De la démocratie et de la représentation… (par JOHSUA Samuel)

samedi 20 juin 2015.
 

Questions centrales depuis longtemps que celles-ci sur le chemin des luttes émancipatrices.

Et encore plus avec les bilans désastreux du siècle précédent. Pas étonnant que ce soient encore des thèmes au cœur du texte en discussion sur « l’Emancipation » dans Ensemble ! et l’objet de nombre d’échanges et de controverses. Il y a une certaine prétention à en débattre encore par ce texte, après quelques bons milliers d’auteurs, dont les pères/mères fondateurs-trices. Je vais pourtant le faire, et sans filet, autrement dit sans la protection de quelques citations bien senties. C’est que les échanges au sein de Ensemble ! (et au-delà) à propos de la démocratie me conduisent à faire le point.

Quelques éléments d’emblée. Même s’il faut fouiller les détails, je pense qu’on sera à peu près tous d’accord sur la critique du parlementarisme bourgeois. Ce dernier a ses points positifs (de moins en moins), mais aussi des limites insurmontables dues à la nature de la société, inégalitaire, qu’il est censé représenter, sans compter quelques autres joyeusetés dues à la globalisation marchande. Mais un deuxième débat porte sur la représentation politique en général et là c’est moins clair. Une série d’auteurs et de travaux bien connus, plus les réflexions actuelles dans les rangs de la gauche radicale, conduisent au moins à une conclusion, guère contestable. La « représentation » est une aliénation. Quelques soient les précautions prises, on donne ce faisant pouvoir à quelqu’un, et donc, quelque part, on s’en défait. Et on prend toujours le risque que ce pouvoir s’exerce en retour sur soi-même et ses propres idées.

Mais je défends que la représentation politique est pourtant inévitable, et c’est ce qui fait débat. Pour cerner au mieux la question, admettons que l’on se place, les uns et les autres, idéalement, dans une société postcapitaliste et même suffisamment loin dans ce « post » pour être débarrassés de petits soucis comme le rapport salarial. En marche vers le communisme donc. En effet c’est en discutant des caractéristiques démocratiques envisageables dans ce cas qu’on peut remonter aux limitations actuelles, et essayer de faire la part de ce qui relève du capitalisme et de ce qui est plus profond. Et donc de donner, a contrario, toute leur mesure aux germes positifs qui y correspondent déjà dans le présent.

J’ai expliqué ailleurs comment et pourquoi dans la démocratie directe (sans représentation) la transparence n’est quand même pas fondamentalement assurée. Comment en effet est produite la parole individuelle du « non représenté » ? Par l’expérience directe, oui (et par une praxis sociale de groupe ou de classe si on élargit), et c’est fondamental. Mais aussi par ce qu’elle est par ailleurs, aussi, le produit de multiples déterminations sociales indépendantes de soi-même. Genre sexuel, langue, histoire, nationalité, race, éducation, et c’est sans fin. Sans compter, pour ceux qui en tiennent pour Freud, par l’inconscient (lequel, comme son nom l’indique, échappe en totalité). Tout ceci aliène tout autant (et bien plus) que le fait d’être représenté. Je crois exprimer une parole libre, mais c’est tout aussi bien ces déterminations (de plus historiquement construites et évolutives) qui parlent à ma place. Donc une série sans fin d’aliénations subsiste, et, dans une certaine mesure, elles sont bien plus agissantes que celles produites par la représentation (je rappelle que l’on se place dans une société post capitaliste). Je serais heureux qu’on en discute en premier, et qu’on en tire les conséquences qui s’imposent quant au contrôle nécessaire y compris dans des mécanismes de démocratie directe.

Cela dit je comprends bien que même en admettant le développement précédent, on pourrait au moins se dispenser d’y rajouter les aliénations produites par la représentation. Dans ce domaine, ma position est celle, générale, que j’avance concernant la démarche communiste : le plus possible de gestion directe (sur la production, la ville, la culture, et…la politique), et, quand ce n’est pas possible, on délègue, et alors, avec le maximum de garanties de contrôle. La délégation politique (la représentation), bien qu’elle soit très particulière, ne sort pas de la même orientation. Le pire en la matière, après ce que le mouvement communiste a produit parfois de désastreux, étant de se payer de mots. Les faits sont têtus, on le sait bien, et si une gestion directe n’est pas possible, elle ne l’est pas. La proclamer telle, ouvrir la voie au seul principe de désir sans tenir compte de celui de réalité s’est révélé souvent le plus court chemin vers le contraire de la réalisation de ce désir (voir, comme modèle de cette question, la fameuse utopie de « l’homme nouveau » qui a fini partout par se retourner contre les humains concrets).

Dans ce débat il y a (depuis longtemps) l’argument porté contre la démocratie directe reposant sur une impossibilité matérielle de l’exercer pour des populations trop nombreuses. On ne peut pas s’en défaire si aisément, surtout si on imagine (ce qui est la limite du modèle, mais intéressant de ce fait) un exercice mondial de ce type pour 7 milliards d’individus. Peut-être n’est-ce pas définitivement impossible (si on se place déjà dans une société profondément modifiée et socialiste à l’échelle mondiale ; ce n’est pas demain la veille, mais on discute théoriquement). Mais ce qui est certain c’est que ça mettrait beaucoup de temps à devenir possible, et qu’au moins à cette échelle planétaire il faudra bien imaginer en attendant aussi des moyens représentatifs. Comment penser que toute la population mondiale serait aisément mobilisée sur les mêmes questions prioritaires, sauf exception ?

Mais finalement la même question se pose déjà à l’échelle d’une communauté politique plus restreinte. Ma position à ce sujet est que oui, il y a des problèmes d’échelle. Mais que non, ce n’est pas insurmontable. Ce qui fait difficulté n’est pas « technique ». On peut imaginer un substitut de l’Agora à l’aide des nouvelles technologies, même sans les mythifier de trop. En revanche ce qui change vraiment, si ce n’est pas l’échelle numérique ou géographique des populations, c’est celle des questions à trancher et de la nature des sociétés où le faire. Puisque dans chaque acte et zone de nos vies il y a toujours une part de politique, ce sont des millions de questions potentielles qu’il faudrait régler sur ce mode collectif en démocratie directe. La plupart de ces actes étant tellement ancrée dans nos habitudes qu’elles ne soulèvent plus d’interrogations. Mais elles pourraient. Par exemple pourquoi ne pas organiser un grand débat sur le code de la route ? Il existe de sérieux arguments pour rouler à gauche, si la priorité reste à droite. Pourquoi ne revient-on pas à la forme de l’enseignement mutuel des débuts du 20e siècle (je suis contre, mais on pourrait débattre) ? Est-il raisonnable de ne pas discuter de la forme et de la diversité de nos chaussures (même si on s’est, par hypothèse, débarrassé des « marques ») ? Faudrait-il éliminer tous les manuels scolaires et doter chaque élève d’une seule tablette de lecture (avec l’avantage de baisser les coûts et le poids des cartables) ? L’impact des politiques extractives en Amérique Latine étant mondial, il va de soi qu’il faudrait organiser un débat et un vote mondial à ce propos, non ? Des millions de questions potentielles ai-je dis ? Je suis sans doute en dessous de la réalité.

Et à cela il faut ajouter… l’interdiction ou pas des minarets. En effet, qui déciderait que cette question est illégitime ? Certes, comme on l’accepte tous (à peu près) il faut de toutes manières encadrer tout ceci par l’existence d’une Constitution, même dans un choix exclusif de démocratie directe. Mais celle-ci ne peut fixer que de grands principes, jamais régler tous les cas particuliers. Les lois fondamentales en Suisse aussi garantissent la liberté religieuse : mais la question des minarets a quand même été posée.

La première question à résoudre sur le chemin d’une abolition de toute représentation ne concerne pas, je le redis, l’impossibilité physique d’une Agora moderne. Et pas plus la complexité de certaines questions (toutes en fait), donc l’incompétence initiale des décideurs postulés. Celle-ci est à coup sûr à la fois incontestable au départ (ou alors nous sommes toutes et tous porteurs du « point de vue Dieu », omniscient-e-s par essence), mais l’incompétence est toujours surmontable. Non, le problème est celui de la hiérarchie des questions mises en délibération. Qui décide de ceci ? Croire qu’elle s’impose d’elle-même c’est faire preuve d’une naïveté confondante. Ce choix est, toujours, le produit d’une pression sociale, de rapports de force. A preuve le chemin qu’a dû parcourir le combat des femmes pour imposer que « le privé » était politique. C’est, encore une fois, exactement le mécanisme suisse qui s’en rapproche le plus : une initiative se crée sur une question, elle arrive (ou pas) à regrouper un nombre donné de soutiens et alors la question est obligatoirement posée. On peut faire autrement ? Comment ? L’autre exemple type est celui de la décision au consensus, comme c’est le cas pour la fixation des ordres du jour lors des forums sociaux. Sauf que dans ce cas il est clair que seule une partie restreinte de la société est présente (il est peu probable d’y voir négocier les partisans de l’interdiction des minarets) et que ce ne sont pas les individus qui discutent en personne, mais des regroupements (mouvements sociaux), et, justement, par la présence de leur « représentants ». Surtout, les rapports de force demeurent, même s’ils sont tempérés : l’avis du Mouvement des Sans Terre n’a pas le même poids que celui d’une association moins « représentative » justement.

Considérer que tout ceci est balayé juste parce qu’on décide de tout remettre entre les mains directes des citoyen-ne-s ne peut qu’aller avec un postulat fondamental : celui de la transparence de l’ensemble de la société non seulement à elle-même, mais à tout un chacun. Exit alors toute nécessité de bâtir d’abord une hiérarchie des questions à résoudre, et d’admettre l’existence des rapports de force qui vont avec. Lénine s’est opposé, comme on s’en souvient, à la « militarisation des syndicats » un temps prônée par Trotski. Mais il avançait aussi, face à l’Opposition Ouvrière, entre autres arguments, un de ce type. Dictature du prolétariat, soviets, bien sûr. Mais disait-il le poids du syndicat du rail n’est définitivement pas le même que celui des domestiques, même si ceux là avaient le même degré d’organisation. Selon la place dans la société, les effets de l’auto-organisation sont différents. Les mauvaises langues feraient remarquer qu’il prenait cet exemple justement parce que le syndicat des cheminots était resté majoritairement menchevik… Mais en fait la remarque est absolument décisive dès qu’on l’élargit à toute la société et à tous les cas (par exemple, du fait de l’héritage patriarcal, le poids des hommes n’est pas celui des femmes, même si l’égalité formelle existe).

Comment se règle la très grande majorité des questions potentielles qui ne « viennent pas à l’agenda » ? Parce qu’elles se règlent quand même, évidemment. La plupart du temps par la coutume, la norme, en général implicite mais décisive. « Ce qui se fait et ce qui ne se fait pas », sans même qu’on ait à en discuter. Norme que tout le monde admet, bien qu’elle soit rarement écrite, et encore moins débattue (ou alors c’est que sa remise en cause est en route). La forme de nos lits, leur horizontalité par exemple… Et, on peut prendre la question comme on veut, cette aliénation là (le rapport à la coutume non discutable, implicite pour l’essentiel) est sans commune mesure dans l’ampleur de ses effets avec ce qui est discuté ici, « représentation » ou pas. C’est la raison pour laquelle, chaque fois que des exemples sont pris en faveur de la seule démocratie directe, il s’agit non seulement de sociétés petites (attention, j’ai déjà dit que la taille en elle-même n’était absolument pas le problème). Mais en fait et surtout, accompagnant la petitesse, l’essentiel : des sociétés soudées par des normes implicites d’une puissance considérable. Peut-on imaginer un seul instant que la question de l’égalité des femmes surgisse dans l’Agora athénienne ? Autrement dit, ce n’est nullement que la question des priorités sociales à discuter n’existait pas, mais qu’elle était tranchée « de fait », avec une puissance qu’on ne peut en aucun cas sous estimer. On peut retrouver la nostalgie de ce genre d’héritage chez Michéa, et sa « common decency » (prise chez Orwell, mais à coup sûr à contre sens à mes yeux). Mais peut-on vraiment considérer ceci comme « émancipateur » ?

C’est ce genre de société soudée que Bourdieu a étudié en premier (en Kabylie) et qui a été à la source de son concept « d’habitus » (qui, entre autres, dit la même chose que ce que je viens de développer, avec peu de précision théorique ; habitus, « disposition durable et transférable », une marge laissée aux écarts individuels donc, mais limitée). Or trois modifications (au moins) rendent le problème que nous discutons absolument impossible à résoudre sur le même modèle.

• Le passage à des sociétés intrinsèquement plus « complexes », avec le surgissement de ce que Bernard Lahire appelle « l’homme pluriel » (en termes bourdieusiens, qui ne relèvent pas d’un habitus unique aussi étroit), et donc de groupes eux-mêmes divers (minorités, mais aussi majorité, comme les femmes). Ceci est encore renforcé par le mélange rapide, désormais définitif, des « cultures » (et donc, parfois un aspect conflictuel, mais surtout une mise en cause inévitable et permanente des « allant de soi »). La conséquence en est un processus désormais irréversible et exponentiel de « déconstruction » potentielle de tout ce que « la coutume » camoufle en termes de rapports de force sédimentés. Et donc du nombre de candidats théoriques à venir « à l’agenda » social. Potentielle parce ce que contrecarrée par l’imposition toujours plus poussée à tout le monde des normes capitalistes « mondialisées ». Deux phénomènes contraires, mais nouveaux en tout cas à cette échelle.

• Deuxième changement, la constitution progressive des sciences en partenaire inévitable de nombre de ces débats. On peut se passer des sciences pour décider de ne pas interdire les minarets. Mais pour discuter de la vaccination obligatoire ?

• Enfin l’ampleur planétaire de certaines décisions à prendre (dont les questions écologiques). On comprend bien que les mécanismes de « mises à l’agenda » posent des problèmes démocratiques incomparablement démultipliés à cette échelle.

Alors quoi ? Certaines réponses, importantes et positives, ne résolvent pourtant pas la question de fond. Ainsi de la constitution de groupes de citoyen-ne-s pour discuter, voire décider, sur certains problèmes politico-scientifiques. La question n’y est pas résolue en amont, puisqu’une telle constitution ne peut découler en elle-même que de la victoire d’une partie de la société décidée à « mettre cette question à l’agenda », aliénant de fait tout le reste des questions possibles en même temps, sans parler de la masse de questions demeurant « muettes ». Et en aval, puisqu’il s’agit, inévitablement d’une « représentation », la société déléguant politiquement à ce groupe une responsabilité qu’elle n’assume plus en tant que telle, sauf peut-être en bout de course. Délégation inévitable, ne serait-ce que parce qu’il convient que ce groupe se forme à la maîtrise technique du problème.

Le tirage au sort généralisé paraît plus proche de la solution, mais il n’en est rien. Par définition, si ce tirage au sort est réaliste, il va figer les rapports de forces sociaux tels qu’ils se présentent. Donnant alors une prime inévitable à « la coutume », écrasant la possibilité de lutte des groupes minoritaires au nom d’une dictature de la majorité telle qu’elle est. Si on faisait cela aujourd’hui, on peut supposer que le rejet du libéralisme serait puissant, et on serait contents. Mais celui de l’Islam ? De plus il s’agit, par définition, d’une « représentation politique », seul change le mode de désignation. On tombe alors sur une autre question : va-t-on m’obliger moi (et nous) à se/nous considérer « représentés » par des gens partageant les idées du FN ?

Il faut au contraire défendre avec force la possibilité donnée à la société de décider non seulement à propos d’une succession de cas précis (en étant assurés de n’en traiter qu’une toute partie comme on l’a dit), mais sur des visées, articulant des principes généraux et des mises en application, sur des priorités. Un système démocratique (ou le plus démocratique possible) ne peut, il vaut mieux le répéter encore une fois, que se débarrasser du capitalisme, dont le mécanisme et les rouages limitent par définition tout projet en ce sens. Il doit de plus disposer d’une Constitution, laquelle peut surgir elle-même d’un processus constituant faisant largement appel à des procédures de démocratie directe. Mais qu’on ne peut changer ensuite que par des processus plus lourds qu’une décision circonstancielle (des majorités qualifiées par exemple) et qui doit appuyer un Droit autonome, et lui aussi plus durable que les décisions immédiates. Le processus démocratique doit trouver et établir les procédures par lesquelles les citoyen-ne-s s’organisent (le cas échéant dans le conflit) pour « faire venir à l’agenda » telle ou telle question, qu’on peut trancher parfois par délégation spéciale ou mieux par implication directe généralisée. Mais il restera la grande masse des choix qui n’en relèvent pas. Pour lesquels, plutôt que la norme implicite, ou de décisions majeures prises sans publicité à l’échelle locale, nationale, internationale et mondiale, il vaut infiniment mieux disposer d’une représentation constituée sur la base de cohérences globales (et donc, en général, au moins partiellement contradictoires).

La question qui vient donc ensuite, et qui devrait concentrer nos efforts (plutôt que nier cette dernière nécessité) concerne la manière de contrôler cette représentation. On connaît les intuitions posées dès la Commune (elle-même très classiquement « représentative ») : rétributions limitées, révocabilité (en fait de nouvelles élections avant le terme prévu), à quoi on peut ajouter des mandats limités dans le temps (un ou deux) et sans cumul possible entre les institutions, des délibérations de l’exécutif publiques pour l’essentiel, etc…Mais ça ne suffira sans doute pas. On peut aussi réfléchir au multicamérisme, avec plusieurs Chambres donc, en plus de la Chambre issue d’élections générales, et des représentations diverses ; « sociale » par exemple, par « nationalité » quand ça se pose, etc. Avec des aller retour, des droits de véto, entre ces chambres, et des consultations populaires spécifiques quand on n’en sort pas, etc. Tout ceci est lourd et tout à fait contraire à « l’efficacité » immédiate. Mais c’est une règle générale : la démocratie, entre autres, est un ralentisseur de la décision. Et plus on la cherche, la démocratie, plus ce sera comme ça ; Mais qui a dit qu’il fallait obligatoirement aller vite ?

Samy Johsua


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