Zone euro : que veut l’Allemagne ? « Exclure le domaine budgétaire du champ du politique »

mercredi 2 septembre 2015.
 

Au lendemain de l’accord grec, Berlin envoie des messages sans équivoque : l’Allemagne cherche un renforcement de la surveillance budgétaire en zone euro. Et la France ne devrait pas pouvoir s’y opposer. Elle pourrait cependant en être la première victime.

« Il ne peut pas être possible que la France ne maîtrise pas encore son déficit budgétaire ! Il existe une limite pour cela : 3 %. Si elle est dépassée, il doit y avoir des sanctions. » Cette déclaration du chef du groupe conservateur CDU/CSU au Bundestag Volker Kauder dimanche 9 août au journal Welt am Sonntag [1] semble donner raison à Yanis Varoufakis qui, voici une semaine, affirmait que « la destination finale de la troïka est Paris. » Elle montre, en tout cas, que la dernière crise grecque semble avoir convaincu l’Allemagne d’accepter son rôle d’hegemôn, de puissance dirigeante de la zone euro. Et que la position allemande est beaucoup plus claire qu’il n’y paraît.

Qui est Volker Kauder ?

Volker Kauder n’est pas n’importe qui. Sa position est centrale : en tant que chef du groupe parlementaire, il doit faire accepter la position du gouvernement aux députés. Une tâche ardue qu’il mène avec zèle. Dans cette même interview, il menace du reste les 60 députés qui n’ont pas voté en faveur du plan de renflouement de la Grèce de sanctions, notamment leur exclusion des commissions parlementaires des affaires européennes et budgétaire. Des propos qui ont déclenché l’émoi au sein du parti. Il n’est donc pas un rebelle et un opposant à Angela Merkel, c’est au contraire un des éléments clé de son pouvoir. Mais c’est aussi un proche du ministre des Finances Wolfgang Schäuble, un « dur » qui, fin juin, avait lui aussi évoqué la possibilité d’une sortie de la Grèce de la zone euro. En réalité, Volker Kauder est la preuve de l’accord existant entre la Chancelière et son ministre.

« Jouer avec le Grexit », sans le risquer

Ceci doit amener à revoir la version communément acceptée de la fin de la crise grecque. Dans cette version, Wolfgang Schäuble est le « méchant » qui, le 11 juillet, propose à l’Eurogroupe un plan d’exclusion de la Grèce de la zone euro de 5 ans pour lui permettre de se restructurer. Angela Merkel est, au contraire, la « gentille. » Elle vient le 12 juillet pour écarter le plan Schäuble et maintenir la Grèce dans la zone euro. Mais il se pourrait bien que cette opposition ne soit que tactique. Un scénario qu’a compris le politologue et sondeur allemand Richard Hilmer dans une interview du 17 juillet dernier à Welt [2]. Il y explique que la stratégie du gouvernement consiste à « jouer avec le Grexit. » « Angela Merkel se passe la balle avec Wolfgang Schäuble », poursuit-il, « Il frappe fort, elle montre de l’empathie. Et les deux profitent à la chancelière. »

Dès lors que le danger d’un « Grexit d’initiative grecque » a été écarté au lendemain du référendum le 6 juillet avec la démission de Yanis Varoufakis, Angela Merkel a su qu’elle pouvait faire céder entièrement Alexis Tsipras en le menaçant d’un « Grexit d’initiative allemande. » D’où la proposition Schäuble du 11 juillet. La panique qui a suivi à Athènes a permis à la Chancelière d’obtenir une capitulation hellénique. En se payant le luxe de paraître, aux yeux de certains, magnanime en acceptant certaines « concessions » (le maintien de la loi sur l’urgence humanitaire, la localisation du Fonds de privatisation en Grèce et non au Luxembourg) qui n’étaient en fait que des adoucissements des conditions du 11 juillet.

Le rôle du « Janus allemand »

Ce « Janus allemand » a permis de dégager un accord très positif pour le gouvernement allemand qui pouvait ainsi paraître à la fois ferme et déterminé à sauver l’euro. Il permettait aussi à l’Allemagne de satisfaire une de ses principales hantises historiques : apparaître comme une puissance dominatrice. Entretenir une fiction de division donnait une impression de fragilité qui ne convient guère à une telle puissance. Surtout, elle permettait de maintenir, pour les gouvernements de gauche du sud de l’Europe, l’idée que l’Allemagne d’Angela Merkel est différente de celle de Wolfgang Schäuble, et donc bien plus chargée « positivement. » Ceci permet d’affirmer : Wolfgang Schäuble ne représente pas le gouvernement allemand, comme l’a fait la semaine dernière Michel Sapin, son homologue français. Au nord, au contraire, les gouvernements finlandais ou néerlandais pouvaient se satisfaire de la force de Wolfgang Schäuble. Chacun pouvait donc se trouver en accord avec l’Allemagne, réduisant à néant les accusations de domination.

Pourtant, nul n’aura manqué de le remarquer, ni Volker Kauder, ni Wolfgang Schäuble, n’ont contesté cet accord. Le ministre des Finances a certes continué à défendre son projet de Grexit « temporaire », mais il n’en a pas pour autant quitté son poste, bien au contraire. Il a défendu, avec l’aide de Volker Kauder, devant le Bundestag, l’accord et a demandé aux députés de le voter. Bref, Wolfgang Schäuble a bel et bien défendu l’accord. Pour une raison simple : il est le préalable à l’organisation de la zone euro qu’il désire.

Obtenir une neutralisation politique des budgets

Cet accord confirme en effet la prééminence de la « règle » en matière économique sur la politique. Alexis Tsipras, fort de son mandat électoral, voulait « réorienter la zone euro », puis, plus modestement (et sans doute de façon plus réaliste), réorienter la gestion économique de la Grèce. L’accord du 13 juillet a soldé l’échec de ces deux tentatives. La conclusion en est tirée par Volker Kauder dans l’interview déjà citée : « nous pouvons parler politiquement de beaucoup de choses en Europe, mais les règles de stabilité doivent être traitées, selon les lois, en dehors du champ du politique. » Autrement dit, comme l’affirmait Wolfgang Schäuble, cité par Yanis Varoufakis : « il n’est pas possible qu’une élection remette tout en cause. »

L’accord grec permet donc d’exclure de facto du champ du politique le domaine budgétaire. On comprend ainsi mieux pourquoi l’Allemagne – par la voix de son vice-ministre des Finances, Jens Spahn –, défend un « accord global » plutôt qu’un accord permettant un financement-pont pour rembourser la BCE le 20 août. Il s’agit de s’assurer que l’objectif de « neutralisation politique » de la Grèce soit atteint. Et pour cela, il ne faut laisser aucune marge de manœuvre à Athènes. Il convient aussi – et c’est un des points sur lequel Berlin insiste beaucoup – de maintenir une surveillance constante.

Angela Merkel convaincue par les objectifs de Wolfgang Schäuble

Et ceci n’a pas été obtenu contre Angela Merkel, mais avec son soutien et sa participation. La chancelière écrit, autant que Wolfgang Schäuble et Volker Kauder, cette nouvelle page de l’histoire de l’Europe. Angela Merkel n’a sans doute jamais cru à la théorie de son ministre des Finances qu’un Grexit renforcerait l’unité de la zone euro. Mais elle a vu dans l’utilisation du Grexit une opportunité de renforcer les règles d’inspiration allemande qui régissent cette zone euro. Car, en tant que membre de la CDU, elle partage cette ambition avec l’ensemble de son parti (et également avec l’immense majorité des Sociaux-démocrates). Angela Merkel est favorable à cette exclusion du politique du domaine budgétaire. C’est elle qui a imposé en 2009 en échange du plan de relance une « règle d’or budgétaire » très stricte. En 2010, elle a renoncé à ses promesses électorales de baisse d’impôts. Et depuis, elle soutient la politique de Wolfgang Schäuble de retour à l’équilibre budgétaire, malgré les besoins criants d’investissement fédéraux, notamment dans les infrastructures.

La Grèce, insuffisant exemple

En réalité, la chancelière est convaincue, comme son ministre des Finances, que l’application stricte des règles budgétaires est la seule façon de maintenir la cohérence de la zone euro. Or, Angela Merkel veut maintenir cette cohérence. Si donc l’Allemagne doit apporter sa garantie à un nouveau plan pour Athènes, il faut que ce plan permette de renforcer cet objectif au niveau de la zone euro. L’enjeu est donc moins grec qu’européen. Et, précisément, c’est ici que se situe un écueil : utiliser la Grèce comme exemple pourrait ne pas suffire. Car la Grèce est un cas particulier. Le pays n’a pas accès au marché financier, il est surendetté, il a une économie affaiblie et un système bancaire en lambeaux. Faire pression sur lui est aisé. Mais est-ce suffisant pour en faire un « modèle », notamment vis-à-vis de pays plus solides, mais peu respectueux des « règles » comme la France et l’Italie, voire même pour l’Espagne ? Pas réellement. L’accord du 13 juillet va donc être complété par un autre dispositif.

Maintenir le risque de Grexit

En préalable, Berlin continue à faire vivre le risque de Grexit. On l’a vu : à peine séchée l’encre de l’accord du 13 juillet, Wolfgang Schäuble a répété qu’il jugeait le Grexit préférable. Depuis, des parlementaires conservateurs expriment leurs doutes sur la possibilité de s’entendre avec Athènes, comme ce lundi 10 août, Ralph Brinkhaus, adjoint de Volker Kauder au Bundestag [3]. Ceci permet de maintenir une pression non seulement sur le gouvernement grec dont on s’assure ainsi la soumission aux demandes des créanciers, mais aussi sur l’ensemble des gouvernements de la zone euro, à commencer par ceux des deux pays qui redoutaient le plus le Grexit, la France et l’Italie. L’épée de Damoclès du plan Schäuble du 11 juillet demeurant au-dessus des têtes, chacun va s’efforcer de donner des gages à l’Allemagne, notamment dans le cadre de la future réforme de la zone euro. Les atermoiements allemands dans le cadre des discussions avec la Grèce ont aussi pour vocation d’entretenir ce risque.

La proposition Hollande

L’objectif final de l’Allemagne est donc la fameuse réforme de la zone euro. Wolfgang Schäuble la veut depuis longtemps et l’on se souvient qu’il avait déjà proposé un plan dans les années 1990 à ce sujet. Là encore, stratégiquement, Berlin a joué très finement. Traumatisé par le week-end de négociations et par le plan Schäuble, François Hollande a, le 14 juillet, proposé un « gouvernement de la zone euro » avec « un budget et un parlement. » L’Allemagne n’a pas manqué de s’engouffrer dans la brèche : un tel projet est évidemment présenté comme un sacrifice pour le pays. Un « budget de la zone euro » ne serait-il pas le premier pas vers une « union des transferts » ? Un gouvernement de la zone euro et un parlement de la zone euro ne seraient-ils pas un abandon de la souveraineté allemande en matière financière ? Il faut donc des compensations.

Émoi feint en Allemagne

En réalité, l’émoi allemand est en grande partie feint. Le poids de l’Allemagne et de ses alliés les plus sûrs et les plus proches (Pays-Bas, Luxembourg, Belgique, Finlande, pays baltes, Slovaquie, Slovénie et, dans une moindre mesure, l’Autriche, le Portugal et l’Espagne) est tel qu’un projet de ce type ne saurait remettre en cause la capacité de Berlin à déterminer les choix qui seront faits dans la zone euro. De plus, on ignore le montant du futur budget de la zone euro, ainsi que son usage. Une chose est certaine : les décisions de la cour de Karlsruhe depuis 2009 interdisent aux gouvernements fédéraux d’exécuter des transferts sans l’accord du Bundestag. Dans le cas du Mécanisme européen de Stabilité (MES), il avait fallu accepter de donner un veto au représentant allemand pour toute décision, lequel devait s’exprimer après un vote du parlement. Il y a donc fort à parier que le futur budget de la zone euro fonctionne selon le même mode.

Obtenir un ministre des Finances européen qui surveille les budgets

Mais Berlin doit entretenir le mythe du « sacrifice » que représenterait pour la République fédérale cet « approfondissement » de la zone euro. Pour obtenir le renforcement de la neutralisation politique des politiques budgétaires nationales. Pour cela, il faudra sans doute passer encore, comme en 2011 et 2012 avec les directives Two Pack et Six Pack, par un renforcement de la surveillance et de la punition. C’est l’objet de la phrase de Volker Kauder au Welt am Sonntag le 9 août. La tolérance pour des déficits excessifs doit cesser. Il devrait donc y avoir un durcissement dans l’acceptation des « écarts. » Et pour s’assurer que la surveillance soit parfaite, il faut un contrôle plus « indépendant » que celui de la Commission, jugée à Berlin trop à l’écoute des différents pays, trop laxiste, en un mot trop « politique. » L’idée serait donc de transmettre cette surveillance à un « ministre des Finances » de la zone euro, une vieille idée de Wolfgang Schäuble. Une idée qui a sans doute la faveur de la BCE qui a joué un rôle important dans l’appui à la menace de Berlin de Grexit en envisageant ouvertement et pour la première fois la possibilité d’une exclusion de la zone euro par la bouche de deux des membres de son directoire, Benoît Coeuré et Vitor Constancio.

La France prise au piège

Bref, pour obtenir le feu vert de Berlin, pour empêcher l’Allemagne de continuer à jouer avec le risque de Grexit, Paris va devoir faire d’immenses concessions et accepter une surveillance plus stricte et plus dure de son budget. Angela Merkel et Wolfgang Schäuble savent que s’ils parviennent à faire céder sur ce point la France, pays le plus réticent à la « neutralisation » de la politique budgétaire, ils auront atteint leur objectif. Mais, comment le gouvernement français pourrait-il à présent refuser un « approfondissement » de la zone euro qu’il a proposé et dont il semble désormais devoir être la première victime ? Lorsque l’on se souvient que, dans le cas grec, l’alignement de la France avec la ligne d’Angela Merkel a été parfait, on ne peut que s’interroger sur la pertinence stratégique de la tactique suivie par Paris. En tout cas, cette faiblesse est parfaitement perçue à Berlin, comme n’a pas manqué de le souligner Volker Kauder.

Romaric Godin

Notes

[1] http://www.welt.de/politik/deutschl...

[2] http://www.welt.de/politik/deutschl...

[3] http://en.enikos.gr/international/3...


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