Et maintenant, comment reconstruire à gauche ?

jeudi 24 décembre 2015.
 

Le débat à gauche après les élections régionales. Avec les points de vue de Gaël Brustier, politologue 
et essayiste (1), Gérard Mauger, directeur 
de recherche émérite 
au CNRS, Stéphanie Roza, professeure de philosophie, Jean-Numa Ducange, maître de conférences en histoire à l’université de Rouen de philosophie

A) La pleine conscience de sa propre défaite

par Gaël Brustier, politologue 
et essayiste

Les élections régionales ont révélé une rétractation électorale du PS sur le sud-ouest, la Bretagne et les idéopôles, c’est- à-dire les métropoles connectées à la globalisation (Paris, Grenoble, Montpellier…). Elles ont aussi précisé le risque de progressive extinction de la gauche radicale, qui a disparu de plusieurs hémicycles régionaux. La tripartition des votes ne doit pas camoufler la possibilité d’une marginalisation possible de la gauche en France et une polarisation à droite de la vie de notre pays.

Les résultats électoraux sont souvent la traduction d’un rapport de force idéologique, de l’état de ce que l’on peut appeler, à l’instar d’Antonio Gramsci, le «  front culturel  ». La plongée de notre pays dans le processus d’intégration européenne et dans la globalisation, la montée des interdépendances entre les États et entre les hommes ont des effets sur la vision du monde de nos concitoyens. Parmi les autres déterminants du vote, la puissance de l’idéologie mêlant immigration, rejet de l’islam, peur du terrorisme, discours sécuritaires est incontestable dans ce scrutin. Elle se fait explication du monde et, dans les derniers mois et semaines, a travaillé l’électorat en profondeur. La «  crise des migrants  » avait servi de carburant dans d’autres scrutins récents en Autriche (profitant au FPÖ) et en Suisse (profitant notamment à l’UDC). Dans le même temps, l’affaire grecque a révélé une forme d’impréparation de la gauche radicale à affronter la coercition européenne. L’effet «  vote utile  » à gauche dans ce contexte n’est pas étonnant. Il permet un maintien du score des listes PS sans empêcher la rétraction sur quelques bastions de la gauche.

Une tentation de la social-démocratie française va être d’incarner un «  moindre mal  » en usant et abusant du vocabulaire républicain, en tentant par des alliances de centre droit de devenir le seul et dernier obstacle à un FN, dont on voit qu’il est encore rejeté, en l’état, par une majorité de Français. Partant du constat qu’elle devient structurellement minoritaire, cette gauche-là a la tentation de devenir un partenaire (inévitablement mineur) d’une alliance «  au centre  », c’est-à-dire avec des fragments de la droite non radicalisés, économiquement libéraux mais hostiles à l’accent mis sur l’identité par la droite de Nicolas Sarkozy. Cette stratégie consacrerait un déplacement de l’axe de notre vie politique à droite et n’empêcherait probablement pas une forme d’ethno-libéralisme de voir le jour.

Face à cette tentation, celle de construire une gauche idéale à côté de la gauche réelle n’a pas plus de chance de réalisation aujourd’hui que celle de faire un Parti socialiste idéal à côté du parti socialiste réel hier. Il ne s’agit plus désormais de faire un «  virage à gauche  ». Si la gauche est aujourd’hui structurellement minoritaire en France, elle doit prendre le temps de la critique et de l’analyse, pour se doter des outils lui permettant de devenir, un jour, majoritaire. C’est de la pleine conscience de sa propre défaite que la gauche, qu’elle soit radicale ou sociale-démocrate, peut tirer les ressorts de sa refondation, et transcender ses contradictions. C’est, au fond, ce qu’a entrepris Podemos en Espagne.

Au-delà des effets de mode, l’apport de Podemos au renouveau de la pensée stratégique doit être pleinement analysé. Que Podemos subisse un succès ou un échec relatif au regard de sa jeune histoire est relativement secondaire par rapport aux questions que soulèvent ses animateurs Pablo Iglesias et Inigo Errejon. Pour surmonter les difficultés de leur camp, ils ont quitté le sillage des vieux appareils, pour penser librement une stratégie alternative. Ils l’ont fait en analysant le système de pouvoir de l’Union européenne, l’évolution du système capitaliste, la modification des configurations sociales qui en découle, les nouvelles formes de coercitions et les possibles brèches dans le consentement dans lesquelles ils pouvaient s’engouffrer. Oui, tout est à repenser, tout est à refonder.

B) L’impératif de lisibilité impose la clarté

par Gérard Mauger, directeur 
de recherche émérite 
au CNRS

Suffit-il, pour lutter contre le FN et gagner «  la bataille des idées  », de prendre systématiquement le contre-pied de ce que disent ses porte-parole ? Au risque de décevoir, sinon d’indigner, je voudrais expliquer les raisons que j’ai d’en douter… Quand le FN dénonce «  l’UMPS  », faut-il vraiment tenter de réhabiliter le PS et feu l’UMP ? Il me semble qu’en l’occurrence le FN exprime le point de vue profane sur les partis politiques qui alternent au pouvoir en France, comme un peu partout en Europe (quand ils ne forment pas une «  grande coalition  ») : «  La gauche et la droite, c’est du pareil au même…  » Faut-il contredire une vérité de sens commun qui se trouve être aussi, grosso modo, une vérité «  objective  » et laisser au FN le monopole de l’opposition au «  système  » ?

De même, en un temps où l’expérience grecque est venue rappeler à ceux qui en doutaient encore qu’il n’y a pas d’expérience «  de gauche  » possible dans le cadre de l’Europe des traités, faut-il laisser au FN le monopole de l’opposition (apparente) à la construction européenne que dénonçait (victorieusement) «  la gauche de gauche  » au temps qui n’est pas si lointain du «  non au TCE  » ? Faut-il, au prétexte d’internationalisme, défendre l’internationale du capital, «  la concurrence libre et non faussée  », les menaces permanentes de délocalisation et la libre circulation des containers à travers le monde ?

Pour combattre le FN avec quelque chance d’être entendu par les profanes, il ne s’agit pas de sauver la mise du PS ou celle des «  Républicains  », mais de dénoncer leur uniformisation dans le cadre intangible des politiques néolibérales européennes. Ainsi devient-il possible (et audible) de dénoncer les faux-semblants d’un FN, vrai défenseur du capital et faux défenseur des travailleurs, aligné lui aussi, en dépit des apparences, sur l’UMPS.

Reste le troisième thème de prédilection du FN : la vindicte contre les «  cassoces  » c’est-à-dire, pêle-mêle, la délinquance et «  l’assistanat  » attribués à «  l’immigration  ». S’il ne s’agit évidemment pas, en la matière, d’endosser les propos du FN, comment engager «  la bataille des idées  » sans être assuré de la perdre ?

En un temps où les classes populaires, plus ou moins «  établies  », sont confrontées à «  l’insécurité sociale  » et dénoncent les «  jeunes des cités  » indistinctement supposés fauteurs d’«  insécurité  » et/ou les prétendus «  privilèges  » des immigrés, le vote FN renforce symboliquement la frontière qui les en démarque et conjure magiquement la menace d’une retombée toujours possible dans l’indignité et la misère. Sans «  blâmer les victimes  » ni sembler prendre le parti des «  mauvais pauvres  », on peut rappeler que les rodomontades contre «  la racaille  » ou «  les assistés  », qu’elles émanent de la famille Le Pen ou de Sarkozy, sont non seulement inefficaces pour lutter contre la délinquance ordinaire, mais détournent le sentiment d’injustice de sa cible : les inégalités obscènes que reproduit le cynisme illimité des classes dominantes et de leurs porte-parole politiques attitrés (des «  Républicains  » au Front national, sans oublier le Parti socialiste).

Prenant prétexte du «  nationalisme  » du FN et de la réhabilitation sarkozyste de «  l’identité nationale  », faut-il leur emboîter le pas et encourager chacun à afficher une «  identité culturelle  » irréductible ? Au motif que le FN revendique une «  laïcité  » qui sert de cache-misère à un racisme anti-arabe hérité de l’OAS, faut-il la lui abandonner ? Est-il si difficile d’être à la fois laïque et antiraciste, rationaliste et tolérant, de mettre en avant tout ce qui peut rassembler – une condition de classe partagée, exploitée et dominée – plutôt que ce qui sépare ?

L’impératif de lisibilité par les profanes (où se recrute le parti majoritaire de l’abstention) impose la clarté à toute tentative de reconstruction de la gauche.

Jean Jaurès, l’Humanité, le 10 mai 1912. « Quelle abjection dans cette propagande de la peur ! 
On lit sur les murs de Paris d’ignobles affiches qui apprennent au monde que toutes les boutiques sont forcées, que toutes les existences sont menacées, qu’au coin de toutes les rues le passant est guetté par le couteau d’un Apache. “Défendons-nous”, hallucinons les cerveaux, affolons les cœurs ; demandons à la société française de répudier toutes les lois humaines. »

C) Besoin de radicalité et rôle des mouvements sociaux

par Stéphanie Roza, professeure de philosophie et Jean-Numa Ducange, maître de conférences en histoire à l’université de Rouen

Au lendemain des élections régionales, le Front de gauche n’est même pas en mesure de compter ses électeurs, parce que la division a conduit à un éclatement des listes et des sigles. Pour convaincre, encore faut-il exister ! Pendant ce temps, et quels qu’aient été les effets dudit «  front républicain  », le FN a encore gagné des électeurs entre les deux tours. Lui, du moins, est en mesure de les compter : 6,8 millions. Un record historique.

Une partie de la gauche de la gauche, pas plus qu’au premier tour, n’a pas su faire la différence et se poser en alternative à la gauche gouvernementale. Elle a emboîté le pas à la direction nationale du PS pour crier, une fois de plus, à la menace fasciste. Elle a été, pour certains de ses représentants, jusqu’à prétendre qu’un Christian Estrosi, notoirement connu pour ses positions grossièrement hostiles aux musulmans et ses appels du pied à l’électorat raciste, était un «  rempart  »… contre l’extrême droite. Donc jusqu’au point de défendre l’idée que la gauche avait raison de disparaître de certains conseils régionaux, de se priver de toute possibilité d’intervention dans ce cadre pendant toute une mandature, laissant le champ libre au FN et à une droite qui s’aligne de plus en plus sur ses thèmes et son message identitaire.

On ne peut prétendre incarner l’alternative sans analyse rationnelle des réalités politiques auxquelles le présent nous confronte. Par le passé, les adversaires les plus intelligents du PCF avaient su cesser de l’appeler «  le parti de Moscou  » une fois le temps du stalinisme passé. Pourquoi persister, contre l’évolution de la réalité elle-même, à miser sur la peur plutôt que sur l’intelligence collective en continuant de prétendre que le FN est un parti fasciste ou fascisant comme s’il était une pure réplique des partis des années 1930 ? Pourquoi continuer d’agiter un épouvantail qui ne convainc que les convaincus, et qui n’a jamais empêché l’extrême droite d’engranger toujours plus de succès ? Pourquoi contribuer à redorer le blason de partis discrédités aux yeux d’une partie croissante de l’électorat populaire, en leur prêtant des allures de résistants alors que la distance entre le populisme réactionnaire d’une Marine Le Pen et les discours sécuritaires de la droite sarkozyste se réduit un peu plus à chaque élection ? Plutôt que de postures moralisantes, la gauche radicale a besoin… de radicalité. Elle doit cesser d’être l’appendice politique désolant d’une gauche socialiste à qui les scores du FN servent à faire oublier ses propres renoncements. Elle doit commencer par l’exemple de l’indépendance politique, du courage, et pour cela, aussi, rompre avec les travers que les salariés de ce pays, son public privilégié, honnissent de plus en plus largement : le cumul des mandats, les arrangements politiciens, les compromissions de toutes sortes, la lutte des places. Elle doit miser sur les mouvements sociaux plutôt que sur les coalitions. S’attaquer à ces problèmes est la seule manière vraiment efficace de lutter contre la montée inexorable du FN. Il y a urgence.


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