Les patrons séquestreurs, eux, n’écopent pas de prison ferme

dimanche 7 février 2016.
 

Pour les huit ex-Goodyear, le fait d’avoir retenu deux cadres pendant trente heures s’est soldé par une condamnation à neuf mois de prison ferme. Pourtant, dans les cas où les employeurs ont usé de la séquestration, la justice s’est montrée beaucoup plus clémente.

« Ce sont des questions de valeur, il faut absolument être opposé à tout ce qui est violence physique. La séquestration est une violence physique. Si on laisse (passer) des débordements comme ça, tout est permis, tout est possible. » Au micro de France Inter jeudi dernier, le patron des patrons, Pierre Gattaz, a rappelé son attachement sans faille au caractère pacifique des relations sociales. Bien sûr, le Gandhi du Medef a minimisé au passage la violence des licenciements et du chômage, mais il a également semblé ignorer que lorsque ce sont les employeurs qui privent leurs salariés de leur liberté de mouvement, la justice a la main beaucoup moins lourde. Du côté des employés du Leclerc de Montbéliard (Doubs), par exemple, le mot « séquestration » réveille de douloureux souvenirs. Le 30 juin 2006, vers 21 h 30, des agents de l’inspection du travail et de l’Urssaf se rendent dans cet hypermarché, suspectant l’employeur de travail dissimulé.

Des heures supplémentaires non rémunérées et non déclarées seraient effectuées à la demande de leur employeur par les salariés. Alors, en plein inventaire – et en pleine infraction –, plusieurs cadres, dont le directeur du magasin, décident de cacher la cinquantaine d’employés dans la réserve textile du magasin. « On leur a dit de ne pas bouger, de ne pas parler, de ne pas utiliser leur téléphone. Certains ont entendu le bruit de la clé se tourner dans la serrure, et les cadres les ont laissés assis par terre, dans le noir, sans leur dire pourquoi ils étaient là, pendant environ quarante-cinq minutes », rapporte Liliane Dancula, déléguée syndicale CGT. Avant de les laisser sortir du magasin, les cadres ont insisté pour que les salariés ne révèlent rien de leur situation illégale s’ils étaient amenés à croiser des agents en mission de contrôle. « Mais les inspecteurs du travail et l’Urssaf ne sont pas idiots, ils ont bien vu qu’il y avait une cinquantaine de voitures sur le parking alors que le magasin était vide. Ils ont attendu et ont intercepté les salariés. Beaucoup ont répété ce que leur avait dit la direction, mais certains ont craqué et ont dit qu’ils avaient été enfermés dans la réserve », explique la syndicaliste.

« Des collègues traumatisés »

Pour la CGT, pas de doute, ce que les salariés ont vécu est bel et bien une séquestration. « Je connais des collègues qui ont été traumatisés par cette expérience, qui ont dû être suivis et traités par des psychologues. Certains sont devenus claustrophobes. Et une quinzaine d’entre eux sont partis du magasin en inaptitude parce qu’ils ne pouvaient plus revenir travailler », affirme Liliane Dancula. Pourtant, le 23 janvier 2014, le tribunal correctionnel de Montbéliard a relaxé les dirigeants du chef de « séquestration », au motif que certains salariés ne pouvaient affirmer que la porte était fermée à clé. L’une des cadres avait expliqué avoir simplement bloqué la porte avec son pied. L’entreprise et les cadres ont en revanche été condamnés pour « travail dissimulé » et « entrave aux missions des inspecteurs » à des peines de 75 000 euros d’amende pour l’enseigne et des peines individuelles allant de 2 500 à 15 000 euros d’amende pour les cadres.

Accusé puis innocenté

Dans cet autre cas, le jugement a été considéré comme sévère  : mais c’est à seulement trois mois et un mois de prison, le tout avec sursis, que le tribunal correctionnel de Saint-Étienne (Loire) a condamné, le 10 décembre dernier, le coprésident et le DRH de la société Despinasse pour avoir séquestré un de leurs salariés, qui est encore traumatisé. Comme l’a raconté le quotidien le Progrès, cet agent de nettoyage travaillait dans cette entreprise depuis 1991, lorsqu’un soir de janvier 2013, ses patrons le soupçonnent d’avoir volé de la viande. Ils l’enferment dans un bureau où il restera dans le noir pendant trois heures, alors que deux autres salariés sont interrogés dans d’autres locaux. Le patron lui prend son téléphone pour regarder les messages, deux cadres viennent lui mettre la pression en lui disant qu’il « ferait mieux d’avouer ». Jusqu’à ce qu’un collègue avoue, et qu’il soit totalement innocenté. À l’audience en novembre, le salarié, en pleurs, a raconté qu’il avait paniqué et s’était uriné dessus. « On m’a refusé un verre d’eau, on m’a pris mon téléphone portable. On m’a dit  : ‘‘C’est fini pour toi, tu as volé.’’ ». Le procureur a tancé le dirigeant de l’entreprise de s’être pris pour un policier, mais celui-ci a refusé de présenter ses excuses en estimant qu’« on n’a pas entravé la liberté, on a demandé à un salarié de se tenir à disposition, pendant ses heures de travail, pour une enquête. Enquête qui relève de l’exercice normal du rôle de chef d’entreprise ». L’agent est encore aujourd’hui en arrêt maladie.

« Ils voulaient nous affamer »

Chez Manpower, c’est par la famine que la direction a voulu vaincre une mobilisation, en 2010. Fin août cette année-là, une quarantaine de syndicalistes CGT et FO viennent occuper le siège de l’entreprise à Nanterre dans les Hauts-de-Seine, pour réclamer l’ouverture d’une négociation sur le droit syndical. Alain Wagmann, aujourd’hui secrétaire de l’union syndicale de l’intérim CGT, se souvient  : « On occupait l’étage des bureaux de la direction, qui voulait qu’on parte. Le premier jour on circulait normalement, puis ça s’est raidi. La direction a fait appel à une société de vigiles, ils étaient plus nombreux que nous. Ils ont réduit la zone où on pouvait circuler, puis ils ont interdit qu’on nous apporte à manger. Des salariés nous amenaient des sandwiches dans les chaussettes, c’était aberrant. Ils voulaient nous affamer pour nous faire céder  ! » Au bout de quatre jours, l’inspection du travail intervient et oblige la direction à fournir des repas chauds deux fois par jour, et à laisser les syndicalistes accéder aux douches. L’occupation durera dix jours et débouchera sur un accord prévoyant le paiement de la moitié des journées de conflit. « Nous avons des procédures aux prud’hommes et au pénal pour mauvais traitement, mais aucune n’a encore abouti, déplore Alain Wagmann. On ne peut pas priver quelqu’un de s’alimenter, vous imaginez si des salariés avaient fait ça, ils auraient pris dix ans  ! » Pour lui, la condamnation des Goodyear est « totalement inacceptable »  : « Un conflit du travail, ça ne se règle pas comme ça. C’est pas parce qu’on retient des personnes qu’on est des criminels. »

Fanny Doumayrou et Loan Nguyen, L’Humanité


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