La gauche a perdu si elle fuit le terrain de l’identité nationale républicaine (Patrick Weil)

mercredi 30 septembre 2015.
 

Dans son dernier ouvrage, "le Sens de la République" (Grasset), le politologue 
et historien de l’immigration et de la nationalité, directeur de recherche au CNRS 
et professeur invité à l’université de Yale, interroge notre projet républicain
 dans le contexte du débat de l’après-11 janvier 2015.

Vous interrogez, le sens de la 
République en rapport avec les questions touchant aujourd’hui l’immigration. Pourquoi ce choix  ?

PATRICK WEIL J’interroge le sens de la République sous différents angles. Par exemple, dans un chapitre important de ce livre, je mets en lumière quatre piliers de notre identité nationale républicaine, or ils n’ont rien à voir avec l’immigration. Si je parle aussi d’immigration, c’est parce que cette question impacte les frontières de notre République. Qui est français  ? Et entre Français, nous sentons-nous vraiment concitoyens  ? C’est une question très importante à laquelle il faut répondre parce que le sens de notre République concerne les Français en tant que peuple et pas les Allemands, les Anglais ou les Italiens. 
Or, il y a un vrai problème aujourd’hui. Certains de nos compatriotes, français légalement, ne se sentent pas reconnus comme tels. Pour d’autres, la France n’est plus ce qu’elle était quand ils étaient jeunes. Évidemment cela pose la question de l’immigration ou plutôt de la migration. Car nous avons été le premier pays d’immigration en Europe. Dès la fin du XIXe siècle des dizaines de milliers de travailleurs étrangers ont été recrutés au service de la révolution industrielle. Ces immigrés venus souvent avec leur famille d’Italie, d’Allemagne, de Tchécoslovaquie, de Pologne ou de Russie savaient qu’ils venaient dans un pays étranger, dont ils devaient apprendre la langue et les lois. Ils savaient qu’ils devaient s’adapter à la France. Mais après la Seconde Guerre mondiale, parfois un peu avant, sont arrivés de notre empire colonial des migrants qui étaient parfois déjà français  ; d’abord d’Algérie jusqu’en 1962 mais aussi à partir des années 1950, d’outre-mer, des Antilles ou de La Réunion. Plus tard, d’autres sont venus du Maroc, de Tunisie ou d’Afrique subsaharienne, qui avaient aussi un lien avec la France. Ces migrants, quand ils sont arrivés sur le territoire métropolitain, ils croyaient que la France, ils connaissaient, puisqu’ils connaissaient notre langue et parfois étaient même français. Or, souvent, ils découvraient qu’ici en métropole on ne connaissait rien de leur histoire et on ne les reconnaissait pas. Il y a eu un malentendu au départ, au sens littéral du terme, un malentendu profond qui continue jusqu’aujourd’hui, comme l’a révélé de façon flagrante le débat qui a lieu sur les programmes d’histoire au collège. D’un côté, Pierre Nora et ses amis qui clament par exemple qu’enseigner que l’esclavage a été un crime contre l’humanité c’est céder à l’anachronisme et aux pressions mémorielles de nos compatriotes d’outre-mer. De l’autre, ceux qui prônent d’enseigner l’esclavage et la colonisation presque comme un péché de la France et de la République. Ils ont tous tort. Ils ignorent que la République française a été la première au monde à inscrire dans son droit le concept de crime contre l’humanité – on disait alors de lèse-humanité –, appliqué justement à l’esclavage, en 1794 puis à nouveau en 1848. De cet acte décidé au nom des valeurs de la République, tous les Français devraient être fiers. Cela fait partie non seulement de notre histoire, mais de l’histoire du monde. En fait, cela réorganise toute l’histoire du concept du crime contre l’humanité, qui est devenu quelque chose de très important aujourd’hui. C’est cette histoire globale de la France que l’on doit justement enseigner  : qui intègre notre passé impérial, mais donne aussi un sens à notre histoire nationale, le progrès vers l’égalité  ; de l’esclavage à l’émancipation, de la colonisation à la décolonisation grâce aux valeurs de la République qui travaillaient les sociétés de l’époque où beaucoup ne voulaient pas voir s’inscrire durablement les discriminations. Rien à voir donc avec la repentance, juste des faits qui montrent que des batailles décisives ont été gagnées au nom de valeurs qui ont inspiré des générations de Français et continuent de les inspirer.

Quand on observe le débat français à propos de l’immigration, il semble que le caractère de creuset de la population française est comme refoulé ou du moins mis de côté.

PATRICK WEIL Il n’est pas mis de côté, il est perçu comme ayant échoué, ce qui est faux. D’abord ce qui a rendu et rend le processus d’intégration plus difficile, on l’oublie trop souvent, c’est le chômage de masse qui s’est développé depuis 1974 et qui augmente encore et touche toujours plus les familles immigrées. Or le travail et la syndicalisation c’est ce qui a historiquement fait le melting-pot en France. Malgré cela, il y a aussi beaucoup de réussite. Et si l’école peut faire mieux, les enseignants font souvent un formidable travail. Mais en France on a tendance à ne mettre en lumière que ce qui ne marche pas. Aux États-Unis on met en valeur les succès et chez nous on a tendance à souligner les échecs. En fait, le processus d’assimilation et d’intégration s’effectue pour la majorité, même si ensuite beaucoup font face à des discriminations inacceptables sur le marché du travail.

La question de l’immigration ne fonctionne-t-elle pas comme un opérateur de déplacement du débat politique en France, comme un moyen, au service des intérêts patronaux, de le recouvrir et de l’empêcher de se déployer sur les questions sociales et économiques réelles  ? Du côté des véritables solutions et alternatives  ?

PATRICK WEIL Ce déplacement existe mais on ne le combat pas juste en disant «  il y a déplacement de la lutte des classes  ». C’est en prenant pied sur le terrain de l’adversaire que l’on peut vaincre, pas en le désertant  ! Vous voulez parler d’identité nationale  ? Eh bien, parlons-en, c’est ce que j’ai dit à M. Sarkozy lorsqu’il a lancé ce terrible débat. Vous demandez qui est français  ? Eh bien parlons-en. Je n’ai pas de problème pour me déplacer. C’est ce que je fais dans mon livre. Après on peut se replacer. Mais il ne faut pas laisser ce débat à l’extrême droite. Il ne faut pas laisser la nation, le sentiment de l’appartenance à la nation à la droite et l’extrême droite. Il y a une identité nationale républicaine. La gauche a perdu si elle fuit ce terrain.

Vous avez évoqué à plusieurs reprises quatre piliers de l’identité nationale républicaine  ? Quels sont-ils  ?

PATRICK WEIL D’abord l’égalité des droits, facteur de constitution de la France avant la Révolution, qui a été accéléré à partir de la Révolution. La Révolution l’a amplifiée par l’abolition des privilèges. Et le Code civil, pour la première fois en Europe, a proclamé l’égalité dans l’héritage de tous les enfants mâles et femelles. Le principe d’égalité proclamé n’était pas encore abouti mais il a travaillé et continue de travailler en force la société française. Car l’attachement des Français à l’égalité nous structure profondément. Le deuxième pilier, c’est la mémoire de la Révolution. En fait, la tradition révolutionnaire française est tellement forte qu’elle inspire même les contre-révolutionnaires qui manifestent massivement dans la rue quand ils ne sont pas contents. Cela nous rend reconnaissable dans le monde entier. Tout comme le troisième pilier, notre langue. Instrument d’unification du royaume puis de la République, de l’école pour tous, le statut de la langue française, au cœur de la République des lettres, donne à l’intellectuel une place sans pareille et nous assure là encore un important rayonnement dans le monde. Enfin il y a la laïcité, qui est un régime très particulier d’organisation du statut de la religion qui n’existe nulle part ailleurs et qui, à mon avis, est le régime le plus libéral au sens politique du terme, au sens de la liberté de l’individu, qu’il cherche à assurer par rapport aux différentes options spirituelles qui s’offrent à lui.

Cette idée de laïcité ne recule-t-elle pas devant les promoteurs du sécularisme à l’anglo-saxonne  ?

PATRICK WEIL Ceux qui parlent de laïcité ne font souvent pas la distinction entre le régime juridique de la religion – cristallisé chez nous dans la loi de 1905 – et les croyances sociales. Aux États-Unis par exemple vous avez le droit de blasphémer, même de brûler la Bible ou le Coran, c’est légal. Mais si vous émettez le moindre doute sur l’existence de Dieu, vous n’avez aucune chance d’être élu dans une élection car une grande partie des Américains pensent qu’on ne peut pas faire confiance aux athées ou aux agnostiques. Chez nous, on pense plutôt l’inverse, que les croyant sont un peu des arriérés qui n’ont pas encore été touchés par l’esprit des Lumières… Mais le premier principe de la laïcité, c’est la liberté individuelle de conscience qui implique le droit de croire ou de ne pas croire. Il en découle un deuxième principe, la séparation des Églises et de l’État, afin de garantir la neutralité de l’État. Le troisième principe de la laïcité, c’est celui de la reconnaissance de toutes les options spirituelles, y compris les options religieuses. La laïcité ouvre à la définition de quatre types d’espaces entre lesquels on circule. Il y a tout d’abord l’espace privé. C’est l’espace du domicile. C’est aussi l’espace sacré  : à l’église, au temple, dans une synagogue ou une mosquée, on applique la loi du lieu de culte. 
Il y a l’espace étatique républicain, l’espace des bâtiments publics dans lesquels s’impose la neutralité, notamment pour les fonctionnaires. 
Et puis vous avez les espaces publics  : la rue, l’entreprise, etc., dans lesquels la liberté d’expression de sa foi est plus grande.

Cela, c’est le régime juridique. Il en découle 
des conflits d’interprétation que le juge tranche. Combien de fois par jour peut-on sonner les cloches de l’église  ? Voilà une des questions qui se posaient après 1905. L’islam est une religion récente en métropole et des différences d’interprétation de la loi sur la laïcité se font jour comme après 1905 avec les catholiques. Les signes religieux sont interdits dans les écoles mais quid des parents qui accompagnent les enfants dans les sorties scolaires  ? Ces conflits d’interprétation sont normaux et les juges sont là pour les trancher. Il faudrait banaliser ces différends, plutôt que les dramatiser. Et il ne faut pas confondre la laïcité avec le combat pour faire reculer le poids de la religion dans la société, qui est un combat pour la libération des consciences, donc au-delà de la liberté de conscience, fondement de la laïcité, car celle-ci autorise la croyance en des dogmes, y compris religieux. Ces deux combats pour la liberté et la libération des consciences peuvent se rejoindre, par exemple en offrant à chacun la possibilité de développer son esprit critique. Pour cela, il y a l’école et tous ses programmes, pas seulement l’histoire. Et les bibliothèques trop peu ouvertes dans notre pays des Lumières alors qu’elles sont les phares de la laïcité.

Il existe, dans les médias français, une tendance à stigmatiser l’obédience religieuse musulmane. Certains de ses porte-parole, animés semble-t-il par de violents ressentiments, font l’apologie d’une assimilation qui consisterait à adopter des mœurs supposées fonder l’identité nationale française. Qu’en pensez-vous  ?

PATRICK WEIL Est-ce que les Français qui ont un rattachement avec le catholicisme, principalement culturel et familial et pas religieux, aimeraient que tous les jours qu’on les appelle des catholiques  ? Non. C’est pareil pour nos compatriotes de culture musulmane. Il faut cesser de les associer de manière systématique à la religion. C’est paradoxal dans un pays qui se définit par sa laïcité. Nos compatriotes de culture musulmane ont leur place dans notre histoire et dans notre société en tant que citoyens sans qualificatif supplémentaire. Il faut interpréter le concept d’assimilation de manière républicaine. Être assimilé, c’est être perçu comme semblable. La plupart de nos compatriotes veulent d’abord l’assimilation. Là encore il faut dire  : vous voulez l’assimilation  ? Nous aussi plus que tout autre. Nous voulons que tous nos compatriotes soient traités de la même manière, de façon semblable, par toutes les institutions, par exemple la police. La République valorise ce qu’il y a de commun. Mais elle reconnaît aussi le désir de chacun, à certains moments, d’être reconnu librement dans ses différences, de genre, de culture, de religion. C’est cela la République  : la recherche et la valorisation du bien commun, dans le respect d’une diversité librement choisie.

Entretien réalisé par Jérôme Skalski, L’Humanité

L’identité nationale au regard de l’histoire Auteur d’une dizaine d’ouvrages sur l’histoire de l’immigration et de la nationalité, dont la République et sa diversité : Immigration, intégration, discrimination, (Le Seuil, 2005) 
et Être français, les quatre piliers de la nationalité (La Tour-d’Aigues, éditions 
de l’Aube, 2011), Patrick Weil est directeur
de recherche au CNRS au Centre d’histoire sociale du XXe siècle de l’université Paris-I. 
En 2007, il démissionne des instances de 
la Cité nationale de l’histoire de l’immigration pour protester contre l’instauration 
par Nicolas Sarkozy du ministère 
de l’Immigration et de l’Identité nationale.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message