Double pouvoir et révolution : Textes et réflexions

mercredi 2 novembre 2022.
 

Le concept de double pouvoir a été théorisé par Lénine comme élément central du processus révolutionnaire. Maintenu par la tradition trotskiste, il est réapparu épisodiquement dans le Mouvement communiste réel, par exemple dans le débat entre Poulantzas et Althusser à la fin des années 1970.

Le Dictionnaire critique du marxisme (Bensussan et Labica) n’en fait pas l’une de ses 400 entrées.

1) Théorisation du double pouvoir par Lénine (1917)

Le problème fondamental de toute révolution est celui du pouvoir. Tant que ce problème n’est pas élucidé, il ne saurait être question de jouer consciemment son rôle dans la révolution, et encore moins de la diriger.

Notre révolution a ceci de tout à fait original qu’elle a créé une dualité du pouvoir. C’est là un fait dont il faut saisir la portée avant tout ; il est impossible d’aller de l’avant sans l’avoir compris. Il faut savoir compléter et corriger les vieilles « formules », par exemple celles du bolchévisme, car si elles se sont révélées justes dans l’ensemble, leur application concrète s’est révélée différente. Personne autrefois ne songeait, ni ne pouvait songer, à une dualité du pouvoir.

En quoi consiste la dualité du pouvoir ? En ceci qu’à côté du Gouvernement provisoire, du gouvernement de la bourgeoisie, s’est formé un autre gouvernement, faible encore, embryonnaire, mais qui n’en a pas moins une existence réelle, incontestable, et qui grandit : ce sont les Soviets des députés ouvriers et soldats.

Quelle est la composition de classe de ce deuxième gouvernement ? Le prolétariat et la paysannerie (sous l’uniforme de soldat). Quel en est le caractère politique ? C’est une dictature révolutionnaire, c’est-à-dire un pouvoir qui s’appuie directement sur un coup de force révolutionnaire, sur l’initiative directe, venant d’en bas, des masses populaires, et non sur une loi édictée par un pouvoir d’Etat centralisé. Ce pouvoir est tout différent de celui qui existe généralement dans une république démocratique bourgeoise parlementaire du type habituel et qui prévaut jusqu’à présent dans les pays avancés d’Europe et d’Amérique. C’est une chose qu’on oublie souvent, à laquelle on ne réfléchit pas assez, alors que c’est là l’essentiel. Ce pouvoir est du même type que la Commune de Paris de 1871, type dont voici les principales caractéristiques : 1) la source du pouvoir n’est pas la loi, préalablement discutée et votée par un Parlement, mais l’initiative des masses populaires, initiative directe, locale, venant d’en bas, un « coup de force » direct, pour employer une expression courante ; 2) la police et l’armée, institutions séparées du peuple et opposées au peuple, sont remplacées par l’armement direct du peuple tout entier ; sous ce pouvoir, ce sont les ouvriers et les paysans armés, c’est le peuple en armes qui veillent eux-mêmes au maintien de l’ordre public ; 3) le corps des fonctionnaires, la bureaucratie sont, eux aussi, remplacés par le pouvoir direct du peuple, ou du moins placés sous un contrôle spécial ; non seulement les postes deviennent électifs, mais leurs titulaires, ramenés à l’état de simples mandataires, sont révocables à la première demande du peuple ; de corps privilégié jouissant de « sinécures » à traitements élevés, bourgeois, ils deviennent les ouvriers d’une « arme spéciale », dont les traitements n’excèdent pas le salaire habituel d’un bon ouvrier.

Là, et là seulement, est l’essence de la Commune de Paris en tant que type d’Etat particulier. C’est cette essence qu’ont oubliée et dénaturée MM. les Plékhanov (chauvins avoués qui ont trahi le marxisme), les Kautsky (hommes du « centre », c’est-à-dire qui balancent entre le chauvinisme et le marxisme), et d’une façon générale tous les social-démocrates, les socialistes-révolutionnaires et leurs pareils qui dominent aujourd’hui.

On s’en tire avec des phrases, on se cantonne dans le silence, on se dérobe, on se congratule mille fois à l’occasion de la révolution, et l’on ne veut pas réfléchir à ce que sont les Soviets des députés ouvriers et soldats. On ne veut pas voir cette vérité évidente que, pour autant que ces Soviets existent, pour autant qu’ils sont le pouvoir, il existe en Russie un Etat du type de la Commune de Paris.

J’ai bien souligné : « pour autant ». Car ce n’est qu’un pouvoir embryonnaire. Par un accord direct avec le Gouvernement provisoire bourgeois, et par diverses concessions de fait, il a lui-même livré et continue de livrer ses positions à la bourgeoisie.

Pourquoi ? Serait-ce que Tchkhéidzé, Tsérétéli, Stéklov et Cie commettent une « erreur » ? Allons donc ! Un philistin pourrait le penser, mais non un marxiste. La raison en est le degré insuffisant de conscience et d’organisation des prolétaires et des paysans. L’« erreur » de ces chefs, c’est leur position petite-bourgeoise, c’est qu’ils obscurcissent la conscience des ouvriers au lieu de l’éclairer, qu’ils propagent les illusions petites-bourgeoises au lieu de les réfuter, qu’ils renforcent l’influence de la bourgeoisie sur les masses, au lieu de soustraire celles-ci à cette influence.

Cela doit déjà suffire à faire comprendre pourquoi nos camarades, eux aussi, commettent tant d’erreurs en posant « simplement » la question : faut-il renverser tout de suite le Gouvernement provisoire ?

Je réponds : 1) il faut le renverser, car c’est un gouvernement oligarchique, bourgeois et non populaire, qui ne peut donner ni la paix, ni le pain, ni la liberté complète ; 2) on ne peut pas le renverser en ce moment, car il repose sur un accord direct et indirect, formel et de fait, avec les Soviets des députés ouvriers et, tout d’abord, avec le Soviet principal, celui de Pétrograd ; 3) on ne peut, d’une façon générale, le « renverser » par la méthode habituelle, car il bénéficie du « soutien » prêté à la bourgeoisie par le second gouvernement, le Soviet des députés ouvriers ; or, ce dernier gouvernement est le seul gouvernement révolutionnaire possible, le seul qui exprime directement la conscience et la volonté de la majorité des ouvriers et des paysans. L’humanité n’a pas encore élaboré, et nous ne connaissons pas jusqu’à ce jour, de type de gouvernement supérieur et préférable aux Soviets de députés des ouvriers, des salariés agricoles, des paysans et des soldats.

Pour devenir le pouvoir, les ouvriers conscients doivent conquérir la majorité : aussi longtemps qu’aucune violence n’est exercée sur les masses, il n’existe pas d’autre chemin pour arriver au pouvoir. Nous ne sommes pas des blanquistes, des partisans de la prise du pouvoir par une minorité. Nous sommes des marxistes, des partisans de la lutte de classe prolétarienne ; nous sommes contre les entraînements petits-bourgeois, contre le chauvinisme jusqu’auboutiste, la phraséologie, la dépendance à l’égard de la bourgeoisie.

Fondons un parti communiste prolétarien ; les meilleurs partisans du bolchévisme en ont déjà créé les éléments ; groupons-nous pour une action de classe prolétarienne, et les prolétaires, les paysans pauvres se rallieront à nous, toujours plus nombreux. Car la vie dissipera chaque jour davantage les illusions petites-bourgeoises des « social-démocrates », des Tchkhéidzé, Tsérétéli, Stéklov et autres, des « socialistes-révolutionnaires », des petits bourgeois plus « purs » encore, etc., etc.

La bourgeoisie est pour le pouvoir unique de la bourgeoisie.

Les ouvriers conscients sont pour le pouvoir unique des Soviets de députés des ouvriers, des salariés agricoles, des paysans et des soldats, pour un pouvoir unique préparé non par des aventures, mais en éclairant la conscience du prolétariat, en l’affranchissant de l’influence de la bourgeoisie.

La petite bourgeoisie - « social-démocrates », socialistes-révolutionnaires, etc., etc. - entrave par ses hésitations cet éclaircissement, cet affranchissement.

Tel est le véritable rapport des forces entre les classes en présence. C’est lui qui détermine nos tâches.

2) Le double pouvoir Texte du site NPA

Source : https://npa2009.org/idees/histoire/...

Article du 18 avril 2017

Le 27 février est créé, comme en 1905, le soviet de Petrograd  : l’assemblée élue du peuple, une représentation directe, «  révolutionnaire  », des masses fédérant les représentants des ouvriers et soldats, qui tente d’instaurer une autre façon de faire de la politique.

Parallèlement se met en place un organe traditionnel de pouvoir, un Comité provisoire pour le rétablissement de l’ordre et des rapports avec les institutions et les autorités. Il regroupe les grands agrariens, industriels, leaders du «  bloc progressiste  » de la Douma, dont le projet est de faire de la Russie un grand pays libéral et capitaliste et d’ancrer la vie politique russe dans la tradition européenne du parlementarisme.

De la tension entre pouvoirs...

Un compromis entre ces deux sources de pouvoir est signé le 2 mars. C’est la naissance d’un double pouvoir. Une coexistence qui sera émaillée de conflits durant toute l’année 1917.

Le soviet reconnaît la légitimité du gouvernement provisoire à majorité libérale à condition qu’il mette en place un vaste programme de réformes démocratiques. Il accepte qu’il ne proclame pas la république, en attendant la convocation d’une Assemblée constituante. Si les divers courants socialistes du soviet acceptent de donner le pouvoir à la bourgeoisie, c’est qu’ils sont persuadés que dans un pays arriéré comme la Russie, il faut, pour aller au socialisme, passer par une phase bourgeoise de la révolution.

Le gouvernement n’a que les attributs extérieurs du pouvoir, il agit pour autant que le soviet lui donne sa légitimité. C’est le soviet qui possède l’autorité parmi les masses urbaines et rurales, une autorité qui grandit de jour en jour. Le soviet se transforme peu à peu d’organe de représentation des masses en révolution en organe de pouvoir réel qui organise la vie, qui prend les décisions quotidiennes, qui décide si les trains circulent, qui organise l’approvisionnement, la sécurité... C’est aussi le soviet qui fait redémarrer les tramways, organise l’arrestation du tsar, signe le 10 mars une charte avec les patrons de Petrograd instaurant la journée de 8 heures1. Il doit répondre aux sollicitations des ouvriers, des paysans, mais aussi aux demandes d’assistance des autorités «  officielles  » tant à l’échelon municipal que gouvernemental. L’appareil gouvernemental travaille de plus en plus dans le vide, tant le soviet occupe les fonctions de l’État.

Le premier gouvernement provisoire est formé d’une majorité de représentants libéraux, flanqué sur sa gauche du travailliste Kerenski, censé «  faire le pont  » entre le gouvernement et le soviet. En quelques semaines, il prend un train de mesures spectaculaires  : libertés fondamentales, suffrage universel, amnistie générale, abolition de la peine de mort, suppression de toutes les discriminations de caste, de race ou de religion, reconnaissance du droit de la Finlande et de la Pologne à l’autodétermination...

Chez les ouvriers et les soldats, qui voient bien la réaction monarchiste cachée dans le gouvernement provisoire, un gouvernement de la bourgeoisie, des possédants, c’est la perplexité... quand ce n’est pas l’hostilité. Le gouvernement va faire face à une vague de revendications et d’actions émanant des couches les plus diverses de la société en révolution, les ouvriers, les paysans, les soldats-paysans, les nationalités.

… à l’affrontement

C’est sur la question de la guerre que les premiers affrontements vont avoir lieu entre les deux pouvoirs en présence. Le gouvernement considère que seule une victoire de la Russie au côté des Alliés réussirait à amarrer solidement le nouveau régime aux démocraties occidentales. En outre, la continuation de la guerre est le moyen de mettre fin à la révolution. Elle justifie la conservation de l’appareil d’État, de l’armée, l’ajournement des élections, et le report de toutes les questions sociales, de la réforme agraire, et des questions nationales. Dès sa mise en place, il adresse une note aux Alliés dans laquelle il dit la détermination du nouveau gouvernement russe de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire et l’annexion de Constantinople.

Le soviet de Petrograd réagit immédiatement et adopte le 14 mars un «  Appel aux peuples du monde entier  ». Il se prononce pour une «  paix sans annexions ni contributions  », prône le «  défensisme révolutionnaire  » qui s’efforce de concilier la «  lutte des peuples contre les ambitions annexionnistes de leurs gouvernements  » et le «  maintien d’une politique défensive préservant la combativité de l’armée  ». Malgré le caractère timoré de cette position du soviet, c’est la crise avec le gouvernement.

Au moment où les USA entrent en guerre, le 18 avril, le gouvernement adresse une note aux Alliés qui réaffirme que la Russie combattra «  jusqu’à la victoire finale  ». Il fait appel à un emprunt de guerre appelé «  emprunt de la liberté  ».

Le Comité exécutif du soviet évite l’affrontement avec le gouvernement. C’est d’en bas que va venir la réponse. Devant l’imposture de ceux d’en haut qui ne cherchent pas à obtenir la paix, des dizaines de milliers de manifestantEs descendent dans la rue. Pour la première fois, sont repris des mots d’ordre bolcheviques «  À bas le gouvernement  !  » et même «  Tout le pouvoir aux soviets  !  » 

Lors de la réunion du soviet qui suit, Fedorov, ouvrier métallurgiste bolchevique, se prononce pour la première fois en faveur de la prise en main du pouvoir par le soviet, mais il est très minoritaire.

Les manifestations continuent et, le 21 avril, face aux manifestants sont mobilisés des milliers de contre-­révolutionnaires. Le comité exécutif du soviet envoie un ordre de n’envoyer aucun détachement militaire dans les rues de la capitale contre les manifestants, puis ordonne de s’abstenir de toute manifestation pendant deux jours.

Le comité exécutif du soviet a réussi cette fois-ci à maintenir les masses sur le seuil du pouvoir, et laisse le gouvernement manœuvrer. Il recule et se prononce contre toute annexion, et les deux ministres les plus attaqués démissionnent.

Le soviet de Petrograd annonce alors son ralliement à un gouvernement de coalition qui rassemblerait libéraux et socialistes modérés (socialistes-révolutionnaires et mencheviques). Les libéraux espèrent utiliser leur influence conciliatrice. Les bolcheviques sont minoritaires au soviet  : six ministres socialistes dirigeants du soviet de Petrograd entrent dans le second gouvernement provisoire.

Mais les soviets n’agonisent pas, et au premier signal de danger se remettent sur pied et montrent qu’ils restent maîtres de l’autorité politique sur les masses. Le double pouvoir continue sous une nouvelle forme. Jusqu’aux prochains affrontements...

Patrick Le Moal

3) 1917. Repenser le double pouvoir pour reprendre le pouvoir

Ce texte d’Emmanuel Barot est issu de l’intervention dans l’atelier « État, parti, transition », du colloque « Penser l’émancipation », qui s’est tenu à l’université Paris 8 – Saint Denis (France) du 13 au 16 septembre 2017. Il a été publié par le site Révolution Permanente (Courant communiste révolutionnaire du NPA)

http://www.revolutionpermanente.fr/

La pensée stratégique, même celle qui a revendiqué le marxisme révolutionnaire et Lénine contre diverses variantes néo-utopistes ou néo-réformistes typiques du moment postmoderne (moment politique dorénavant derrière nous), s’est longtemps laissé renvoyer dans les cordes. L’échec brutal des hypothèses néopopulistes de gauche, des gouvernements « progressistes » latino-américains au cataclysme Syriza, jusqu’à la liquidation Podemos – sans parler de la contre-révolution qui jusqu’ici a défait le second printemps des peuples – a fait singulièrement vieillir les options altermondialistes sociales-libertaires qui visèrent, un temps, à l’image de Holloway « faire la révolution sans prendre le pouvoir ». Combiné aux tournants réactionnaires et bonapartistes du moment, qui rappellent combien les Etats bourgeois même « démocratiques » manient toujours le bâton quand la carotte ne suffit plus, cet échec met en demeure de ne plus aborder avec légèreté la question du pouvoir, c’est-à-dire des fins et des moyens de l’affrontement victorieux aux formes politiques de la domination bourgeoise. Cela remet au centre la thèse de Lénine dans « Sur la dualité de pouvoir » en avril 1917 : « Le problème fondamental de toute révolution est celui du pouvoir. Tant que ce problème n’est pas élucidé, il ne saurait être question de jouer consciemment son rôle dans la révolution, et encore moins de la diriger. »

Dimensions du double pouvoir et retour des tâches préparatoires

Le « double pouvoir » désigne un type de processus et d’outils politiques particuliers par lesquels les masses en lutte se donnent leurs organes de décision indépendants, alternatifs et antagoniques aux institutions existantes (soviets, comités de grève, conseils d’usines, assemblées générales…) en vue de la grève générale et de l’insurrection. Historiquement ce processus porte à maturité, d’abord dans la révolution russe de 1905, la façon dont les travailleurs, depuis le XIXe siècle, ont cherché à s’organiser, au cours ou au travers des grèves notamment, de façon indépendante, en s’opposant aux Etats au service de leurs exploiteurs. Lénine enracine la formule après la chute du tsarisme pour décrire la situation singulière opposant le gouvernement provisoire aux soviets :

« Cette dualité du pouvoir se traduit par l’existence de deux gouvernements : le gouvernement principal, véritable, effectif, de la bourgeoisie, le « Gouvernement provisoire »… qui a en mains tous les organes du pouvoir, et un gouvernement à côté, complémentaire, un gouvernement « de contrôle », représenté par le Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd, qui n’a pas en main les organes du pouvoir d’Etat, mais s’appuie directement sur la majorité indéniable du peuple, sur les ouvriers et les soldats en armes. »

Une telle coexistence de deux formes de pouvoir de classe se disputant le périmètre de l’État, rivalisant sur le terrain de la souveraineté, mettant en jeu des forces sociales antagoniques, était par essence instable. « Il ne fait aucun doute que cet « enchevêtrement » ne peut durer longtemps. Il ne saurait exister deux pouvoirs dans un Etat. L’un des deux doit disparaître » complétait-il, formulant du même coup le tournant majeur liant le février « démocratique » à la perspective socialiste, « Tout le pouvoir aux soviets ! », qui allait fournir le centre de gravité de l’avancée vers l’insurrection. Concernant la dialectique complexe qui a animé les rapports entre soviets et partis en 1917, rappelons juste que les premiers, où le rôle des bolchéviks est allé croissant jusqu’à devenir majeur en octobre, ont été à même de défier l’État du gouvernement provisoire à trois titres indissociables. En émergeant comme une source alternative de légitimité et de commandement, en tant que germe ou esquisse d’une nouvelle forme d’institutions fondées sur la démocratie prolétarienne à tous les étages de la société, des quartiers, usines, doumas, milices, etc. aux soviets, et enfin, comme moyen par lequel ce pouvoir de classe en germe, dans le mouvement même de son élaboration, allait « détruire » à toutes ces échelles l’Etat bourgeois – ce que Marx, après 1848, avait mis au cœur de la transition révolutionnaire en vue du communisme, la « dictature du prolétariat ». Seconde thèse léniniste dont nous récusons que le stalinisme l’ait rendue obsolète, bien au contraire, cette perspective doit de nouveau former l’horizon actuel : « Limiter le marxisme à la doctrine de la lutte des classes, c’est le tronquer, le déformer, le réduire à ce qui est acceptable pour la bourgeoisie. Celui-là seul est un marxiste qui étend la reconnaissance de la lutte des classes jusqu’à la reconnaissance de la dictature du prolétariat. » (L’État et la révolution).

Dans une crise révolutionnaire le « double pouvoir » concentre immédiatement les tâches en vue du moment post-révolutionnaire, et interroge frontalement sur les médiations aptes à assurer la cohérence entre la nouvelle base sociale et son expression politique, en particulier entre les cadres de front unique comme les soviets et les partis politiques. Mais dans une période comme celle d’aujourd’hui où la révolution tend à ne pas revêtir, malgré l’actualité de sa perspective, la moindre imminence, les tâches actuelles sont plutôt des tâches des reconstruction, de reconquête des traditions de l’auto-organisation ouvrière, de ré-apprentissage et de ré-accumulation de forces, mais aussi de re-légitimation du rôle des partis révolutionnaires ployant encore sous le sentiment dominant de leur inutilité ou de leur dangerosité. Des tâches plus préparatoires en somme, au sein ou au service de ces « germes de démocratie prolétarienne dans le cadre de la démocratie bourgeoise » disait Trotsky.

Quand la contre-révolution puis le reflux brouillent les boussoles

Cette nécessité de recommencer, certes par le milieu, mais presque par le début du milieu, ne tombe pas du ciel. Sans revenir sur l’échec de l’extension des processus révolutionnaires en Europe après le 1917, en Allemagne en particulier, et les leçons que Gramsci, dans les années 1930, a entendu tirer de cela sur le plan de la compréhension des formes de l’Etat bourgeois en « occident », rappelons que la contre-révolution stalinienne et ses avatars, de leur côté, ont considérablement aidé à stabiliser le capitalisme après-guerre, puis à décrédibiliser autant le projet du communisme que l’idée même de révolution. Elle a ce faisant, dans le prolongement de sa négation bureaucratique du pouvoir « soviétique » depuis la fin des années 20, bloqué toute émergence de processus de double pouvoir qui auraient pu échapper à son contrôle, à l’image de la Hongrie en 1956. Elle a ainsi, aux antipodes, refaçonné le monde ouvrier sur des lignes passivisantes et réformistes. Même si, suite à la chute de l’URSS et les années 90, la période altermondialiste, puis les révolutions arabes, les vagues d’indignation, etc. ont fait resurgir des mouvements de masse aspirant à l’auto-organisation démocratique, on ne peut que constater la persistance faiblesse des dynamiques de double pouvoir assises sur une perspective de classe, s’efforçant de lier questions démocratiques et questions sociales dans la perspective du socialisme, bref, dans le sens de la logique permanentiste qui conditionna la victoire de 1917.

En écho à cette perte de traditions et de repères, dont la crise historique du mouvement ouvrier international renforcée par l’offensive néolibérale est la principale base matérielle autant que l’expression, depuis près de trois décennies au plan plus théorique la gauche radicale et/ou révolutionnaire n’est pas sortie indemne de cette configuration. De même pour les « pensées critiques » d’autant plus lorsqu’elles ont versé dans un post-marxisme ou un antimarxisme décomplexés. Tout cela a été marqué par une opacification sinon une liquéfaction généralisées de la compréhension des voies de l’affrontement à l’Etat bourgeois. Ce « degré zéro de la pensée stratégique » déploré il y a une dizaine d’année par D. Bensaïd, n’a pas épargné le champ marxiste lui-même, en partie comme héritage de ce « marxisme occidental » né, expliquait Perry Anderson, des défaites de l’entre-deux-guerres et du désarroi face au stalinisme. Nous portons ainsi encore les stigmates d’un rouleau compresseur dont les us et abus déjà anciens de Gramsci, par exemple, continuent de sévir, au point de pouvoir encore servir de caution aux Iglesias, Mélenchon et consorts aujourd’hui. Un Gramsci poussé sur sa droite depuis l’eurocommunisme, moyennant un usage à charge de sa distinction « Orient/Occident » combiné à l’hypertrophie tacticiste et électoraliste de la « guerre de positions » au détriment de la « guerre de mouvement » en vue de l’affrontement final contre le pouvoir du capital, qui restait chez lui, quoi qu’on en dise, la boussole stratégique au service d’une « contre-hégémonie » ouvrière et populaire.

Sortir des illusions sur l’Etat bourgeois et la « démocratie combinée »

On ne peut en ce sens éviter de mentionner l’approche symptomatique de Poulantzas dès L’Etat, le pouvoir, le socialisme en 1978, qui a récusé explicitement la logique du double pouvoir, estimant que l’Etat, « condensation d’un rapport de forces matérielles », pouvait être au moins partiellement conquis/réapproprié, ce qui impliquait de récuser le modèle hérité de 1917 de « l’extériorité » mutuelle totale entre organes d’auto-organisation des exploités et institutions démocratiques bourgeoises, et que leur combinaison était incontournable. Imaginant dès lors une voie « démocratique » au socialisme, sans la voir pour autant naïvement pacifique ou graduelle, il a néanmoins emblématiquement manqué le fait que les formes de la démocratie bourgeoise et son type de pluripartisme, et ceux de la démocratie prolétarienne sont de nature organiquement différentes.

Dans son article de 1979 « Grève générale, front unique, dualité de pouvoir », Bensaïd écrivait ceci :

« Sous des formules qui peuvent varier d’un pays à l’autre, les partis communistes et socialistes d’Europe du Sud mettent en avant la notion de « démocratie mixte », autrement dit la combinaison des formes de démocratie directe issues des luttes de masse et des formes de démocratie représentatives incarnées par les institutions parlementaires et municipales bourgeoises.

Cette « innovation » théorique présente un triple avantage, pour les PC, pour les PS et pour la classe dominante elle-même :

– aux PC elle offre un moyen commode de se débarrasser du concept de dictature du prolétariat (sous prétexte de rompre avec la terreur stalinienne), et un alibi pour mieux se rallier au respect des institutions et de l’État bourgeois ;

– aux PS elle permet de concilier une réhabilitation zélée de la démocratie parlementaire et une phrase gauche sur l’autogestion à la base, qui va directement à la rencontre des projets technocratiques et modernistes de l’administration d’État ;

– à la bourgeoisie elle offre l’occasion de relégitimer un système de domination dont la tradition démocratique parlementaire est de plus en plus recouverte par l’étatisme autoritaire, et de donner une caution « libérale avancée » à ses réformes.

La notion de démocratie mixte s’oppose à la tradition révolutionnaire, celle de la démocratie directe, de la Commune de Paris aux comités de grève et commissions de travailleurs, en passant par les conseils ouvriers turinois et les soviets, au nom de la lutte contre l’économisme et le corporatisme. »

Sur le fond ce verdict est d’une actualité totale. Il est frappant que Mandel, pourtant très critique de l’eurocommunisme à la même période, ait sacrifié en partie par la suite au même type d’illusions. En raison de l’emprise du parlementarisme dans les Etats capitalistes, les conditions de la dissipation des illusions des masses en les solutions « démocratiques », le suffrage universel tel qu’il existe etc., se sont alourdies dans « l’occident » : d’où la nécessité d’envisager, avant qu’une crise de légitimité des institutions soit ouverte suffisamment profondément, des temporalités plus longues que celles pensées par Lénine et Trotsky. Mandel en tira la possibilité de processus de coexistence plus ou moins durables entre des « pouvoirs » alternatifs, puis, pas supplémentaire, arriva à penser à des formes de combinaison, de « démocratie mixte », combinant éléments des institutions bourgeoises et élément d’institutions prolétariennes, comme noyau possible d’une transition révolutionnaire. En 2006, sur fond de cette crise durable de l’horizon révolutionnaire, Bensaïd, dans « Sur le retour de la question politico-stratégique », rappelait ainsi qu’ils avaient pu « être troublés ou choqués à l’époque par le ralliement d’Ernest Mandel à la « démocratie mixte » à partir d’un réexamen des rapports entre soviets et constituante en Russie », mais dans la foulée expliquait qu’ils avaient cependant « évolué » sur ce point, et qu’il était « bien évident… a fortiori dans des pays de tradition parlementaire plus que centenaire, où le principe du suffrage universel est solidement établi, qu’on ne saurait imaginer un processus révolutionnaire autrement que comme un transfert de légitimité donnant la prépondérance au « socialisme par en bas », mais en interférence avec les formes représentatives […] ».

La lutte de classes réelles produit en permanence des « interférences » de ce genre, immensément variables selon les conjonctures, soulevant nombre de questions tactiques à chaque fois délicates, en particulier dans les périodes de crise ou d’instabilité où les contradictions vont croissantes – ainsi en Catalogne. Cela parce que face à ces contradictions les luttes créent en permanence, au moins dans les formes, du neuf, Trotsky le rappelait dans le chapitre sur les comités d’usine du Programme de transition : « Le mouvement ouvrier de l’époque de transition n’a pas un caractère régulier et égal, mais fiévreux et explosif. Les mots d’ordre, de même que les formes d’organisation, doivent être subordonnés à ce caractère du mouvement. Rejetant la routine comme la peste, la direction doit prêter attentivement l’oreille à l’initiative des masses elles-mêmes. ». Bien des cadres de type « soviétique » même très initiaux peuvent naître, par définition hybrides, non décantés, traversés d’« interférences ». Mais l’attention à ces dernières ne saurait jamais justifier de franchir la ligne rouge consistant à entretenir le moindre doute stratégique sur le fait que ces formes « combinées » ou « mixtes » sont condamnées par avance à se transformer au profit du plus fort, parce que les régimes sociaux sur lesquelles elles se basent respectivement, la propriété privée d’un côté, sa destruction de l’autre, dont structurellement incompatibles – incombinables.

C’est en ce sens qu’il est aussi nécessaire de déconstruire sans fard toutes les problématiques de la « démocratie radicale », « réelle » ou « jusqu’au bout » largement dominées par le réformisme et l’électoralisme chez Laclau, Mouffe, Ejerron, Iglésias (que reprend Mélenchon), ou encore les appels peu délimités à tel ou tel processus « constituant ». Cela forcera aussi à se clarifier les approches qui, s’en forcément la rejeter, floutent, ou estiment inadéquate ou encore abstraite dans la période, la distinction entre réforme et révolution, car cela les conduit à contourner la question du pouvoir et a fortiori celle des conditions de renaissance du « double pouvoir ». Plus largement aucun appareil d’Etat, aucune institution bourgeoise quelle qu’elle soit, même s’ils semblent plus « idéologiques » que répressifs ou, à l’image des « service publics », et plus encore de structures locales, en apparence plus appropriables – apparence erronée qui fournit le terreau de la double illusion gradualiste et « municipaliste » – n’échappe à leur rôle structurel de reproduction du régime de la propriété privée et du pouvoir du capital. Les variations dans les formes des Etats nationaux, ou encore dans les formes du rôle de police politique joué par les bureaucraties syndicales et politiques, par définition tous hybrides de traits « orientaux » et « occidentaux » pour reprendre les catégories de Gramsci, produits du développement inégal et combiné qui caractérise plus jamais le capitalisme contemporain, n’y changent rien.

* * *

« Re-penser » le double pouvoir pour « re-prendre le pouvoir » aujourd’hui, ne saurait signifier pas plus aujourd’hui qu’hier appliquer des formules incantatoires transposant mécaniquement le (prétendu) « modèle » de 1917. Mais la question stratégique des conditions de destruction de l’État bourgeois, quelle que soit sa physionomie singulière, reste intacte. A l’heure où une majorité de l’humanité par-delà quelques variations techniques, ne vit aujourd’hui guère mieux que les paysans russes sous la dynastie des Romanov, où les formes contemporaines de l’État (et de la démocratie) subissent, sous pression de l’évolution des rapports de classes à l’échelle internationale, toutes sortes de tournants brutaux, un « bolchévisme 2.0 » au service de cette reconstruction stratégique, dans la théorie et la pratique concrète, des voies du double pouvoir, est incontournable.

4) Sur le double pouvoir, ma modeste contribution (Jacques Serieys)

4a) Limites des trois textes ci-dessus

Ils réduisent la question de la perspective stratégique anticapitaliste à la façon dont le parti bolchevik a réussi la Révolution russe de 1917.

Je trouve ce raccourci peu apte à préparer les nouveaux militants à faire mieux que nous. Voilà pourquoi j’essaie ici de donner mon avis.

Premièrement, le 20ème siècle a malheureusement connu de nombreux exemples de processus anti-capitalistes morts-nés, écrasés ou complètement dévoyés. Nous ne pouvons considérer que leur échec est seulement dû à une mauvaise connaissance ou compréhension des textes de Lénine et de la Révolution russe. Le retour prôné par la conclusion du texte 3 du CCR NPA à un bolchevisme 2.0 comme projet stratégique révolutionnaire pour le 21ème siècle me paraît relever d’un enfantillage de type bordiguiste.

Deuxièmement, ces trois textes se fondent sur une analyse de l’Etat, instrument direct de la bourgeoisie, dont la réalité se résume « en dernière instance à une bande d’hommes armés » (L’Etat et la révolution, Lénine). Ainsi, tout l’apport de Gramsci, de Poulantzas, de Mandel même sur la complexité du rapport entre Etat et classe dominante serait à jeter à la poubelle ? Je ne le pense pas.

4b) Comprendre dans leur contexte les textes de Lénine datant de 1917

Lénine caractérisait de révolutionnaire la période politique juste avant la 1ère guerre mondiale. Parmi les causes de celle-ci, il inclut la volonté des classes dominantes de dévoyer la combativité sociale vers le nationalisme guerrier. La guerre a-t-elle fait entrer l’Europe dans une autre période politique ? Sur le fond, non, d’après lui ; et la détermination des masses populaires contre les élites bourgeoises sera d’autant plus forte lorsqu’elles prendront conscience de la réalité. Maintenant cette analyse, le dirigeant bolchevik ne sera pas surpris par les processus révolutionnaires russes, allemands, italiens, finlandais, hongrois, autrichiens...

Cela parce que face à ces contradictions les luttes créent en permanence, au moins dans les formes, du neuf, Trotsky le rappelait dans le chapitre sur les comités d’usine du Programme de transition : « Le mouvement ouvrier de l’époque de transition n’a pas un caractère régulier et égal, mais fiévreux et explosif. Les mots d’ordre, de même que les formes d’organisation, doivent être subordonnés à ce caractère du mouvement. Rejetant la routine comme la peste, la direction doit prêter attentivement l’oreille à l’initiative des masses elles-mêmes. ».


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message