Chostakovitch : la conscience musicale de la révolution russe

lundi 4 janvier 2016.
 

Chostakovitch est né à Saint-Pétersbourg le 25 septembre 1906 et s’est éteint à Moscou le 9 août 1975. Il a donc vécu la révolution d’Octobre, la guerre civile, deux guerres mondiales – et les horreurs du stalinisme, qui ont changé le cours de sa vie, de même qu’elles ont changé le destin de l’URSS en ruinant les espoirs soulevés par la révolution bolchevique. De tels événements appelaient une musique d’une envergure comparable ; ils ont trouvé un écho dans les puissantes symphonies de Chostakovitch.

Introduction

Les artistes ne peuvent se tenir à l’écart de la vie, même ceux qui le souhaitent. Il est clair que Chostakovitch ne le souhaitait pas. Sous les apparences d’un être timide, clignant des yeux derrière d’épaisses lunettes, c’était une personnalité très courageuse et résistante, un homme déterminé à faire entendre sa voix – et qui a pris d’énormes risques pour y parvenir.

Malgré toutes les tentatives de dénigrer ou de travestir ses véritables idées et intentions, l’histoire retiendra qu’il fut l’un des plus grands compositeurs – si ce n’est le plus grand – du XXe siècle, une figure héroïque et tragique qui offre à la postérité un témoignage authentique et émouvant sur l’époque au cours de laquelle il a vécu, créé et lutté.

Chostakovitch était un enfant de la Révolution ; son œuvre en est indissociable. Quoi que des commentateurs réactionnaires et malhonnêtes aient pu en dire, il est toute sa vie resté fidèle aux idéaux d’Octobre et du socialisme. Mais il détestait Staline et la bureaucratie, ce qu’il paya très cher. Sa vie fut pleine de tragédies personnelles – mais aussi des beaucoup plus vastes tragédies infligées à son peuple, le peuple d’Union Soviétique.

La musique de Chostakovitch exprime toutes les souffrances de sa terre natale.Aussi semble-t-elle parfois « difficile ». C’est particulièrement le cas de ses trois dernières symphonies, écrites à la fin de sa vie, lorsqu’il était de plus en plus obsédé par l’idée de la mort. Mais même alors, sa musique n’était pas pessimiste ; elle était plutôt tragique et profondément humaine.

Je suis bien conscient du fait que le présent article ne rend pas justice au génie de Chostakovitch et n’aborde que superficiellement certaines dimensions de l’homme.Comme marxiste, je ne me suis intéressé aux événements de sa vie que dans la mesure où ils touchaient à la relation complexe entre le compositeur et le sort tragique de la révolution d’Octobre. J’évoque uniquement les éléments de sa vie privée qui entrent dans cette équation contradictoire.

Je ne me réfère qu’en passant à la controverse suscitée par l’« autobiographie » de Chostakovitch écrite par son ancien élève Solomon Volkov, publiée dans les années 70 sous le titre Témoignage . C’est un livre incontournable pour tous ceux qui veulent comprendre les rapports du compositeur aux terribles événements que traversa l’URSS sous Staline. Cependant, le sujet du livre n’étant plus là pour en témoigner, on ne saura jamais si ce que rapporte Volkov est toujours exact.

Après avoir lu attentivement ce livre et d’autres documents, je pense que Chostakovitch en a effectivement dicté une bonne partie à Volkov, mais que celui-ci ya rajouté des éléments et, notamment, a parfois interprété les opinions du compositeur d’une façon qui ne coïncide pas avec son véritable point de vue. Il ya ici deux problèmes. Premièrement, Chostakovitch ne se livrait pas facilement.Il était timide et réservé. Les coups sévères qu’il a reçus tout au long de sa vie – et les menaces qui planaient sur sa propre existence – lui ont d’ailleurs dicté une attitude prudente et circonspecte. Cela explique ses propos souvent énigmatiques sur ses œuvres. Quand on lui demandait ce qu’elles signifiaient, il haussait les épaules et répondait quelque chose comme : « devinez… »

L’autre problème, plus sérieux, c’est la campagne incessante visant à discréditer les idées du socialisme et à « prouver » que la révolution russe était une gigantesque aberration, une erreur historique dont rien de bon n’est sorti. C’est complètement faux. Malgré toutes les horreurs du stalinisme, la révolution d’Octobre a prouvé, dans la pratique, la supériorité d’une économie nationalisée et planifiée. Elle a prouvé que l’économie d’un immense pays pouvait se développer sans propriétaires terriens, sans banquiers et sans capitalistes. Comme l’écrivait Léon Trotsky, elle a prouvé la supériorité du socialisme, non dans le langage du Capital de Marx, mais dans celui du ciment, de l’acier, du charbon et de l’électricité.

L’URSS a également accompli de grandes choses dans les domaines des sciences, de l’art et de la culture. Il est vrai que la bureaucratie contre-révolutionnaire et corrompue a porté des coups terribles à la culture soviétique – et que cette même bureaucratie a miné, puis finalement détruit l’économie planifiée et restauré le capitalisme. Les anciens dirigeants du PCUS, qui à l’époque se réclamaient du « socialisme » et du « communisme », chantent désormais les vertus de l’économie de marché. Et ils ont de bonnes raisons de les chanter, puisqu’ils ont eux-mêmes pillé l’Etat et se sont transformés en propriétaires privés des grandes entreprises russes.

Aujourd’hui, le chœur de la contre-révolution capitaliste compte dans ses rangs la grande majorité des scribes professionnels qui courbaient l’échine devant Brejnev et attaquaient Chostakovitch pour son opposition au régime stalinien. Et en occident, l’offensive idéologique sans précédent contre le socialisme et la révolution d’Octobre proclame la nullité de la culture soviétique, tout comme elle affirme que l’URSS n’a jamais rien accompli de valable dans les domaines de l’économie, de la science et de la technologie.

Bien qu’il contienne quantité d’informations précieuses, le livre de Volkov tombe dans l’erreur grossière qui consiste à attribuer à Chostakovitch (au moins implicitement) des idées anti-soviétiques et anti-communistes. Autrement dit, Volkov assimile son rejet du stalinisme à un rejet du socialisme et de la révolution d’Octobre en général. C’est incorrect. Chostakovitch était convaincu de l’énorme potentiel culturel de la révolution d’Octobre, qu’il défendait de tout son cœur, comme le faisaient les meilleurs intellectuels de sa génération.

Mais pire encore est la position des critiques du livre de Volkov qui présentent Chostakovitch comme un valet de la bureaucratie stalinienne, un opportuniste lâche et à peine plus estimable qu’un agent du KGB. Ces messieurs-dames ne peuvent pas admettre que l’URSS a produit de grands compositeurs, écrivains ou scientifiques, de même qu’ils ne peuvent reconnaitre les énormes succès de son économie planifiée.

Ce qu’ils ne peuvent expliquer, c’est comment une nation qui, en 1917, était encore plus arriérée que le Pakistan actuel, est parvenu à se hisser rapidement au rang de deuxième puissance mondiale ; comment elle a, presque seule, vaincu les armées de l’Allemagne nazie, qui s’appuyaient sur toutes les ressources de l’Europe ; et enfin comment elle s’est reconstruite après avoir perdu dans la guerre 27 millions d’hommes, soit davantage que l’ensemble de tous les autres pays belligérants.

Et qu’est-ce que les admirateurs du capitalisme ont à dire de la Russie actuelle ? La restauration du capitalisme n’a rien apporté de positif aux peuples de l’ex-URSS.Comme Trotsky l’avait anticipé, elle s’est accompagnée d’un effondrement sans précédent des forces productives et de la culture. Dans les domaines de la science et de l’art, les conséquences en ont été catastrophiques.

Il faut mettre un terme à la tentative d’instrumentaliser Chostakovitch au profit de la contre-révolution capitaliste. Le présent article s’efforce de le montrer tel qu’il était : un grand artiste soviétique qui utilisait la musique pour exprimer les événements tragiques et passionnants de son époque, un homme du peuple qui croyait en la possibilité d’un monde meilleur sous le socialisme, qui détestait l’injustice et les inégalités, un produit de la révolution d’Octobre qui haïssait dans le stalinisme une perversion et une trahison des idées authentiques de Lénine.

D’un point de vue strictement musical, je m’en tiendrai ici uniquement, ou presque, aux symphonies Chostakovitch. Non que je déprécie le reste. Les premiers concertos pour violon et violoncelle, le quintette, les quatuors à cordes, la musique pour piano et les chants sont autant d’œuvres géniales. Mais d’une part il faudrait un livre, et non un article, pour embrasser toute son œuvre. D’autre part, Chostakovitch est d’abord et surtout connu, internationalement, comme symphoniste. Je crois que quiconque écoute attentivement ces symphonies peut ressentir ce que c’était que de vivre les événements terribles et passionnants auxquels le peuple soviétique fut confronté entre 1917 et 1970. Connaître et aimer ces œuvres magnifiques est une expérience très émouvante et enrichissante. * « Je suis un compositeur soviétique – et je vois notre époque comme quelque chose d’héroïque. »

« Je considère comme perdu tout artiste qui s’isole du monde. »

Né à Saint-Pétersbourg, Chostakovitch était le second de onze enfants. Du côté de son père, sa famille était d’origine polonaise (le nom propre originel était Szostakowicz). Son grand-père paternel, Boleslaw Szostakowicz, a participé à l’insurrection polonaise de 1863 contre la domination russe, ce qui lui valut d’être condamné à l’exil à vie en Sibérie. Ces faits ont probablement eu un impact sur l’esprit du jeune Chostakovitch qui, sans être un militant politique, a toujours détesté la tyrannie et éprouvé une profonde sympathie pour les souffrances des victimes de l’oppression.

Politiquement, sa famille était libérale, et certains de ses membres ont participé au mouvement clandestin contre le tsarisme au tout début du XXe siècle. L’un de ses oncles était un bolchevik. Un an avant sa naissance, la révolution de 1905 était noyée dans le sang. Ce n’est pas un hasard si l’une de ses plus belles symphonies, la Onzième, se base sur cette page tragique de l’histoire révolutionnaire russe, et si elle reprend de vieux chants révolutionnaires russes, y compris ceux chantés par les prisonniers politiques et les exilés en Sibérie.

Les vicissitudes de sa vie furent intimement liées à celles qui suivirent la révolution d’Octobre. Celle-ci mit un terme à mille ans d’oppression tsariste. Elle éveilla les masses à la vie politique et passionna toute une génération. Aujourd’hui que l’apostasie et le cynisme sont à la mode, que l’idée même de construire un monde meilleur suscite des sourires sarcastiques chez les pharisiens et les intellectuels stipendiés, il est difficile d’imaginer l’esprit de libération qu’a provoqué la révolution russe. Les mots qui le traduisent le mieux sont peut-être ceux du jeune poète Wordsworth célébrant la Révolution française :

« Bliss ’twas in that dawn to be alive, But to be young were very heaven ! » [C’était un bonheur en cette aurore d’être vivant Mais être jeune était le paradis même.]

Les idéaux démocratiques et socialistes d’Octobre ne passionnaient pas seulement les masses exploitées et opprimées, mais aussi les meilleurs artistes et intellectuels, qui étaient irrésistiblement attirés par la cause de la révolution. Même s’ils ne comprenaient pas les idées du marxisme, des poètes talentueux tels qu’Alexander Blok et Serguei Essénine sympathisaient profondément avec la révolution. Parmi les compositeurs, Rachmaninov et Stravinsky restèrent à l’étranger, très hostiles à la révolution, mais d’autres, comme Glazounov, servirent le peuple russe au prix de grandes difficultés matérielles. Le plus grand chanteur lyrique russe de tous les temps, Fédor Chaliapine, se faisait souvent payer en œufs et en farine.

Un autre grand compositeur russe, Sergueï Prokofiev, partit à l’étranger. Plus tard, il raconta comment Anatoli Lounacharsky, le Commissaire du peuple à la Culture et l’Education, l’avait encouragé à rester : « Vous êtes un révolutionnaire en musique comme nous le sommes dans la vie. Nous devrions travailler ensemble.Mais si vous voulez partir en Amérique, je n’y ferai pas obstacle. » Prokofiev partit pour les Etats-Unis en mai 1918. Nul ne l’en empêcha. Quel contraste avec la situation sous Staline et Brejnev ! Prokofiev revint en Russie lorsque Staline était au pouvoir ; il le paya très cher.

Les années de révolution et de guerre civile étaient des années de faim et de terribles souffrances matérielles. Lorsque la survie et la recherche du pain quotidien deviennent la priorité, les préoccupations artistiques et culturelles sont reléguées au second plan. Malgré cela, une nouvelle génération de jeunes artistes soviétiques se formait, cherchant des réponses créatives aux défis que posait la révolution.Certains suivaient des voies radicales et novatrices qui correspondaient bien à l’ambiance iconoclaste de ces années révolutionnaires.

Lounacharsky n’avait pas peur de s’appuyer sur cette nouvelle génération d’artistes. Compte tenu de l’hostilité de la majorité des vieux intellectuels privilégiés, il n’avait d’ailleurs pas trop le choix. Arthur Lourié, le compositeur futuriste, fut nommé à la tête du tout nouveau département de musique du Commissariat du peuple à la Culture et l’Education. Il avait 25 ans. Plus tard, il a écrit au sujet de ces années : « Il n’y avait pas de pain, mais l’art trouvait sa place. Jamais je n’ai vu comme alors des gens qui non seulement écoutaient, mais dévoraient la musique avec une ferveur tremblante. »

Les talents musicaux de Chostakovitch se manifestèrent dès son plus jeune âge. A neuf ans, il commença à étudier le piano. En 1919, il entra dans le célèbre Conservatoire de Petrograd, que dirigeait Glazounov. Bien que sur plan musical ce denier fût un conservateur se rattachant au XIXe siècle et à l’esprit de Tchaïkovski, il aida le jeune Chostakovitch, qui par la suite parla toujours de lui avec la plus grande chaleur.

Chostakovitch était l’un des représentants d’une nouvelle tendance musicale qui reflétait l’esprit révolutionnaire de l’époque. Il marchait dans les pas de Prokofiev et Stravinsky. Ceux-ci s’émancipaient du romantisme du XIXe siècle et composaient une musique souvent imprégnée d’une violence en phase avec le caractère de l’époque, par exemple Le Sacre du Printemps de Stravinsky, qui déclencha un esclandre lors de sa première représentation à Paris, ou encore la Suite Scythe de Prokofiev. Ces dissonances choquaient et rebutaient de nombreux mélomanes. Or ce n’était qu’un pâle reflet de la violence et de la barbarie que le XXe siècle préparait à l’humanité.

Les années 1920, en Union Soviétique, étaient une période excitante. La lave de la révolution ne s’était pas encore refroidie ; elle n’avait pas encore pris la forme de cette croute de conservatisme qu’était la bureaucratie stalinienne. Une jeune génération d’écrivains, d’artistes et de compositeurs était née du tourbillon de la révolution d’Octobre. Très peu disposaient d’un bagage idéologique solide, mais ils gravitaient instinctivement vers la révolution et le bolchevisme, qui d’une certaine manière correspondaient à leur propre rébellion, leur rejet des vieux schémas et leur aspiration à de nouvelles formes d’expression artistique. Ils étaient des « compagnons de route », pour reprendre la formule inventée par Trotsky (l’un des rares dirigeants bolcheviks qui s’intéressait de près aux nouvelles écoles artistiques, auxquelles il consacra un livre billant, Littérature et révolution ).

Les poètes acméistes Ossip Mandelstam et Anna Akhmatova, le symboliste Alexander Blok, Bogdanov et d’autres représentants de la « Proletkult » : tous participaient aux débats sur l’art et la littérature. L’écrivain Boris Piliak cherchait de nouvelles formes romanesques. L’architecte, peintre et sculpteur Vladimir Tatline fit d’audacieuses innovations dans le domaine de l’architecture constructiviste. Il dessina notamment les célèbres plans d’un monument pour l’Internationale Communiste, qui n’a jamais été réalisé.

En musique, le représentant le plus extrême de la nouvelle tendance « prolétarienne » était Mossolov, dont l’évocation impressionnante de la vie à l’usine, dans Zavod (« La fonderie d’acier »), remporta un certain succès. On pourrait discuter de la valeur artistique de cette musique, mais elle a indéniablement de la vigueur et de la sincérité. Elle représentait une tentative honnête de donner une voix nouvelle à la musique soviétique.

A l’époque, il était exclu que le Parti ou l’Etat dise aux artistes ce qu’ils pouvaient et ce qu’ils ne pouvaient pas écrire ou composer. Bien sûr, le Parti n’était pas indifférent aux tendances artistiques et s’engageait dans une polémique vivante, caractérisant certains courants comme bourgeois ou petit-bourgeois. Mais c’était un dialogue amical et constructif – et non, comme plus tard sous Staline, le monologue bureaucratique d’un Etat tout-puissant, avec à sa tête le « Père des Peuples », dictant aux hommes et aux femmes non seulement comment ils doivent agir, mais aussi comment ils doivent penser et sentir.

Les premières symphonies

La symphonie n°1 de Chostakovitch, écrite pour le diplôme du Conservatoire, est sa première grande réussite. Jouée en 1926, son succès a rendu son auteur célèbre dès l’âge de 19 ans. On y repère l’influence de Scriabine et Mahler, mais elle possède tout de même son propre langage musical.

C’est la symphonie d’un jeune homme plein d’assurance qui commence un voyage excitant. Elle fait penser au début d’un poème de jeunesse de Vladimir Maïakovski,Le nuage en pantalon :

« Votre pensée, qui rêvasse sur votre cervelle ramollie, tel un laquais obèse sur sa banquette graisseuse, je m’en vais l’agacer d’une loque de mon cœur sanguinolent et me repaître à vous persifler, insolent et caustique . Mon âme n’a pas pris un seul cheveu blanc, et il n’y a en elle aucune tendresse sénile ! En fracassant le monde par le bourdon de ma voix, je m’avance, beau gosse, mes vingt-deux ans en prime. »

Certains critiques bourgeois qui, quinze ans après la chute du stalinisme, mènent toujours la Guerre froide, attribuent à Chostakovitch une attitude hostile à l’égard de la révolution bolchevique. Cela ne repose sur rien. Le jeune Chostakovitch n’était pas un militant politique, mais il est évident qu’il sympathisait de toute son âme avec la révolution d’Octobre. Sa musique le reflète.

En 1927, il écrivit sa Deuxième symphonie, qu’il sous-titra : A Octobre . Puis sa Troisième symphonie fut dédiée au 1er mai, la journée internationale des travailleurs.

La Deuxième symphonie fut écrite pour le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre. Jeune et idéaliste, le compositeur ne cherchait pas à s’attirer les bonnes grâces des autorités soviétiques. S’il écrivait sur ce thème, c’est parce qu’il y croyait passionnément. Cette symphonie reprend un poème d’Alexandre Bezymenski sur Lénine. Introduit par une sirène d’usine, il se termine par les mots : « Octobre, la Commune, Lénine ».

A l’exception de la Première symphonie, magistrale, il me semble que ces premières œuvres contiennent beaucoup de choses immatures et maladroites. La Troisième symphonie, jouée pour la première fois à Leningrad en 1930, était dans l’ensemble un travail novateur. Mais c’est un bric-à-brac assez incohérent d’idées qui ne forment pas un tout satisfaisant. Le jeune compositeur cherchait toujours sa voie et son style. Et c’est le droit le plus sacré d’un jeune écrivain ou compositeur que de mal écrire, parfois. La jeunesse n’apprend à vivre qu’à travers des essais et des erreurs – et c’est encore plus vrai quand il s’agit d’écrire ou de composer. Aucun grand artiste n’a trouvé un livre de recettes lui permettant de réaliser des chefs-d’œuvre.

Chostakovitch écrivit également – et magnifiquement – de la musique de ballet (L’âge d’or , Le boulon ) et de cinéma ( La Nouvelle Babylone ). C’était le début d’une longue association entre le compositeur et le cinéma. Ces premières œuvres sont toutes expérimentales, modernistes, très en phase avec l’esprit de leur époque.On y sent l’influence de Prokofiev, mais aussi de Stravinsky, Hindemith et Krenek.Il n’était pas encore question, à l’époque, de condamner la musique « difficile », les expérimentations et les inspirations étrangères du jeune compositeur.

Mais à la fin des années 20, tout le climat politique et culturel de l’URSS commençait à changer. La défaite de la révolution socialiste en Europe – trahie par les chefs socio-démocrates – condamnait la révolution russe à l’isolement, sur fond d’effroyable arriération économique.

L’enthousiasme révolutionnaire des premières années cédait le pas à la fatigue et l’apathie. Après la mort de Lénine en 1924, la bureaucratie soviétique, dirigée par Staline, gagnait sans cesse en assurance. Une nouvelle caste de carriéristes investissait les positions clés dans le parti et l’appareil d’Etat. La défaite et l’exclusion de « l’Opposition de gauche », lors du 15e congrès du PCUS (1927), officialisèrent la contre-révolution politique qui plaçait le pouvoir entre les mains de Staline et de sa fraction.

La réaction stalinienne

En 1930, Vladimir Maïakovski, le poète soviétique le plus célèbre, se suicidait.C’était l’acte de protestation d’un poète révolutionnaire contre la réaction qui se répandait comme un poison dans la société soviétique, paralysant toute initiative, écrasant tout élément de démocratie ouvrière et bridant la liberté artistique. Maïakovski ne pouvait pas s’adapter au stalinisme.

En 1936, à l’âge de 36 ans, Chostakovitch était connu comme l’auteur de deux opéras, trois ballets et de nombreuses œuvres pour le théâtre et le cinéma. Une symphonie purement orchestrale avait également été jouée – ainsi qu’un quatuor à cordes. Mais après cette ascension fulgurante, le compositeur se trouvait de plus en plus désespérément – et dangereusement – en rupture avec l’ambiance de l’époque.Il avait déjà commencé à travailler sur sa Quatrième symphonie, aux sonorités sombres et menaçantes. Mais les événements l’obligèrent à abandonner ce projet.La symphonie fut rangée dans un tiroir et ne fut jouée pour la première fois que trois décennies plus tard.

En 1927, Chostakovitch se lança dans l’écriture d’un opéra. Cette forme typiquement bourgeoise devint l’objet de ses expérimentations fertiles. Il composa Le Nez , d’après la célèbre nouvelle éponyme du grand romancier russe Gogol. Les connotations anti-bureaucratiques de cette nouvelle sont évidentes. Elle raconte comment un bureaucrate, un beau matin, découvre qu’il n’a plus de nez. Il le cherche alors partout et finit par le trouver – dans les vêtements d’un supérieur hiérarchique. A la fin, le nez réapparaît mystérieusement sur le visage du bureaucrate. Ainsi se termine la nouvelle de Gogol. Mais dans son opéra, Chostakovitch rajoute un épilogue dans lequel le bureaucrate dit : « Ce n’était qu’un cauchemar, mais la réalité est pire encore » .

Lors d’un débat sur cet opéra, on demanda à Chostakovitch s’il pensait qu’il serait compris. Il répondit : « A en juger par l’audience d’aujourd’hui, oui : il y avait beaucoup d’applaudissements et ni huées, ni sifflements. » Il ajouta que c’était un opéra contre la bureaucratie et que comme artiste soviétique, il écrivait sa musique pour les travailleurs et les paysans. « Tout le monde pense à son propre nez, alors qu’on devrait penser à la cause commune » . Cette interview est reproduite dans un film soviétique intéressant sur Chostakovitch, Sonate pour alto .

Ceci valut au jeune compositeur ses premiers problèmes avec les autorités soviétiques. A cette époque, un artiste soviétique ne pouvait déjà plus impunément ridiculiser la nouvelle caste bureaucratique.

Sous Lénine et Trotsky, le parti bolchevik encourageait la liberté artistique. Des écrivains ouvertement contre-révolutionnaires pouvaient être censurés, mais c’était l’exception, non la règle. En outre, cela se faisait sur des bases politiques, et non artistiques. N’oublions pas que le pays se relevait à peine d’une terrible guerre civile. Mais jamais il ne serait venu à l’esprit de Lénine ou Trotsky d’imposer un contrôle étatique de l’art et de la littérature. Ils se contentaient de polémiquer contre telle ou telle tendance artistique.

Il en était tout autrement sous Staline. Après avoir supprimé toute opposition au sein du parti communiste (alors que le parti bolchevik avait toujours connu une vie interne très libre et très riche, même lors des années les plus difficiles), Staline commença à instaurer un contrôle bureaucratique des œuvres d’art, dont il se méfiait énormément. La création de l’Association Russe des Musiciens Prolétariens (RAMP) – à laquelle succèdera l’Union des Compositeurs Soviétiques, en 1932 – était une tentative d’exercer sur les musiciens le type de contrôle auxquels les écrivains étaient soumis à travers une association semblable (la RAPP). En 1929, l’opéra de Chostakovitch fut qualifié de « formaliste » par la RAMP. Les critiques de la presse étaient féroces. Mais ce n’était rien à côté de l’offensive idéologique qui n’allait pas tarder à s’abattre sur le musicien.

Lady Macbeth du district de Mtsenk

L’occasion de la disgrâce fut donnée par son opéra : Lady Macbeth du district de Mtsenk . Basé sur un roman de l’écrivain russe du XIXe siècle Nikolaï Leskov, il fut joué au théâtre Maly de Leningrad en janvier 1934. Ce fut immédiatement un immense succès, aussi bien auprès du grand public que parmi les « officiels » – du moins dans un premier temps. Cet opéra fut encensé comme « le résultat du succès général de la construction du socialisme et de la politique correcte du parti » ; il ne pouvait avoir été écrit « que par un compositeur soviétique élevé dans la meilleure tradition de la culture soviétique », et ainsi de suite. Mais les nuages commençaient déjà à se former.

L’année même de la représentation de Lady Macbeth , des événements tragiques se préparaient en Union Soviétique. Staline était sorti vainqueur de la lutte fractionnelle interne au parti. Mais comme tout usurpateur, il ne se sentait pas en sécurité. Il voyait des ennemis partout, à commencer par le secrétaire du parti de Leningrad, Segueï Kirov. En 1934, Staline organisa l’assassinat de Kirov, avant d’en accuser un « Centre Zinoveviste-Trotskyste » inexistant. Cet assassinat fut le coup d’envoi d’une vague de répression massive au cours de laquelle des centaines de milliers de personnes – y compris des partisans loyaux de Staline – furent arrêtées, accusées de « trotskysme » et envoyées séance tenante en prison ou dans des camps de travail.

Une atmosphère de terreur se répandait comme un cauchemar dans toute la société soviétique. Mais à ce stade, Staline avançait encore avec précaution. Il ne se sentait pas encore assez confiant pour exécuter les « vieux bolcheviks » Kamenev et Zinoviev. Ces derniers confessèrent une fois de plus des crimes qu’ils n’avaient pas commis et se couvrirent publiquement d’infamie lors de « procès » montés de toutes pièces. En récompense, ils eurent la vie sauve – en prison. Mais pas pour longtemps.

En 1936, la consolidation de la caste bureaucratique exigea des méthodes nouvelles et plus sévères. De nouveaux « procès » furent organisés, au cours desquels non seulement Zinoviev et Kamenev, mais toute la vieille garde léniniste, furent physiquement liquidés.

1936 fut une année fatidique pour Chostakovitch et pour le peuple d’URSS. Lady Macbeth était représentée au théâtre Bolchoï de Moscou. Il eut été difficile de choisir pire moment. L’année avait commencé par des attaques contre Chostakovitch dans les pages de la Pravda , à l’initiative de Staline lui-même. Puis, un soir, le « Père des Peuples » en personne assista à une représentation de l’opéra, mais quitta le théâtre avant la fin. Un article fut alors publié dans la Pravda , intitulé : Le chaos remplace la musique , qui condamnait le « formalisme » de Lady Macbeth. « Tout est grossier, primitif et vulgaire » , affirmait l’auteur de l’article ; « la musique cancane et grogne » . Il est très probable que Staline ait écrit cet article. Dans le climat de l’époque, cela équivalait à une condamnation aux travaux forcés, voire pire.

Les critiques de Staline n’étaient que partiellement d’ordre esthétique. Il est vrai que ses goûts artistiques, comme ceux de la bureaucratie qu’il représentait, étaient très primitifs, philistins et conservateurs. La réaction bureaucratique contre le tourbillon de la révolution d’Octobre s’exprimait dans une aversion à l’égard de l’expérimentation et de l’innovation en art, en musique et en littérature. Ici, le mauvais goût n’est pas une caractéristique personnelle, mais le reflet de tendances sociales, de changements politiques et d’intérêts de caste.

Mais ce n’était pas seulement son modernisme que Staline reprochait à cette musique. Au cours de l’histoire des sociétés de classe, l’oppression des femmes par les hommes a constitué une base solide pour la famille, qui elle-même était une base solide pour l’Etat, c’est-à-dire pour l’oppression organisée d’une classe (ou d’une caste) par une autre. La révolution d’Octobre a inscrit l’émancipation des femmes sur sa bannière – et a tenu sa promesse. Mais dans ce domaine comme dans les autres, la contre-révolution bureaucratique se solda par la liquidation des conquêtes politiques d’Octobre. La luxure, l’adultère et le meurtre n’étaient pas des thèmes du goût de l’appareil stalinien, qui prêchait une morale « nouvelle » et « socialiste » – en réalité, conservatrice et bourgeoise – s’appuyant sur la famille. Le personnage principal de Lady Macbeth , Katerina Izmailova, est piégé dans un mariage sans amour avec un commerçant, qu’elle assassine. L’opéra la présente sous un jour sympathique, comme une victime des circonstances. Mais il y avait plus grave encore. La police et les autorités sont présentées sous un jour très défavorable. Les policiers tyrannisent Katerina, se livrant aux extorsions et au chantage (exactement comme dans la Russie actuelle). Pire que tout : un groupe de prisonniers enchaînés apparait sur la scène, traversant les steppes interminables de la Russie, en route vers l’exil sibérien. En 1936, les staliniens ne souhaitaient pas que ce genre de scènes soit représenté.

Chostakovitch tenta de défendre son opéra – et de se défendre : « Ce que je comprends de Lady Macbeth, c’est que les crimes de Katerina Izmailova sont une protestation contre l’atmosphère étouffante et lugubre du milieu de commerçants du siècle dernier, dans lequel elle vit. » Mais précisément, la mentalité et la morale des milieux bureaucratiques de la Russie stalinienne n’en étaient pas très éloignées. Le bureaucrate stalinien typique de l’époque était aussi grossier, ignorant et provincial que le marchand moyen des romans de Leskov. Staline lui-même partageait la mentalité, la morale et les goûts de ce milieu. Les racines psychologiques de la contre-révolution politique stalinienne plongeaient dans une réaction petite-bourgeoise contre la révolution d’Octobre.

« Ennemi du peuple » La liquidation de la démocratie léniniste se doublait nécessairement de l’imposition de normes totalitaires à tous les niveaux de la vie sociale et culturelle. La première victime du régime stalinien fut la liberté artistique. La bureaucratie exigeait l’obéissance et le conformisme ; elle abhorrait l’originalité et les libres débats sur l’art.

En outre, dans un régime totalitaire où les débats politiques et la critique sont étouffés, où toute opposition s’expose aux lourdes persécutions de l’appareil d’Etat, l’art, la littérature et la musique peuvent jouer le rôle d’une opposition souterraine. La critique de la bureaucratie prend alors la forme d’un langage crypté que les gens habitués à lire entre les lignes peuvent comprendre. L’Union des Compositeurs Soviétiques avait justement été créée pour contrôler les compositeurs et les transformer en d’obéissants serviteurs de la bureaucratie.

Immédiatement après la publication de l’article dans la Pravda , Chostakovitch commença à en ressentir les effets. Les officiels de l’Union des Compositeurs condamnèrent non seulement Lady Macbeth , mais aussi d’autres œuvres telles que Le Nez et Le Clair Ruisseau . La rémunération de ses œuvres se mit à fondre et ses revenus furent amputés des trois quarts. Lorsque, rarement, ses œuvres étaient jouées en public, l’affiche le présentait ainsi : « Dimitri Chostakovitch – Ennemi du Peuple » . La Quatrième symphonie fut répétée, mais il était hors de question, dans un tel climat, qu’elle soit jouée publiquement. Elle ne le fut qu’en 1961.

Chostakovitch courrait de grands dangers. Sa première condamnation publique avait coïncidé avec le début de la Grande Terreur, au cours de laquelle des centaines de milliers de personnes disparurent dans les Goulags. De nombreux amis et parents du compositeur furent emprisonnés ou assassinés. En 1937-38, les purges parvinrent à leur sanglant apogée. Vsevolod Meyerhold, le célèbre directeur de théâtre soviétique avec lequel Chostakovitch avait travaillé, fut envoyé dans un camp, puis assassiné en 1940. D’autres écrivains et artistes soviétiques furent victimes des purges, dont Isaac Babel, l’auteur de La Cavalerie Rouge , le poète Ossip Mandelstam et bien d’autres figures moins connues. Mossolov, le compositeur de La fonderie d’acier , fut également emprisonné.

Les purges gagnèrent les hautes sphères de l’Armée Rouge. Parmi les victimes figurait le Maréchal Toukhatchevski, un héros de la guerre civile et un génie militaire. Comme il avait sympathisé avec Chostakovitch, ce fut pour ce dernier un moment d’extrême danger. Dès lors, il marcha sur une corde suspendue au-dessus de l’abîme. Il prit pour habitude d’emporter avec lui une valise contenant le minimum nécessaire dans l’éventualité d’une arrestation, qu’il attendait d’une minute à l’autre.

La Cinquième symphonie

La réponse de Chostakovitch aux attaques qu’il subissait fut la Cinquième symphonie, dont le style musical est plus conservateur, moins moderniste, que ses œuvres précédentes. Toujours est-il que c’est une œuvre géniale. Elle connut un succès immédiat et demeure l’une de ses compositions les plus populaires. Elle fit taire les critiques – provisoirement. On dit que Chostakovitch la présenta comme « la réponse d’un artiste soviétique à une juste critique ». C’est un mensonge. Jamais il n’a prononcé ces mots, qui ont été inventés par un lèche-botte et un gratte-papier stalinien quelconque. Cette œuvre noble marquait clairement un tournant dans le style musical du compositeur, mais pas le moindre recul en termes de qualité artistique. Et malgré le triomphalisme apparent de son finale , cette symphonie a un caractère profondément tragique.

C’était une période particulièrement sombre dans l’histoire de l’Union Soviétique. Staline parlait de la « vie heureuse » des Soviétiques – pendant que la folie de la collectivisation forcée provoquait une famine qui emporta quelque 10 millions de vies. Staline violait systématiquement chaque principe du léninisme et de la démocratie soviétique, mais dans le même temps caractérisait la Constitution de 1936 comme « la plus démocratique au monde ». Toute la situation se prêtait à la plus mordante des ironies.

Dans le domaine de l’art, la victoire de la bureaucratie stalinienne trouva son expression dans la soi-disant théorie du « réalisme socialiste ». En réalité, l’« art » en question n’était ni réaliste, ni socialiste, mais éminemment conformiste et conservateur. Il était d’une superficialité et d’une simplicité qui comblaient d’aise l’étroitesse d’esprit de la bureaucratie, d’autant plus qu’il peignait en rose la vie soviétique. Staline lui-même aimait regarder des films, dans la salle de projection du Kremlin, et tout particulièrement ceux qui montraient des paysans joyeux et bien nourris dans des fermes collectives – pendant qu’une terrible famine accablait les campagnes.

Alan Woods, le 16 décembre 2006

Lire la suite en cliquant sur l’adresse URL portée en source (haut de page, couleur rouge)


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message