Comment lutter contre l’échec scolaire des enfants de milieu populaire ?

samedi 2 avril 2016.
 

Table ronde avec :

- Jean-Pierre Terrail, sociologue, auteur de Pour une école de l’exigence intellectuelle.

- Marcel Gauchet directeur d’études à l’EHESS.

- Frédérique Rolet enseignante, cosecrétaire générale du Snes-FSU.

- Bertrand Geay professeur de sciences politiques.

Les faits Face à l’échec scolaire massif des jeunes issus des milieux populaires, le sociologue Jean-Pierre Terrail oppose l’urgence d’une éducation de haut niveau pour tous et une école de l’exigence intellectuelle.

Le contexte Les éditions La Dispute, le Groupe de recherche sur la démocratisation scolaire (GRDS) et la Fondation Gabriel-Péri ont invité le 16 février trois personnalités du monde de l’éducation à échanger avec lui.

À l’issue de trois décennies de recherche sur le système scolaire, Jean-Pierre Terrail propose une transformation radicale de l’école. À l’école unique il veut substituer une école commune débarrassée de toute concurrence, entre élèves notamment. Il défend un nouveau paradigme pédagogique, « l’exigence intellectuelle », qu’il oppose au « paradigme déficitariste », responsable de l’échec scolaire massif des enfants des classes populaires.

JEAN-PIERRE TERRAIL Dans les années 1980, j’ai travaillé sur la scolarisation des enfants du monde ouvrier, particulièrement sur la réussite scolaire. Un sujet à l’époque exceptionnellement abordé. Dans les années 1990, je me suis intéressé à la réussite des filles en m’opposant aux thèses qui réduisaient cette réussite à la mise en œuvre de qualités proprement féminines. Ces travaux m’ont permis de mesurer à quel point la question de l’école est centrale dans toute la vie sociale. Dans le même temps, l’institution scolaire restait pour moi une « boîte noire ». Ce qui touchait à la transmission me restait étranger. J’ai commencé progressivement à l’ouvrir en examinant la conduite des apprentissages élémentaires. Ces travaux ont fourni la matière de mon livre De l’inégalité scolaire et m’ont conduit à un tournant décisif dans ma manière de me confronter à la question scolaire. À partir de ce moment, j’ai compris que l’échec scolaire n’était pas inéluctable et les formes d’apprentissage primordiales pour y remédier. J’ai également constaté l’adhésion d’une majorité d’enseignants au présupposé selon lequel les enfants des classes populaires disposent de ressources intellectuelles insuffisantes pour réussir leurs études. En poussant plus loin mes recherches, je me suis aperçu que cette propension des enseignants à succomber au présupposé du handicap social et culturel s’inscrivait dans la logique globale de l’école unique. Cette logique reposant sur une règle  : « donner moins à ceux qui ont le moins » et par la mise en concurrence des élèves. Dès lors, l’école unique m’est apparue comme un obstacle à une véritable démocratisation scolaire. J’ai alors avancé l’idée de la substitution nécessaire à l’école unique, d’une école commune qui exclurait la concurrence entre les élèves. J’ai imaginé ce que pourrait être cette école, dotée d’un parcours unique, sans filière, sans redoublement. Je me suis plongé encore plus profondément dans la fameuse « boîte noire » des pratiques d’enseignement. J’ai étudié le processus de la rénovation pédagogique des années 1960-1980. Et j’ai réalisé que ce que j’avais perçu comme une propension des enseignants à minorer leurs ambitions pédagogiques face à un public populaire, ce présupposé « déficitariste », était au cœur de la rénovation pédagogique de ces années. Il présidait même à son point de départ. Certes, la rénovation des pratiques scolaires s’imposait face aux transformations historiques de la société, des représentations de l’enfance, des pratiques éducatives sous l’impulsion notamment des nouvelles classes moyennes en ascension, les salariés instruits, des femmes diplômées, mais elle a été bâtie sous l’égide du présupposé « déficitariste ». On en voit les résultats. Aussi, à la philosophie de la rénovation pédagogique des années 1970, assise sur l’idée de ne pas trop en demander aux enfants des milieux populaires, j’en suis arrivé à opposer une nouvelle pédagogie s’appuyant sur le nouveau paradigme « l’exigence intellectuelle ».

Marcel Gauchet s’intéresse aux problématiques de transmission des savoirs. Il partage avec Jean-Pierre Terrail le sentiment d’urgence d’une école exigeante. Il considère que le système scolaire est dans l’erreur depuis quarante ans.

MARCEL GAUCHET Les changements qui sont devant notre société « appellent une élévation massive et générale de nos ressources intellectuelles », écrit Jean-Pierre Terrail. J’en suis convaincu. L’école de l’exigence intellectuelle est un impératif qui s’impose à nous. Il y a urgence d’assurer à tous une entrée normale, pas réparatrice, ni compensatoire dans la culture écrite. Cette culture qui permet l’accès à l’abstraction. Voilà ce qui doit être la mission de l’école. L’abstraction est en germe dans l’écrit. La pédagogie fait le reste. Elle permet d’amplifier, de développer, de sophistiquer les connaissances acquises. L’un des intérêts du livre de Jean-Pierre Terrail est de montrer que sous l’effet du « paradigme déficitariste », notre système scolaire est dans l’erreur depuis quarante ans. Elle méconnaît le principe d’égalité des intelligences et fonctionne sur une idée fausse du fonctionnement de l’esprit humain. Toute connaissance s’appuie sur des concepts. Or, notre enseignement a opté pour le refus de l’abstraction, considérant que « cela va leur passer au-dessus de la tête ». En théorie, on part de ce que les élèves sont capables de comprendre, ce qui est bien, mais en pratique on les laisse là où ils en sont. D’où le sentiment d’ennui partagé par beaucoup. Toutefois notre grand problème est d’élucider l’origine de l’inégalité scolaire, mystérieuse si l’on considère l’égalité des intelligences. Les promoteurs de l’école de la République étaient d’ailleurs convaincus qu’en offrant des moyens scolaires à tous les enfants les inégalités sociales se résorberaient. Or, les inégalités sociales se répercutent en inégalités scolaires. Nous commençons à comprendre l’origine de ce phénomène. L’inégalité scolaire s’inscrit dans le langage transmis, primitivement, par la famille. Des codes différents régissent les langages. Le langage cultivé est sous contrôle de l’écrit, ce qui n’est pas le cas du langage spontané des milieux populaires, inscrit dans l’oralité. J’y vois une piste de stratégie scolaire de réduction du « handicap socioculturel » ni social, ni culturel, mais langagier. Dernier point. Si je souscris au projet d’école commune débarrassée de toute concurrence entre élèves, je m’interroge sur la crédibilité d’un projet d’école égalitaire dans une société inégalitaire.

JEAN-PIERRE TERRAIL D’un côté, si vous luttez au jour le jour on vous reproche de ne pas avoir de perspective, et si vous proposez des perspectives, on vous taxe d’utopiste  ! Supprimer la concurrence dans l’école ne résoudra pas le problème de la concurrence dans la société mais, comme je l’ai écrit  : « Supposons que rien ne change dans la vie sociale sauf le système éducatif. Les jeunes se retrouveront de fait à la sortie du secondaire dans l’univers de la compétition pour les diplômes et les places sociales. (…) il est difficile d’affirmer qu’ils y seraient moins préparés qu’aujourd’hui puisqu’ils auront acquis dans leur enseignement en tronc commun, les savoirs élaborés, la culture commune, l’autonomie personnelle leur permettant d’affronter plus sereinement et (seront) mieux armés. » Je ne prétends pas résoudre tous les problèmes de la société mais je propose une perspective au moment où d’autres font le même travail sur le climat, le droit du travail et dans bien d’autres domaines.

Frédérique Rolet juge que la nation doit déterminer les finalités du système éducatif, ce que l’école doit enseigner. Pour la syndicaliste, il n’est pas question des modernes contre les anciens mais de ce qui fait sens pour un jeune.

FRÉDÉRIQUE ROLET Le livre a le mérite de poser les termes d’un débat très largement faussé pour des raisons autres que pédagogiques et didactiques. Jean-Pierre Terrail rappelle que les objectifs du système éducatif en période de chômage aigu se limitent à la préparation de la qualification, au marché du travail, à l’accès à un diplôme qui permet l’insertion professionnelle la plus réussie mais surtout durable. Dans le même temps, notre ministère est très mobilisé sur la transmission des valeurs de la République. L’école est conçue comme le lieu privilégié de construction de la cohésion sociale. L’objectif de former ce que Jean-Pierre Terrail appelle « des capacités instruites d’analyse et de réflexion », des citoyens outillés intellectuellement, capables d’analyser le monde, n’est pas à l’ordre du jour. À partir du constat des inégalités, nous avions espéré que la question des missions de l’école soit abordée plus avant dans les débats sur la refondation de l’école. Cela n’a pas été le cas. Le diagnostic du « tous capables » n’est pas remis en cause mais la théorie du déficit des ressources cognitives et culturelles des enfants des classes populaires perdure. L’ajout de la dimension culturelle à l’intitulé du socle commun de connaissances et de compétences n’a rien résolu. La réforme du collège est d’ailleurs significative de l’inscription des pratiques d’enseignement dans « le paradigme déficitariste ». Ce pilotage de l’école par la pédagogie de la tâche, conçue comme un lieu de socialisation ludique avant d’être le lieu d’acquisition des savoirs. On ajoute. On retranche. On répond par des mesures techniques. On considère que les collégiens passent trop de temps à l’école, donc on réduit leur emploi du temps. On sait pourtant que moins l’enfant reste à l’école plus le risque d’aggraver les inégalités progresse. On crée les enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) tout en reconnaissant la place irremplaçable des disciplines dans l’acquisition des savoirs.

Bertrand Geay défend une histoire tourmentée des pédagogies du système scolaire au cours des trois dernières décennies du XXe siècle.

BERTRAND GEAY L’enseignement aujourd’hui est-il moins abstrait qu’il ne l’était dans l’ancienne école primaire ? On sait que l’école républicaine ne se préoccupait pas beaucoup d’égalité sociale. Le modèle de l’école primaire basé sur l’alphabétisation élargie à la leçon de choses et à l’histoire nationale n’était pas spécifiquement une pédagogie traversée par la conquête de l’autonomie intellectuelle et de l’abstraction. Dans les années 1970, il fallait assurer le passage de cette école primaire à une école primaire préparatoire à l’école secondaire où sont abordées des notions plus abstraites. Le mouvement pédagogique a répondu à cet enjeu, mais dans l’incohérence. Il s’est inspiré des théories universitaires et des nouvelles pédagogies. Des modèles pédagogiques hétérogènes sont entrés en compétition. Ils ont produit une sorte de constructivisme exigeant qui imposait d’expérimenter chaque nouvelle notion abordée par les élèves comme étape préalable à leur appropriation. Quand on relit les textes du courant Unité et action, qui soutenait beaucoup l’éducation prioritaire avant 1981, ou du Sgen-CFDT, la thèse compensatoire n’est pas majoritaire. Finalement, l’histoire de ce qu’il était possible de faire a été tranchée par l’insuffisance des dispositifs de formation, de révision des programmes, de réflexion. En somme les cultures primaire, secondaire ont été réunies. On a agité l’ensemble pour constater qu’on avait du mal à l’appliquer et de plus en plus désespéré le Billancourt enseignant. Finalement, nous sommes revenus à quelques fondamentaux sous le ministère de Jean-Pierre Chevènement puis sous la droite. Il y a eu beaucoup de tâtonnements dans les directives. Enfin, dans les années 1990, la pédagogie différenciée s’est imposée comme un modèle, cette fois, officiellement.

JEAN-PIERRE TERRAIL Un fait me semble déterminant. Les classes moyennes et populaires sont en concurrence dans l’école pour les places sociales. Les classes moyennes dont l’existence repose sur le savoir scolaire et le diplôme identifient spontanément les classes populaires par leur manque, manque de diplôme, de connaissances. Elles sont d’autant plus enclines à considérer cette différence comme un état de nature qu’en pérennisant l’inégalité, elles pérennisent leur position. C’est l’effet social d’un dispositif de classe difficile à surmonter. Les enseignants sont une force potentiellement agissante pour transformer l’école, mais sans changements institutionnels, ils continueront de se servir des moyens mis à leur disposition pour traiter les difficultés d’apprentissage  : la mauvaise note, le redoublement… Les enfants ne sont pas exposés au même savoir ni soumis aux mêmes apprentissages, or de nombreuses études montrent qu’ils achoppent tous, quelles que soient leurs origines sociales, sur les mêmes difficultés. Ils ont besoin des mêmes soutiens pour surmonter un problème. Nous avons réalisé une étude sur l’impact des manuels sur l’apprentissage de la lecture. Elle montre de manière frappante que l’effet manuel l’emporte sur l’effet culturel des parents. Dans les classes qui utilisent le meilleur manuel, à la fin du CP, les enfants des classes populaires dont les parents n’ont pas le bac lisent mieux que ceux qui ont appris avec le plus mauvais manuel et dont les parents sont bacheliers. On voit comment la conduite des apprentissages peut contrecarrer le poids des héritages linguistiques et culturels. Les difficultés logiques, intellectuelles sont les mêmes pour tous, que le papa soit chômeur, ouvrier, ou tout ce qu’on veut.

Compte rendu réalisé par Sylvie Ducatteau, L’Humanité


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