Nuit debout : «  Entre la tradition des bourses du travail et la pratique des Indignés  »

jeudi 21 avril 2016.
 

Les mobilisations populaires quotidiennes, place de la République à Paris et dans un nombre croissant de localités, illustrent une pratique démocratique nouvelle en France. Entretien avec l’historienne réputée Sophie Wahnich.

Aux Nuits debout, des citoyens se réapproprient l’espace public pour contester la loi travail. La revendication s’est vite élargie. Êtes-vous surprise par cette situation ?

Sophie Wahnich C’est certes une bonne surprise. Un soir, les gens se sont dit : on ne rentre pas chez nous, on reste et on élabore ensemble une autre perspective, au-delà de cette loi. C’est une démarche forte, car la place de la République à Paris n’est pas complètement adaptée, il y pleut et il y fait froid, sans parler des interventions policières. La tradition française aurait plutôt voulu que les participants s’approprient des lieux comme la bourse du travail, lieu traditionnel d’échanges, mais nous assistons à quelque chose de mixte, que l’on pourrait situer entre notre tradition et la pratique des Indignés espagnols, c’est donc quelque chose de fort et de fragile à la fois.

Pour autant, les débats qui s’y déroulent, à Paris comme dans d’autres villes, ne sont pas désorganisés…

Sophie Wahnich Non, et c’est assez remarquable, car la mise sur pied à la fois d’AG et de commissions fait penser au modèle grec ancien des institutions athéniennes. Les AG sont lieux de parole, d’échange, et les commissions créées au fur et à mesure préparent les débats, ce qui permet de ne plus confondre les questions procédurales et politiques. C’est donc une structuration très forte, avec un public suffisamment varié pour que ce soit de vrais lieux d’élaboration d’idées. Et dans le même temps, cela se déroule dans une extrême précarité, avec des gens debout, qui débattent de questions essentielles. C’est assez fascinant en termes d’utilisation de l’espace public.

Faites-vous un lien avec les récents mouvements comme les Indignés en Espagne, Occupy Wall Street aux États-Unis ou encore les mouvements des places Tahrir au Caire ou Syntagma à Athènes  ?

Sophie Wahnich Les Indignés comme Occupy ont butté sur la difficulté d’élaborer et de produire autre chose qu’une simple situation de manifestation. C’est la grosse différence avec ce qui se passe ici. Quant aux printemps arabes, certes, du point de vue de l’imaginaire, ils sont symbolisés par des places, sous une météo bien différente, mais il est difficile de faire des comparaisons. Certes, il y avait des débats multiples et passionnés entre les participants, mais la première de leurs préoccupations était de se débarrasser des gouvernants en place. Ici, les débats sont ancrés dans une tradition démocratique plus installée.

Dans tous les cas, ces démonstrations vont à l’encontre d’une prétendue dépolitisation de la société et de la perte d’audience du discours politique…

Sophie Wahnich Il faut raison garder. Dans les partis de gauche, on ne croit pas assez en la capacité de cette intelligence collective pour se mobiliser. Certains dirigeants ne savent plus ce que c’est que le travail d’élaboration collective. Quant au mouvement qui est parti voilà deux semaines, il peut produire des effets positifs, mais il faut savoir que ces mobilisations ne concernent aujourd’hui qu’une fraction de la population, et que le reste de la société peut demeurer spectateur, voire indifférent. Mais une minorité agissante invente de nouvelles formes sur l’espace public, même si, au temps de la Révolution française, par exemple, c’est dans des lieux fermés comme des églises ou des couvents que les débats se déroulaient.

Entretien réalisé par Gérald Rossi, L’Humanité


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