en mettant en dynamique des communautés décentralisées. La plateformisation de l’économie nous interroge sur les contre-pouvoirs à mettre en place et sur les règles de répartition de la valeur produite par des communautés aujourd’hui exploitées.

Marie-José Kotlicki Le numérique bouleverse d’abord ce que l’on faisait passer pour des lois d’airain du capitalisme. Les capitalisations boursières des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) complètement déconnectées de la valeur de leurs actifs ouvrent une nouvelle définition de la valeur, fondée non plus sur l’investissement et les capacités productives, mais sur l’économie des données et sur le nombre d’utilisateurs du service. Uber ne possède aucun véhicule, n’a quasiment aucun salarié, investit peu et génère peu d’innovation, mais capte la valeur générée par d’autres, à l’image de ce que font Google ou Facebook. Le capitalisme de plateforme repose sur l’écart entre un nombre infime de salariés, et une masse d’utilisateurs, qui, en générant des données et des usages, produisent eux-mêmes la valeur, qui est ensuite accaparée par la plateforme. Les Gafa échappent à la fiscalité des États, par leurs pratiques de fraude fiscale comme par la sous-évaluation de leur valeur, et contournent le salariat et les systèmes de protection sociale construits par les luttes des siècles précédents. Désigné communément comme « ubérisation », le capitalisme de plateforme est donc une mutation du capitalisme, permettant d’engager une nouvelle phase de financiarisation et de concentration des richesses. Sauf que l’horizontalité (des modes de communication, d’organisation comme de production), la valeur d’usage qui prime sur l’idéologie du propriétaire, les possibilités de désintermédiation et de contournement (des banques, de la grande distribution, des médias…) offerts par le numérique permettent de renforcer les contradictions du capitalisme.

Pierre Cours-Salies La richesse produite grâce à l’automatisme généralisé permettrait des gratuités, un mieux-vivre, des salaires sûrs, profiter du temps libre, travailler, débattre autrement. Une telle transformation de la société remet effectivement en partie en cause l’accumulation de la plus-value  ; elle permettrait à l’ensemble des travailleurs de ne pas vivre sous l’empire des craintes dues à la précarité et la domination sociale. Ce sont les raisons qui expliquent l’abandon des solutions de welfare (bien-être social) au sein des démocraties occidentales. Pour les néolibéraux, avec moins de droits sociaux et moins de participation à la vie politique du plus grand nombre, les « démocraties seront plus gouvernables », a écrit en 1972 Samuel Huntington, l’inspirateur de la Trilatérale. En ce sens, chômage, discriminations, divisions élitistes et ethnicisées sont un choix politique, auquel les partis de gauche se sont soumis.

À quelles conditions peut-elle déployer ses potentialités d’émancipation dans un régime de concurrence capitaliste  ?

Julien Cantoni Face aux dégâts occasionnés par ce nouveau mécanisme de domination, qui met à mal aussi les plus grandes entreprises et l’État, émerge une volonté de bâtir une coopération connectée dans le cadre d’un coopérativisme ouvert de plateforme, revendiquant l’utilisation du plein potentiel hyperproductif du numérique mais en le subordonnant à un partage équitable et distribué de la valeur sur les territoires. Des acteurs comme Arduino, numéro un mondial du très prometteur marché des microcontrôleurs, ou Open Food Network, au service de l’autonomie alimentaire locale, en témoignent.

Il n’en demeure pas moins que, si cette coopération connectée advenait, elle devrait toutefois par son caractère hyperproductif conduire à une potentielle destruction structurelle et massive de l’emploi qui appellera à de nouveaux mécanismes de protection sociale et de répartition du temps de travail. En effet, parallèlement à l’économie, fut-elle animée par une coopération connectée, il conviendra sans doute de stimuler au plus près des territoires de nouvelles formes de productions citoyennes créant de l’autonomie et du bien commun en dehors du salariat, de l’entrepreneuriat et du fonctionnariat, comme le proposent le service civil universel connecté ou le revenu contributif de Bernard Stiegler.

Pierre Cours-Salies Une révolution dans le travail peut et pouvait se faire avec une socialisation nouvelle du travail  : la garantie pour toutes et tous d’avoir un salaire garanti à vie. Une rupture avec le système capitaliste  : plus personne n’aurait le droit de mettre un salarié au chômage, d’où la possibilité de mobilité positive entre divers emplois, et la garantie de pouvoir se former à volonté au long de l’existence. Cette sécurité serait la flexibilité choisie par les salariés. Faut-il aussi la socialisation des entreprises transformées en biens communs et donc l’expropriation générale des capitalistes  ? Un capitalisme remodelé serait-il possible  ? Il se poserait alors la question de l’exigence de la réorganisation socialisée des productions et de l’autogestion généralisée. On fait vibrer la corde des mythes au sujet de la disparition du travail. Mais c’est un pas vers l’abolition du salariat qui est devant nous  : pour tirer parti de la transformation du travail.

Marie-José Kotlicki L’urgence est à la construction de nouveaux modes de répartition des richesses, en termes de fiscalité comme de réduction du temps de travail, pour que le progrès technologique soit au service du progrès humain. La révolution numérique impose également une nouvelle approche de l’appropriation collective des moyens de production en effet. Il s’agit ici de faire des données informationnelles des « communs » issus d’une production collective, d’en garantir la neutralité, la gratuité d’accès, de protéger la vie privée et de taxer les utilisations à des fins commerciales pour financer les services publics, les infrastructures et la protection sociale. L’économie du partage est l’occasion de répondre au défi environnemental et à la raréfaction des ressources en réinterrogeant le sens et le contenu de la croissance avec une définition des richesses non plus centrée sur leur valeur matérielle mais sur leur valeur d’usage. Enfin, l’économie des données et les nouveaux modes de créations de valeur interrogent la notion même de travail. Mes données, mes usages du Net génèrent de la valeur, faut-il pour autant définir cela comme du travail  ? À très court terme, face à l’offensive de casse du salariat et de ses protections portée par le patronat, il y a urgence à construire un nouveau statut du travail salarié, permettant de garantir des droits et une protection sociale à l’ensemble des travailleurs, au lieu de la subordination économique à laquelle ils sont tous assujettis.

Vers l’automatisme social  ?, de Pierre Naville. Éditions Syllepse.

Sauver le monde, Vers une société post-capitaliste avec le peer-to-peer, de Michel Bauwens et Jean Lievens. Éditions Les Liens qui libèrent.


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