Le paradoxe des partis

samedi 1er août 2015.
 

Il semble bien qu’en Grèce et en Espagne ce soit parce que les organisations qui portaient hier l’espérance de changements vers plus de justice et de liberté se sont effondrées, que du fond des souffrances de la crise les citoyens aient été condamnés à créer de nouvelles formes politiques de grande efficacité.

Certains s’étonnent qu’alors qu’en Grèce et en Espagne les citoyens se donnent massivement une chance de se libérer de l’alternance désespérante de deux formes du même libéralisme, en France se perpétue le choix entre cette alternance et un vote Front national plus menaçant encore. Et d’ajouter que cela est d’autant plus étonnant qu’en France il y a plus qu’ailleurs les vestiges d’organisations révolutionnaires certes affaiblies mais encore capables de peser sur les pratiques sociales. On se tromperait lourdement si l’on croyait qu’il s’agirait avant tout d’une question de « projet » ou de « programme ».

En réalité, il semble bien qu’en Grèce et en Espagne ce soit parce que les organisations qui portaient hier l’espérance de changements vers plus de justice et de liberté se sont effondrées, que du fond des souffrances de la crise les citoyens aient été condamnés à créer de nouvelles formes politiques de grande efficacité. En revanche, lorsque de tels partis s’affaiblissent tout en conservant une sorte de prétention à piloter les comportements politiques populaires, en décidant les alliances, les candidatures, les programmes, un tel sursaut créatif est rendu plus difficile et favorise les pires régressions sociales dans le corps social.

Cela pose la difficile question du statut des organisations qui s’intercalent entre le peuple et l’État et en médiatisent les rapports. Cette question, soit on tente de l’élucider dans les termes traditionnels de formes adaptées aux systèmes politiques existants, soit on s’efforce de l’examiner à la racine même, en termes théoriques fondamentaux. Et c’est peut-être encore une fois Jean-Jacques Rousseau qui peut nous aider à le faire, lui qui vécut à une époque où ce problème ne se posait nullement. Dans le Contrat social (Livre II, chapitre 3) il met en garde contre les « brigues », les « associations partielles », qui deviennent particulières par rapport à l’État mais générales par rapport à leurs membres. Du coup, « il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations ». Traduction : en prétendant « représenter » leurs partisans, les organisations intermédiaires coupent la possibilité pour les citoyens d’agir directement sur leurs formes de gouvernement. Les citoyens finissent par ne plus forger d’opinion personnelle et perdent leur puissance politique propre. Et Rousseau y voit un obstacle là où le peuple est « suffisamment informé » et qu’il « délibère ». La France a fait l’expérience de cette capacité lorsque par exemple en 2005, prenant lui-même en mains son information et les termes de ses débats, son peuple a pu repousser majoritairement un Traité par un référendum, contre ce que les partis dominants proposaient du haut des 80 % de leur représentativité électorale.

C’est bien ce qui empêche notre actuelle Constitution de prétendre au titre de « démocratie » et de « république » au sens propre. Ces deux termes supposent d’abord et avant tout que ce soient des lois qui gouvernent et non des personnes ou des partis, le peuple demeurant toujours le seul fondement de la légitimité. « Tout gouvernement légitime est républicain », ajoute Rousseau, parce qu’alors c’est l’intérêt public qui gouverne et le peuple qui décide. En ce sens, le titre de « Républicains » est effectivement usurpé par Nicolas Sarkozy, mais il a malheureusement raison d’évoquer une « République abaissée », oubliant simplement qu’elle le fut par tous les princes de la Ve République, et par lui plus que par tout autre : quiconque milite pour la pérennisation de cette monarchie élective au service des puissances financières, ce « coup d’État permanent » disait François Mitterrand qui pourtant le pratiqua avec cynisme, ne peut se dire « républicain ». C’est très précisément ce qui pousse les citoyens à abdiquer de sa puissance. Montesquieu l’avait très bien compris qui, dans l’Esprit des Lois ( Livre III, chapitre 3) montrait à propos de l’Angleterre de son temps que « l’esprit d’une faction n’était réprimé que par l’esprit d’une autre », « le gouvernement changeait sans cesse », « le peuple étonné cherchait la démocratie et ne la trouvait nulle part », et en arrivait donc à se reposer dans ce qu’il voulait refuser. Magnifique intuition, à méditer aujourd’hui en lisant les pourcentages des récentes élections et des intentions de vote pour les prochaines. Ce qui manque alors à la république, c’est ce que Montesquieu appelait la « vertu » et que Rousseau appelait le souci de l’intérêt public. Seul le peuple peut renoncer à sa propre souveraineté, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même, mais cela n’interdit pas à chaque citoyen épris d’émancipation de s’interroger sur ce que chaque organisation intermédiaire retranche ou ajoute aux obstacles historiques que rencontre le peuple pour se libérer de ce qui l’exploite et l’opprime.

Nul ne peut ignorer l’importance de ce paradoxe des partis.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message