La révolution citoyenne est-elle en marche dans le monde numérique ?

dimanche 4 octobre 2015.
 

- A) S’emparer des réseaux comme éléments de pouvoirs nouveaux
- B) Se battre pour les cyberdroits et un revenu de pollinisation
- C) Le partage et l’égalité en marche sur le Net
- D) Un monde de contractants et de travail gratuit

A) S’emparer des réseaux comme éléments de pouvoirs nouveaux

Par Alain Obadia, président de la Fondation Gabriel Péri

Il ne faut pas oublier les contradictions de cette révolution numérique. Il existe un énorme enjeu de maîtrise par la société de son évolution. D’un côté, cette révolution offre des outils nouveaux qui permettent de développer une société et une économie de partage, de mettre de l’information à disposition de chacun, d’ouvrir plus d’accès à la culture, de développer des échanges humains nouveaux  ; de l’autre, sous la contrainte de profit maximum, se développent la précarisation et un capitalisme sauvage. Il y a un surinvestissement financier dans cette économie de plateformes qui ne correspond pas à la satisfaction de besoins utiles. Le site Airbnb a la même capitalisation boursière avec 600 employés dans le monde que le groupe Accor, qui a 20 000 salariés dans le monde. Du capital spéculatif est en train de s’accumuler. La question est de savoir si nous allons, la société, ici et dans le monde, être capables d’en maîtriser le développement. La question centrale restera celle du travail et de l’emploi. Cette révolution numérique implique de construire un nouveau modèle social pour qu’elle soit un progrès pour l’humanité.

Quels sont les axes de bataille à mener  ? Premier axe  : la sécurisation de l’emploi  ; deuxième axe  : nous allons dans l’industrie vers une croissance considérable de la robotique, vers une suppression assez massive d’emplois, ce qui justifie une audacieuse diminution du temps de travail avec l’entrée dans un nouveau type de civilisation où la place du travail est modifiée, cela valorise le développement des capacités humaines  ; troisième axe  : il faut aller vers une reconfiguration des emplois. Il faut aller vers de nouvelles créations d’emplois, plus qualifiés, notamment dans les domaines de la conception des systèmes informatiques et des architectures productives  ; quatrième axe  : dans cette nouvelle configuration, il faut aller vers un développement des services publics parce qu’ils sont des gisements d’emplois correspondant à des besoins énormes qui sont en déshérence. Dernier axe  : tout cela demande un énorme effort de formation. Cette transition vers de nouveaux métiers doit être maîtrisée et être positive d’où la nécessité de la sécurisation de l’emploi et du revenu. Il faut garder le même revenu même pendant qu’on se forme. Cela suppose aussi de développer une véritable politique industrielle. Stopper la logique morbide actuelle  : développer les investissements et mettre le paquet sur ce qui va se développer. Il y a en France un certain nombre de start-up qui sont à la pointe concernant la robotique. Et pourtant les robots dans les usines sont majoritairement allemands ou japonais.

Comment financer ce nouveau modèle productif et social  ? En se réappropriant les énormes gains de productivité que ce processus implique, et qui gonflent aujourd’hui les profits spéculatifs du patronat. Fiscalité et droits des salariés peuvent redresser cette situation.

Il faut que nous menions une bataille pour nous emparer des réseaux comme éléments de pouvoirs nouveaux, comme éléments de transversalité nouvelle entre les salariés, entre les citoyens. Ce sont des énormes enjeux démocratiques dans la société. La voie n’est pas sans obstacle, mais c’est une bataille de plein avenir. Pour les forces politiques, sociales, qui veulent transformer la société, il faut que nous aussi nous nous mettions complètement à la hauteur de l’utilisation de ces moyens, ce qui est loin d’être le cas. Nous avons progressé dans ce domaine, mais nous sommes loin de l’idéal.

B) Se battre pour les cyberdroits et un revenu de pollinisation

Par Yann Moulier-Boutang, économiste, chercheur à l’université de Shangaï

Le monde des hackers, des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) est resté étrangement discret dans le domaine de la prise de parole. Il a fallu attendre la constitution de ce que j’appelle un véritable capitalisme cognitif avec de très grandes entreprises pour qu’apparaissent les premières émergences. Aux États-Unis, les travailleurs précaires qu’utilise Uber – jeunes, retraités à la recherche d’un revenu de complément – ont introduit une class action pour demander la requalification de leurs prestations en contrats de travail. Ce qui obligerait l’employeur à payer les charges sociales. Je parie que les juges californiens vont cogner et requalifier en vrais salariés les pseudo-travailleurs indépendants d’Uber. Car toute l’astuce du système, c’est que les gens sont formellement des travailleurs indépendants, des 
autoentrepreneurs, alors qu’ils sont de fait des subordonnés.

Quand la valeur économique actuelle fondamentale se produit-elle  ? Quand une multitude de gens interagissent et renseignent les dispositifs numériques de Google, Facebook, Twitter, sur leurs opinions, ce qu’ils font, leurs goûts, leurs fréquentations… Google vous offre du gratuit, mais vous travaillez gratuitement pour Google. Cent millions de cliqueurs par seconde, en faisant une requête, travaillent pour Google. C’est la vraie mine d’or que Google revend à des tiers, c’est-à-dire des entreprises. Ceci explique que Google ait eu une capitalisation boursière faramineuse tout en ayant un nombre d’employés très faible. Google réussit à faire travailler tout le monde  ! C’est ça l’astuce des Gafa, ils font travailler la multitude. Cela crée une plus-value, une survaleur qui est liée à la pollinisation sociale. De plus, les Gafa ne restituent rien en termes de travail salarié, de charges sociales. Ils ne paient pas d’impôts. Avec ce système, l’emploi disparaît.

Il y a tout un travail à faire sur les libertés civiques et citoyennes, c’est-à-dire les cyberdroits. Pour tous les lieux de pollinisation sociale (fab-labs…), il faut des équipements, il n’y en a pas actuellement, alors que le secteur public reconnaît des formes d’expression qui sont moins directement productives que le numérique. Il faut protéger les nouveaux biens communs numériques. Et il y a une loi dont il faut avoir la peau  : ce qu’on appelle en droit le sui generis des banques de données qui fait qu’un banquier qui numérise des données, à partir du moment où il a travaillé des formats, acquiert le droit à vingt ans d’exclusivité. Avec une organisation pareille, on revient à un système de droit d’auteur éternel et de clôture des espaces et c’est dramatique. Enfin, il faut lever le secret des algorithmes, il faut qu’une commission puisse les regarder et voir s’ils ne sont pas attentatoires aux libertés publiques, au respect du Code du travail et autres…

Et tout ça ne se résoudra pas avec la salarisation des Uber parce qu’il y a des contributifs multiples dans la «  schering economy  ». Donc, ce qu’il faut, c’est un revenu de base citoyen, un revenu de pollinisation qui permette aux gens de pouvoir véritablement travailler dans le numérique. C’est possible puisqu’il s’agit d’un secteur éminemment productif et dont la valeur économique est infiniment supérieure à celle que le secteur marchand arrache actuellement. Et qu’il s’agit d’un secteur qui ignore aujourd’hui les obligations qu’il a vis-à-vis des communs numériques.

C) Le partage et l’égalité en marche sur le Net

Par Nicolas Huchet, créateur d’une main-robot, militant du partage sur le net

J’ai été amputé d’une main alors que j’étais jeune mécanicien. À 18 ans, je me suis retrouvé avec une prothèse myo-électrique. Je me suis posé plein de questions sur la vie à ce moment. Il y a trois ans, j’ai découvert l’existence de prothèses bien plus perfectionnées sur le marché. Mon médecin m’a annoncé qu’elles n’étaient pas remboursées par la Sécurité sociale. J’étais en colère de découvrir que l’accès à la santé dépendait des moyens de chacun. Mais il y a encore des valeurs d’égalité dans ce pays, grâce à ma petite carte verte, j’ai pu me procurer cette prothèse. Mais l’idée d’injustice me poursuivait. Un jour, j’ai découvert une machine incroyable  : une imprimante 3D. J’ai demandé tout de suite à ceux qui étaient là s’il était possible de faire une main robot. Ils m’ont posé beaucoup de questions. Ils m’ont convié à participer à leur fab-lab  : «  On va télécharger sur “thingiverse” la main “in move”, elle fonctionne avec de l’“hardweknow”, c’est de “l’open source”.  » Je n’avais rien compris. Mais j’ai saisi que je pouvais travailler avec eux, fabriquer ma propre prothèse en utilisant gratuitement leur machine et, qu’en échange, il fallait que je partage toutes mes recherches. Mon handicap a pris une double signification, j’allais travailler sur moi-même et aider d’autres personnes dans le monde. Je me suis rendu compte assez vite que j’étais tombé sur des gens très dynamiques, pleins d’énergie, qui avaient envie de faire plein de choses. On s’est mis à travailler ensemble, à télécharger des plans, à contacter des gens qui avaient mis des mains robots en open source… En travaillant tous ensemble, avec l’aide du fab-lab, des lycéens de Rennes (où j’habite), j’ai appris à faire de l’électronique et on a bidouillé, construit cette main robot. Ça nous a coûté 300 euros. Évidemment, on ne peut pas la comparer avec les modèles qui coûtent 9 000 euros. Cela reste un prototype mais ça a fait un buzz sur Internet  !

On s’est retrouvé en contact avec des Russes. Nous y sommes allés déjà trois fois. Là-bas, quand on leur parle d’open source, du partage, même les grands-mères qui n’y comprennent rien à la technologie perçoivent tout l’intérêt du partage. Avec cette main robot, nous sommes allés aux États-Unis et dans beaucoup de pays, pour y représenter le mouvement des «  makers  ». Des gens qui fabriquent ce dont ils ont besoin plutôt que de l’acheter, qui transforment des objets obsolètes en nouveaux engins – un ventilateur en panne qui devient un drone. Ce monde des «  makers  » est un peu punk, un peu utopiste, un peu communiste, ce sont des gens créatifs qui vont de l’avant. Ce sont des optimistes. Aujourd’hui, l’optimisme est quasiment un devoir, y compris pour rêver un futur meilleur.

Actuellement, nous avons un projet qui est de créer un «  handi-lab  », un fab-lab dédié aux handicaps. Mettre la fabrication numérique au service du handicap, pour fabriquer des prothèses, des fauteuils roulants… Des solutions open source pour les personnes en situation de handicap, pour que la santé soit pour tous. C’était déjà une utopie en France à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, l’utopie doit être mondiale. Depuis que mon projet a démarré, j’ai découvert que, dans le monde, existaient plein d’autres projets open source. Des gens cherchent des solutions un peu partout et, plutôt que déposer des brevets, ils décident de tout partager et ça change tout. Tout le monde peut contribuer, peut modifier, et surtout personnaliser pour répondre à son propre besoin. C’est important surtout en matière de santé.

Une start-up anglaise, Open Bionics (quatre personnes), réalise des prothèses en open source. Elle les vend mais les plans, les types de moteur, de carte, le code informatique indispensable au fonctionnement de la prothèse sont disponibles. Le business et le partage ne sont pas incompatibles. En France, au niveau des fab-labs, il y a des gens qui s’impliquent, qui s’investissent et qui font de l’usage du numérique leur combat. Faire de l’open source, partager des plans, c’est un engagement. Pour certains, on peut parler de militantisme, d’engagement sur des valeurs de partage et d’égalité. Nous voulons aider au rééquilibrage entre les pays du Nord et les pays du Sud. Avec notre association My Human Kit, on souhaite lever des fonds pour trouver des solutions pour le handicap, pour les personnes qui sont dans le besoin ici et ailleurs, et surtout pour qu’on regarde le handicap d’une autre manière.

D) Un monde de contractants et de travail gratuit

Par Yann Le Polotec, responsable révolution numérique du PCF

Avec le big data, les algorithmes, plus le capitalisme de plateforme, nous allons vers la disparition de 5 millions d’emplois dans les dix ans qui viennent en France. Nous sommes, ici et dans l’ensemble des pays développés, sur la pente de la disparition d’emplois et même de métiers de l’ordre de 47 % à 50 %, y compris dans des milieux extrêmement qualifiés. Le capitalisme de plateforme, s’appuyant sur la capacité à gérer des masses énormes de données, permet de développer des entreprises qui font ce que j’appelle du courtage de travail. Prenez le modèle d’Uber, il emploie zéro chauffeur mais il a recours à 250 000 chauffeurs dans le monde, il n’emploie que 2 000 personnes dans le monde, essentiellement informaticiens. Sinon il utilise ce qu’on appelle des contractants. Ces gens ne sont pas des salariés d’Uber, ils mettent à la disposition d’Uber leur moyen de production, c’est-à-dire leur voiture, leur GPS, leur tablette numérique qui leur permet de trouver le client. Ils dépendent totalement de l’offre ou de la demande de transport et, à la fin, le paiement passe par Uber qui prend une marge énorme de 20 %. Ceux qui travaillent pour Uber sont dans une situation de précariat le plus total, tout en ayant le sentiment d’être indépendants. Rappelons-nous Michel Foucault  : «  Être entrepreneur de soi.  »

Autre exemple  : le « Turc mécanique  » d’Amazon. Il s’agit d’une plateforme où vous pouvez par exemple déposer une demande de traduction d’un texte, d’identification de gens sur une photo… un travail à faire qui est mis aux enchères. En face, des gens saisissent telle ou telle tâche… ils essaient de vivre en prenant ce travail quand il se présente. Le salariat est dépassé, mais par le bas. Ce mode de fonctionnement croise des aspirations de liberté, de sortie des hiérarchies… mais, à y regarder de près, on s’aperçoit qu’on est sur une exploitation féroce, avec des systèmes capitalistes qui, à part gérer des données, n’ont quasiment aucun moyen de production. Uber, ne payant pratiquement aucun impôt, n’aide en rien à améliorer les infrastructures de transports. YouTube ne produit aucune image. Par contre, il amasse beaucoup d’argent sur le travail des autres. Google ne produit pas un seul document. Ce sont les autres qui le font  !

Ce mode de contractance monte en puissance alors que le nombre de CDI a tendance à se réduire et que les salaires ont tendance à baisser. Nous sommes sur un changement de paradigme qui va demander des luttes, des batailles. À l’image de celle des dockers qui, avant 1947, étaient corvéables à merci  : ils attendaient, comme les chauffeurs d’Uber, que les patrons leur donnent ou non du travail. Dans le big data, il n’y a plus de salariés, seulement des contractants. Comment peuvent-ils s’organiser  ? Pour des millions de personnes, cela devient un enjeu de lutte de classes.

Existe aussi tout ce qui relève du travail gratuit sur le Net. On dit Google, c’est gratuit. Mais, en fait, c’est vous qui êtes le produit. L’efficacité de Google n’existerait pas sans les milliards de requêtes que vous faites sur ce moteur de recherches qui enrichissent l’algorithme. Google vit de vos traces numériques et de leur revente. Les décryptages qu’on vous demande aujourd’hui pour faire la différence entre la réponse d’un robot et celle d’un humain vont servir à mettre au point le maillage indispensable, par exemple, à la livraison de produits par drone demain. Nous travaillons pour eux. De plus en plus, on nous demande du travail gratuit et cela implique aussi de la lutte des classes.

Dossier de L’Humanité


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