Loi El-Khomri « Une défiance viscérale à l’égard des salariés »

mardi 5 avril 2016.
 

« Le patronat veut des salariés soumis et obéissants, acteurs infatigables de la mise en œuvre de dispositifs souvent contraires à leur propre expérience », insiste Danièle Linhart, sociologue réputée.

Spécialiste de l’évolution du travail, la sociologue réagit aux motivations très favorables au patronat qui conduisent le gouvernement à réformer le Code du travail. La directrice de recherche émérite au CNRS sera l’invitée des Agoras de l’Humanité jeudi 24 mars prochain.

Le gouvernement entend réformer le Code du travail. Qu’en pensez-vous  ?

Danièle Linhart La croissance ne repart pas, le chômage reste à un taux bien trop élevé, les jeunes sont confrontés à une forte précarité de l’emploi, le bilan n’est guère réjouissant. Que faire  ? Rassurer les patrons, les restituer dans leurs bons droits  ? Les mettre à l’abri des prétentions infondées de leurs salariés, les libérer du carcan législatif qui entrave leurs initiatives, du Code du travail qui fait peser sur eux des contraintes trop lourdes en matière de licenciements, les libérer aussi du contrôle démesuré des inspecteurs, des médecins du travail, des CHSCT  ?

L’orientation choisie par le gouvernement à l’origine du projet de loi dit El Khomri se fonde sur l’allégation d’un péché initial, celui de salariés français qui seraient plus frileux et moins courageux que leurs homologues étrangers et qui exigeraient des garanties, des protections nuisibles à la compétitivité des entreprises. En fait, frileux et peu courageux au travail, mais très audacieux et téméraires dès qu’il s’agit de revendiquer, faire grève et se mobiliser pour arracher des acquis et refuser les évolutions nécessaires pour aligner les entreprises françaises sur leurs concurrentes tellement plus libérales.

Bref, le projet de loi repose sur l’idée que les salariés français seraient inadaptés aux défis de la période parce que, égoïstement, ils estiment que, même en temps de guerre économique, il leur faut des droits et des protections. Ces sous-entendus sont dans le prolongement direct d’une revendication permanente du patronat français à disposer de salariés malléables. Les salariés sont, grâce à la spécificité du contrat salarial, dans un état de subordination juridique. Cela ne suffit pas au patronat. Il faut, pour le plus grand bien de tous, que les salariés acceptent aussi un affaiblissement de leurs droits et la montée des incertitudes quant à leur sort.

Depuis plusieurs décennies, les cercles de pouvoir liés au patronat favorisent des pratiques managériales de « bonne gouvernance » au sein de l’entreprise, invoquant la compétitivité pour justifier leurs mesures de déréglementation. Quel constat faites-vous  ?

Danièle Linhart Dans les années 1990, les directions des grandes entreprises avaient édité des chartes éthiques, des codes déontologiques, pour imposer leur vision du salarié vertueux, celui qui a sa place dans l’entreprise, parce que, disponible, mobile et flexible, il s’engage à fond dans son travail et qu’il accepte de se remettre en question, de prendre des risques. D’ailleurs, on proposait même des sauts à l’élastique ou en parachute… Auparavant, dans les années 1980, ces directions avaient pris soin d’instaurer une individualisation systématique de la gestion des salariés comme de leur travail, et leur mise en concurrence, pour déstabiliser les collectifs potentiellement contestataires. Il faut donc des salariés responsables, courageux, dévoués, qui acceptent les nouvelles règles du jeu d’une économie plus fluide, qui acceptent de « sortir de leur zone de confort », pour prendre une expression managériale à la mode. Chacun en pensera ce qu’il voudra… Mais comment ne pas s’étonner alors des conditions de travail de ces salariés supposés responsables, et supposés œuvrer à la compétitivité nécessaire pour la croissance et la création d’emplois  ? Les enquêtes sociologiques nous apprennent en effet que les salariés sont, dans la réalité quotidienne de leur travail, muselés, entravés, empêchés par les innombrables procédures, méthodologies, protocoles, processus, « bonnes pratiques », définis par des cabinets d’« experts » établis à distance du terrain et qui nient, disqualifient, neutralisent leurs compétences, leur expérience. Qu’ils sont contrôlés par de multiples « reportings », qu’on intensifie leur travail, augmente sans cesse leurs objectifs et qu’on les soumet à des évaluations incessantes menées à partir d’indicateurs abstraits et souvent arbitraires.

Dans vos travaux, vous avez parlé d’une « surhumanisation managériale »  ?

Danièle Linhart Si le patronat veut des salariés courageux, infatigables, qui acceptent de prendre des risques avec le minimum de garanties en ce qui concerne leurs emplois, il s’avère que, dans l’exercice de leur travail, il les veut surtout soumis et obéissants, acteurs infatigables de la mise en œuvre de procédures et dispositifs souvent contraires à leur propre expérience, leurs compétences et leur sens des responsabilités professionnelles et citoyennes. Certes, le patronat masque tout cela par un processus de surhumanisation. Il prétend aider les salariés psychologiquement (avec des numéros verts de psy, des séances de méditation), les aider aussi dans leur vie privée et domestique (via des conciergeries). Les directions des ressources humaines s’autoproclament bienveillantes ou du bonheur  : elles sont là pour veiller sur les salariés qui ont donc bien toutes les raisons de s’en remettre à leur direction, qui les protégera mieux que la loi et le Code du travail. Mais ne nous y trompons pas. C’est une vraie peur des salariés, une défiance viscérale à leur égard qui sont à la base des pratiques managériales et qui les conduisent à étouffer la professionnalité des salariés et leur capacité d’initiative, à les vouloir dépendants et sans protections. Ce faisant, elles laissent peu de place aux innovations permettant réellement la compétitivité et nous entraînent toujours plus dans le chômage, la précarité et la perte de sens au travail.

Entretien réalisé par Pierre Chaillan, L’Humanité


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