La nation contre l’Europe, ou la tentation du grand contournement

jeudi 3 septembre 2015.
 

La Grèce étranglée, l’UE en panne, le libéralisme à la manoeuvre et le mouvement social inerte : l’été a été merveilleux. Alors la tentation est grande de tout remettre à plat. Mais si le surplace est impossible, la fuite en avant est un leurre meurtrier.

Pour commencer, il ne sert à rien de découvrir la lune. L’Union européenne est dominée par le libéralisme, "ultra" ou "social" ? On le sait depuis longtemps. Elle n’est pas un espace démocratique, mais le terrain par excellence de la gouvernance ? Belle découverte. Elle est par fondation structurée par le capital, elle est un enfant de la guerre froide et de l’hégémonie américaine ? Tiens donc ! Ses promoteurs ont toujours voulu en faire un instrument contre la transformation radicale des sociétés ? Il est temps de s’en rendre compte. Les leaders actuels de l’Union, c’est-à-dire les responsables des États nationaux, ont décidé d’aller au bout de leur logique concurrentielle, dérégulatrice, technocratique et sécuritaire ? Nous n’avions pas besoin de cet été pour le savoir, nous qui avons connu le référendum de 2005 et ses conséquences.

Que l’on cesse donc de répéter à satiété que ceux qui, depuis des années, se battent pour une autre Europe se bercent de l’illusion que le cadre européen actuel est réformable sans toucher à ses mécanismes fondamentaux. Ou alors il faut ajouter que tous ceux qui se battent à l’intérieur de toute institution, quelle qu’elle soit, partagent la conviction naïve que les sociétés d’exploitation et de domination dans lesquelles elles fonctionnent peuvent se transformer sans mettre en cause les logiques fondamentales qui les régissent. Or vouloir agir à l’intérieur d’un système n’est pas plier devant ses "contraintes".

Se sortir de la logique, pas de l’Europe

Quand on agit dans un espace, contre une logique sociale qui le corsète et qui le déstructure, on doit le faire à la fois pour obtenir toutes les améliorations partielles possibles et pour subvertir le mécanisme général qui structure le cadre de part en part. L’engagement pour une autre Europe, du côté en tout cas de la gauche d’alternative ou "radicale", n’a pas été pensé pour "améliorer" l’Union telle qu’elle est. Tout au contraire : dire que l’on veut une autre Europe implique, au sens propre, que celle qui est en place n’est pas acceptable sur le fond et qu’il faut donc sortir de la logique qui l’étouffe. Se sortir de la logique, pas de l’Europe…

Or l’action contre des structures lourdes n’est pas l’affaire d’un jour. Une défaite n’est pas subie parce que son environnement structurel est mauvais, mais parce que les forces suffisantes ne se sont pas mobilisées. Nous savons depuis longtemps que l’action des peuples est la clé. Par exemple, il eût fallu que les peuples d’Europe se regroupent en masse autour des Grecs. Pour l’essentiel, ils ne l’ont pas fait. Parce que le cadre européen n’est pas le bon ? Mais dans le cadre national, la mobilisation sociale est-elle plus forte aujourd’hui ? Et la bataille sur la question des retraites ou contre la désindustrialisation, ou pour la défense des services publics, y a-t-elle été gagnée naguère ?

S’il est aujourd’hui difficile d’engranger des succès et a fortiori des victoires durables, c’est par ce que l’enjeu est redoutable. Dans les temps du capitalisme "régulé", à l’époque de l’État-providence et de sa croissance, il était plus facile de rassembler pour réorienter les fruits de ladite croissance. On le pouvait d’autant plus que le mouvement ouvrier était en expansion, que l’espoir de la "Sociale" était massif, que capitalisme et socialisme s’affrontaient, même si le soviétisme n’était pas une figure bien entraînante dudit socialisme. Aujourd’hui, la crise est notre horizon, l’élan du mouvement ouvrier n’est plus là et il n’y a plus de "grand arrière" pour la Sociale. Désormais, toute conquête durable est conditionnée par l’avancée vers une rupture de système. Telle est la source de nos difficultés, partout, quelle que soit l’échelle de territoire considérée, du local au planétaire.

Le piège du repliement national

Je sens monter, autour de nous, ce que je crois être le piège du repliement national. Pourquoi un piège ? Tout d’abord parce qu’il n’est pas vrai que le cadre national de la lutte – par ailleurs décisif – est plus favorable que le cadre supranational. Les batailles que nous avons perdues l’ont été chez nous. L’esprit libéral a gagné les consciences en France. La difficulté à se sortir de l’étau du libéralisme et du social-libéralisme est la nôtre. Que l’Europe ait été si souvent utilisée pour légitimer un peu plus la destruction systématique des protections sociales n’empêche pas que les politiques suivies ont été élaborées par les États, par leurs forces dominantes et que le mouvement visant à les contrer a été défait sur un terrain avant tout national.

Il y a plus que cela encore. Nous sommes dans un temps où l’on nous serine, de jour en jour, que la lutte des classes n’a plus cours, que la question désormais est celle des identités et que, de fait, nous sommes en état de guerre. Il faut choisir, nous dit-on : c’est "eux" ou "nous". Eux : l’immigré, le musulman, l’étranger, l’autre. Et pourquoi pas l’Arabe, le Chinois, le Russe, l’Allemand ?

J’ai lu, il n’y a pas si longtemps, Frédéric Lordon expliquer que le mondialisme est très sympathique, mais naïvement utopique. Le réalisme, nous dit-il, est dans la puissance des États. Autant dire qu’il n’y a pas d’autre solution que d’opposer à la puissance une contre-puissance. Or qu’est-ce qui a produit, par exemple, la possibilité économique d’une Europe allemande ? La méchanceté intrinsèque de l’Allemand dominateur ? N’est-ce pas plutôt la logique d’un système mondialisé qui, en polarisant de plus en plus les avoirs, les savoirs et les pouvoirs, déchire la planète, l’Europe et chaque territoire en particulier et pousse inéluctablement à l’hégémonie du plus fort ? Pour enrayer la course à la puissance allemande, qu’est-ce qu’on fait ? On lutte partout contre le système qui produit de l’hégémonie ? Ou on choisit d’opposer à la puissance en place une autre puissance, et pourquoi pas celle de la France ? Quand on choisit le second terme, à l’arrivée on peut avoir la conviction désastreuse de Jacques Sapir : la seule voie est celle de l’union de la nation française, sans exception, droite et gauche confondues, jusqu’à Marine Le Pen.

La lutte se mène partout

Contrairement à ce que dit Lordon, l’interdépendance n’est pas une nasse, la mondialité n’est pas une impasse. Ce qui nous enfonce, c’est la gestion marchande et technocratique des interdépendances, c’est le fait que la mondialité est tout entière recouverte aujourd’hui par la mondialisation du capital. La lutte contre la concurrence et la gouvernance se mène donc partout. C’est même à condition qu’elle se mène partout, qu’elle a des chances de l’emporter. Or pour ce faire, il n’y a pas de raccourci pensable. Retourner aux monnaies nationales ? Mais c’est dans le cadre du système national des monnaies qu’a été amorcé le grand recul des années 1980-1990 et que s’est installé le dynamisme du mark.

Que l’on envisage, du fait de l’irresponsabilité de ses dirigeants, l’impossibilité de sortir la zone euro de son impasse actuelle est une chose. Que l’on ne s’en tienne pas à l’existence d’une monnaie commune, que l’on réfléchisse à des formes de monnaie complémentaires, à base nationale ou locale (à l’image des SEL locaux), pourquoi pas ? Mais s’imaginer que la fin de l’euro est en elle-même le début de l’émancipation, exclure qu’elle soit l’amorce de la guerre des puissances monétaires, voilà qui ne me paraît pas si évident…

Contourner l’enjeu fondamental du devenir de l’Union revient à laisser la main aux forces les plus inquiétantes. Toute construction politique qui ferait de l’Europe la cause de tous les maux, indépendamment des logiques fondamentales qui la structurent et qui déterminent le choix de ses "élites", est proprement irréaliste. Dès l’instant, bien sûr, où l’objectif est celui de l’émancipation des individus et de la souveraineté populaire. Qu’elle soit ardue ou non, la perspective d’une autre Europe reste stratégique. S’il est un "plan B", il est là et pas dans quelque solution particulière que ce soit.

La mise en commun, pas l’exclusion

Il est aujourd’hui un phénomène qui est en train de submerger notre continent : celui d’un nationalisme d’exclusion et de ressentiment, arcbouté sur les identités menacées, qui fait de l’élévation des murs la condition pour enfin "être chez soi". Penser que l’on peut disputer ce terrain-là au Front national n’a pas de sens. Vis-à-vis d’un tel nationalisme, une seule voie est raisonnable : le combattre. Persévérer dans l’action pour une autre Europe est une façon d’y contribuer. Si la nation politique a un avenir, il est dans la mise en commun, pas dans la nécrose de l’identité.

Pour l’instant, la mobilisation populaire est insuffisante pour peser dans le sens d’une réorientation radicale de l’Union, des États et de tous les territoires existants, sans exception. Précisons le constat : il ne manque pas de forces, de luttes partielles, de propositions et même d’expérimentations alternatives. Mais pour l’instant, ces forces sont dispersées et donc inefficaces, quelle que soit l’échelle territoriale concernée. Dispersées, elles ne font pas force politique. Elles sont une multitude, mais elles ne sont pas peuple. Ce qui manque, c’est un projet, une méthode et la volonté de partage : là est la clé d’un rassemblement offensif. Partout.

Ou bien la mise en commun s’amorce, de façon coordonnée, à toutes les échelles spatiales, ou bien la dynamique historique restera aux forces dominantes d’aujourd’hui. Sur la base de cette conviction, il n’y a ni solution courte ni formule magique pour l’alternative.

Roger Martelli. Publié sur le site de Regards.


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