L’intellectuel de gauche critique est un collectif (Philippe Marlière)

jeudi 29 octobre 2015.
 

La fascination pour la figure de l’intellectuel « généraliste » dont Jean-Paul Sartre représenta la quintessence est un tropisme français. Les autres pays européens connaissent avant tout ce que Michel Foucault appelait l’intellectuel « spécifique », c’est-à-dire un expert intervenant sur des questions précises qui relèvent du champ de son savoir. En réalité, l’intellectuel sartrien a été terrassé par deux phénomènes : la scolarisation prolongée des classes moyennes et l’essor des nouvelles technologies. Des millions d’individus, de plus en plus instruits et mieux informés, sont devenus des citoyens réflexifs et donc des intellectuels critiques. Antonio Gramsci observait à juste titre qu’il existe des travailleurs qui utilisent davantage leur cerveau que leur mains, mais que nous sommes tous des intellectuels, car tout le monde pense, critique et argumente. La figure sartrienne ne reviendra donc pas. Les personnages narcissiques qui, aujourd’hui, tentent de la singer – les BHL et autres Michel Onfray – sont perçus par le public pour ce qu’ils sont : des bouffons médiatiques.

La figure de l’intellectuel organique

L’opposition traditionnelle entre intellectuel généraliste et spécifique masque une autre figure politiquement plus intéressante. Appelons-la l’intellectuel « organique » qui, contrairement à une idée reçue, n’est pas forcément liée à un parti politique. L’intellectuel organique est un individu qui tente d’exprimer les intérêts et les aspirations d’un groupe ou d’une classe sociale. C’est dans cet entre-deux que l’on trouve le type d’intellectuel qui se frotte réellement au politique et qui fait de la politique. Si les déclarations des deux autres figures de l’intellectuel n’engagent qu’eux-mêmes, l’intellectuel organique est l’un des porte-parole du groupe ; une position qui lui confère une responsabilité sociale importante : quand il s’exprime en public, cet intellectuel ne peut pas dire n’importe quoi car il parle pour, voire au nom d’un collectif.

L’intellectuel organique est idéalement placé pour remplir le rôle de critique sociale car il relie ses interventions publiques à un champ intellectuel et à un groupe humain plus ou moins précis. Il transfère un capital culturel dans le champ politique, ce qui va lui conférer un certain capital symbolique. Mais il ne faut pas qu’il pense que cette position le place au-dessus du lot, qu’il peut plastronner à l’instar de certains intellectuels généralistes. Il lui faut, au contraire, agir avec modestie et responsabilité. La modestie naîtra de la rencontre avec d’autres intellectuels de son groupe : des jeunes étudiants, des permanents de parti ou des ouvriers autodidactes.

L’intellectuel organique est l’agent politique de sa classe car c’est un intellectuel collectif dans le sens défini par Pierre Bourdieu. La modestie intellectuelle, c’est reconnaître que l’on est influencé par son environnement social : il y a davantage de générosité intellectuelle et de savoir concret dans un long commentaire que rédige un lecteur anonyme sur un blog politique que dans la plupart des articles conformistes publiés par de « grands noms » de l’intelligentsia dominante. La responsabilité n’est pas synonyme de manque de conviction ou de radicalité : c’est prendre conscience que les mots et les prises de position impactent sur les individus qui vous lisent ou vous écoutent parler.

L’intellectuel généraliste peut accumuler les déclarations définitives, puisqu’il ne représente que lui-même. Il rencontrera certainement un succès de salon et apparaîtra romantique à certains. Mais on peut douter qu’il s’agisse d’une posture réellement critique et radicale : celle-ci se construit à partir d’une analyse pratique du réel, tel qu’il est, et non tel qu’on le fantasme. L’intellectuel de gauche sera d’autant plus radical et critique qu’il n’hésitera pas, le cas échéant, à braver la doxa de son camp et à lui dire quelques vérités désagréables.

Ce que peut l’intellectuel

Pas plus qu’il n’existe d’homme providentiel en politique, il ne faut s’illusionner outre mesure sur le « pouvoir » des intellectuels. Ceci ne revient pas à dire que leur influence est nulle ou qu’un intellectuel devrait s’abstenir de prendre position politiquement. La mobilisation d’intellectuels en défense au capitaine Dreyfus fut bien entendu déterminante pour innocenter le militaire, mais elle ne permit pas d’enrayer l’inexorable montée de l’antisémitisme en France et en Europe à partir des années 20. Il faut replacer la portée d’une telle intervention au cœur d’un ensemble collectif : les militants politiques, syndicaux associatifs et les mouvements sociaux ou citoyens.

L’engagement de l’intellectuel « responsable » et « modeste » est d’autant plus nécessaire aujourd’hui à gauche, que ce sont les intellectuels bavards, narcissiques et réactionnaires qui tiennent le haut du pavé dans les médias et dans l’édition française. Il est impératif que les intellectuels collectifs fassent entendre un autre récit du monde ; dénoncent les dominations et injustices de tous ordres. Les intellectuels collectifs doivent combattre le néo-pétainisme culturel, menaçant, mais qui n’a rien d’inéluctable.


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