Turquie : Erdogan en guerre… contre la démocratie.

mardi 18 août 2015.
 

Depuis l’attentat de Suruç, la situation évolue très rapidement en Turquie.

Le gouvernement turc évolue selon deux axes :

- le passage d’une complaisance coupable à un début d’affrontement avec l’Etat Islamique (EI)

- la militarisation de la vie politique interne, c’est-à-dire le choix de la guerre civile pour sortir de son impasse politique.

En ce qui concerne le rapport du gouvernement turc avec l’EI, il faut rappeler quelques éléments :

- L’Etat Islamique a bénéficié d’une conjoncture favorable régionalement mais n’est pas une « marionnette » du gouvernement turc (ou états-unien, ou israélien ou qatari ou saoudien etc…). L’EI est certes un sous-produit des interventions impérialistes dans la région et des appétits des puissances régionales mais cela ne signifie en aucun cas qu’il y ait un lien direct entre ces différents acteurs et l’EI. Ce dernier a sa propre autonomie. Ses actes les plus terribles sont au service d’une « intelligence » politique, stratégique et tactique. Il s’agit en d’autres termes d’un ennemi à prendre au sérieux sans théorie de la manipulation simpliste et réconfortante (il « suffirait » qu’un acteur externe le décide pour que l’EI disparaisse).

- La Turquie et l’EI ne font pas « un ». Contrairement à des raccourcis qui existent souvent, l’EI n’est pas un allié préférentiel pour le gouvernement turc (ce que nous avons déjà indiqué dans les articles précédents), c’est un allié conjoncturel contre ce qui est perçu par Erdogan et ses acolytes comme le danger le plus grave : l’existence et l’existence de territoires autonomes kurdes contrôlés par la mouvance PKK aux frontières de la Turquie. C’est pour cette raison que l’EI a bénéficié de la complaisance des autorités turques. C’est bien sûr déjà trop mais cela signifie qu’à aucun moment l’EI n’a constitué un allié à long terme du gouvernement turc. Celui-ci a surtout cherché à faire avec une pierre plusieurs coups…et a échoué.

- En effet, l’image internationale d’Erdogan a beaucoup souffert de cette approche. Au-delà de cela, les gouvernements occidentaux ont fait des remontrances parfois véhémentes (notamment les Etats-Unis) au gouvernement turc. Cela n’a pourtant jamais signifié la mise au-ban d’Erdogan qui ne peut être totalement écarté même par le gouvernement états-unien. Cela explique également l’extrême retenue des forces de la « Coalition » contre l’EI en ce qui concerne le Rojava, le Kurdistan syrien autonome, pourtant point d’appui de la seule force qui a résisté à l’EI sur le terrain avec les troupes de la mouvance PKK (via le PYD son parti frère en Syrie et surtout leurs organisations militaires) suppléé par les peshmergas kurdes d’Irak et par la fraction Volcan de l’Euphrate de l’Armée Libre Syrienne.

C’est ce qui permet de comprendre, l’évolution de la politique d’Erdogan face à l’EI avec l’ouverture des bases militaires d’Incirlik et Diyarbakir aux forces de la « Coalition » et un premier affrontement armé à la frontière avec l’EI (et le premier soldat de l’armée turc tué par l’EI). Pourtant, cela ne devrait pas mettre fin aux actions de l’EI en Turquie même, au contraire, celui-ci a pu suffisamment s’infiltrer dans le pays pour garder une force de nuisance conséquente. Il est probable que l’EI fasse de nouveaux attentats en Turquie mais qui ne visent plus seulement des militants de gauche et/ou kurde mais des civils, des touristes ou des représentants de l’Etat.

Ce qui se dessine est donc une recomposition avec l’entrée de plein pied du gouvernement turc dans la « Coalition » (alors même que ce sont les forces kurdes qui enregistrent des succès sur le terrain et avancent vers Raqqa la capitale de l’EI) en échange de la réaffirmation de la nécessité de la chute d’Assad (mais nullement dans une perspective démocratique)… avec les mains libres pour la répression interne.

En effet, 24 heures après que François Hollande ai félicité Erdogan pour « son engagement courageux contre le terrorisme », celui-ci procédait à une opération policière « anti-terroriste »… visant principalement les militants kurdes et de gauche.

Les chiffres disponibles sont éloquents : 251 arrestations. Dont 182 de membres du HDP (parti du mouvement kurde, des démocrates de gauche et de la gauche radicale) et de son « parti frère » dans le Kurdistan turc (DBP). Dont 30 militants d’autres organisations de gauche radicale Dont une militante de gauche radicale tuée chez elle par la police, le corps criblé de 15 balles.

Les paroles de F.Hollande, déjà absurdes lorsqu’elles étaient prononcées, ont un écho absolument sinistre. Cette opération de police a été complétée par le bombardement de camps du PKK (au-delà des frontières) par l’aviation turque. La branche militaire du PKK, le HPG, constatait ce jour-là que le cessez-le-feu n’existait plus.

Le HDP et de nombreuses organisations avaient appelé à une « Grande marche pour la Paix » ce dimanche (26 juillet). Face aux menaces du premier ministre, interdisant la marche et indiquant que si elle était maintenue, cela serait sous la responsabilité des organisateurs, la marche a été décommandée. L’inquiétude, légitime, était un dérapage de la marche organisé par l’Etat aboutissant à un bain de sang. Néanmoins, ce qui aurait dû être un point d’appui social et politique n’a pas pu avoir lieu.

L’AKP et le gouvernement mènent une politique délibérée d’avancée vers une guerre civile larvée entre l’Etat et ses irréguliers contre le PKK, à l’instar de ce qui existait dans les années 90 afin mettre en échec la poussée démocratique dont le score du HDP en juin 2015 a été le symptôme. De fait, la direction du HDP fait face à une situation très compliquée. Après le massacre de Suruç, le HPG (aile militaire du PKK) a mené en Turquie plusieurs « opérations » de « réponse » : l’élimination de deux présumés militants de l’EI et de deux policiers dans la commune de Ceylanpinar. Il est notable qu’à cette occasion, Selahattin Demirtas, co-président du HDP, candidat à la présidentielle du parti et principale figure publique du parti, déclara « le sang ne lave pas le sang » et « regretter la mort de ces deux policiers qui sont des enfants du peuple ». La direction du HDP développe globalement un discours de « défense de la paix » face à l’escalade en cours.

Néanmoins, cette position devient de plus en plus difficile à tenir alors que la logique de guerre initiée par le gouvernement turc se déploie (il est quasiment impossible que le PKK et le HPG ne lui répondent pas). Position d’autant plus difficile à tenir que le gouvernement mène, comme indiqué plus haut, une politique de répression politique accrue empêchant tout discours contre l’évolution en cours.

Depuis deux jours, la logique de « guerre civile larvée » prend encore une nouvelle dimension avec la campagne pour l’interdiction du HDP (pour « soutien au terrorisme (sic) ») menée non seulement par le parti ultranationaliste du MHP mais également des publications inféodées au gouvernement. Le dimanche 26 juillet, Mustafa Şentop, vice-président de l’AKP a déclaré que le HDP condamne la terreur de l’EI mais ne dit rien sur le PKK en ajoutant « Clairement, appeler au terrorisme et à la violence, être en relation avec cela est une raison suffisante pour interdire un parti. En Europe, des partis sont fermés pour cette raison (…) De ce point de vu, j’exprime le fait que le HDP est à un carrefour très important et doit prendre une décision ». Mustafa Şentop sait bien sûr qu’une telle rupture n’est pas possible (et nous rajouterons pour notre part n’aurait aucun sens politique). En d’autres termes, au nom de « l’état de droit » , l’AKP et le gouvernement mettent leur pistolet de caïds sur la tempe du HDP.

La défense de « la paix » en Turquie n’est pas aujourd’hui un discours creux sur la paix civile ou pacifiste mais un enjeu stratégique. Cela signifie rester sur le terrain spécifiquement politique permettant la jonction d’un mouvement kurde, en pleine évolution, avec des secteurs démocratiques de la population turque, articulée avec une perspective de classe. Le retour à la guerre civile larvée dévorera les acquis fragiles précieux de ces dernières années en termes de conscience politique. Cela serait désastreux non seulement pour la Turquie mais également à une échelle plus large pour la région et au-delà.

La solidarité internationaliste doit dès lors se développer sur deux axes :

1) le soutien au combat contre l’EI mené sur le terrain par les combattants kurdes, et non pas des concessions aux manœuvres du gouvernement turc

2) l’opposition de la politique répressive de guerre civile menée par le gouvernement turc et le soutien à la défense de « la paix » en Turquie.

Emre Öngün


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