Alexis Tsipras : « L’Europe est à la croisée des chemins »

samedi 6 juin 2015.
 

- A) Tribune d’Alexis Tsipras publiée par Le Monde ce dimanche 31 mai 2015.

- B) Analyse de cette lettre (L’Humanité)

A) Tribune d’Alexis Tsipras publiée par Le Monde ce dimanche 31 mai 2015

Le 25 janvier 2015, le peuple grec a pris une décision courageuse. Il a osé contester la voie à sens unique de l’austérité rigoureuse du Mémorandum afin de revendiquer un nouvel accord. Un nouvel accord qui permette à la Grèce de retrouver le chemin de la croissance dans l’euro avec un programme économique viable et sans renouveler les erreurs du passé.

Ces erreurs ont été payées cher par le peuple grec. En cinq ans, le chômage a grimpé à 28 % (60 % pour les jeunes) et le revenu moyen a diminué de 40 %, tandis que la Grèce, conformément aux statistiques d’Eurostat, est devenue l’Etat de l’Union européenne (UE) ayant l’indicateur d’inégalité sociale le plus élevé.

Pis encore, malgré les coups durs qui ont été portés au tissu social, ce programme n’a pas réussi à redonner à l’économie grecque sa compétitivité. La dette publique a flambé de 124 % à 180 % du PIB. L’économie grecque, malgré les grands sacrifices de son peuple, est toujours piégée dans un climat d’incertitude continue engendrée par les objectifs non réalisables de la doctrine de l’équilibre financier qui l’astreignent à rester dans un cercle vicieux d’austérité et de récession.

Mettre fin au cercle vicieux

Le principal but du nouveau gouvernement grec au cours des quatre derniers mois est de mettre fin à ce cercle vicieux et à cette incertitude. Un accord mutuellement bénéfique, qui fixera des objectifs réalistes par rapport aux excédents tout en réintroduisant l’agenda du développement et des investissements – une solution définitive pour l’affaire grecque – est actuellement plus mûr et plus nécessaire que jamais. Par ailleurs, un tel accord marquera la fin de la crise économique européenne qui a éclaté il y a sept ans, en mettant fin au cycle de l’incertitude pour la zone euro.

Aujourd’hui, l’Europe est en mesure de prendre des décisions qui déclencheront une forte reprise de l’économie grecque et européenne en mettant fin aux scénarios d’un Grexit. Ces scénarios empêchent la stabilisation à long terme de l’économie européenne et sont susceptibles d’ébranler à tout moment la confiance tant des citoyens que des investisseurs en notre monnaie commune.

Cependant, certains soutiennent que le côté grec ne fait rien pour aller dans cette direction parce qu’il se présente aux négociations avec intransigeance et sans propositions. Est-ce bien le cas ?

Etant donné le moment critique voire historique que nous vivons, non seulement pour l’avenir de la Grèce mais aussi pour celui de l’Europe, j’aimerais par le biais de cette communication rétablir la vérité et informer de manière responsable l’opinion publique européenne et mondiale sur les intentions et les positions réelles du nouveau gouvernement grec.

Après la décision de l’Eurogroupe du 20 février, notre gouvernement a soumis un grand paquet de propositions de réformes visant à un accord qui associe le respect du verdict du peuple grec et celui des règles qui régissant le fonctionnement de la zone euro.

En vertu de nos propositions, nous nous engageons notamment à réaliser des excédents primaires moins élevés pour 2015 et 2016 et plus élevés pour les années suivantes étant donné que nous attendons une augmentation correspondante des taux de croissance de l’économie grecque.

Un autre élément d’une importance toute aussi grande de nos propositions est l’engagement à accroître les recettes publiques par le biais de la redistribution des charges à partir des citoyens à revenus moyens et faibles vers ceux qui ont des revenus élevés et qui jusqu’à présent s’abstiennent de payer leur part pour affronter la crise, étant donné que dans mon pays ils étaient protégés très efficacement tant par l’élite politique que par la troïka qui « fermait les yeux ».

D’ailleurs, dès le premier jour, le nouveau gouvernement a montré ses intentions et sa résolution par l’introduction d’une mesure législative pour faire face à la fraude des transactions triangulaires en intensifiant les contrôles douaniers et fiscaux afin de limiter considérablement la contrebande et l’évasion fiscale. Parallèlement, pour la première fois après de nombreuses années, les dettes des propriétaires des médias leur ont été imputées par l’État grec.

Le changement de climat dans le pays est clair. Il est également prouvé par le fait que les tribunaux accélèrent le traitement des dossiers pour que les jugements soient rendus dans des délais plus brefs lors d’affaires liées à la grande évasion fiscale. En d’autres termes, les oligarques qui étaient habitués à être protégés par le système politique ont toutes les raisons de perdre leur sommeil.

Il n’y a pas seulement les orientations générales, il y a aussi les propositions spécifiques que nous avons soumises dans le cadre des discussions avec les institutions qui ont couvert une grande partie de la distance qui nous séparait il y a quelques mois.

Précisément, le côté grec a accepté de mettre en œuvre une série de réformes institutionnelles, telles que le renforcement de l’indépendance de l’Agence grecque de la statistique (ELSTAT), les interventions visant à accélérer l’administration de la justice, ainsi que les interventions dans les marchés de produits afin d’éliminer les distorsions et les privilèges.

De plus, bien que nous soyons diamétralement opposés au modèle des privatisations prôné par les institutions parce qu’il n’offre pas de perspective de développement et n’opère pas de transfert de ressources en faveur de l’économie réelle, mais en faveur de la dette – qui n’est de toute façon pas viable – nous avons accepté de poursuivre avec quelques petites modifications le programme des privatisations faisant ainsi preuve de notre intention d’aller vers un rapprochement.

Nous sommes également tombés d’accord pour réaliser une grande réforme de la TVA en simplifiant le système et en renforçant la dimension de redistribution de la taxe afin de réussir à augmenter tant le taux de recouvrement que les recettes.

Nous avons déposé des propositions concrètes pour des mesures qui conduiront à une augmentation supplémentaire des recettes (contribution exceptionnelle sur les bénéfices très élevés, taxe sur les paris électroniques, intensification des contrôles des grands déposants – fraudeurs, mesures pour le recouvrement des créances arrivées à échéance en faveur de l’Etat, taxe spéciale sur les produits de luxe, appel d’offres pour les concessions de radiotélévision – qui ont été oubliées, comme par hasard, par la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international) pendant cinq ans, etc.).

Ces mesures visent à augmenter les recettes publiques tout en évitant par ailleurs de contribuer à la récession puisqu’elles ne diminuent pas davantage la demande effective et n’imposent pas de nouvelles charges aux faibles et moyens revenus.

Nous nous sommes mis d’accord pour mettre en œuvre une grande réforme du système de sécurité sociale avec l’unification des caisses d’assurance sociale, la suppression de dispositions autorisant à tort l’octroi de retraites anticipées, en augmentant de cette façon l’âge réel de la retraite.

Nous devons tenir compte du fait que les pertes des caisses d’assurance sociale, qui ont conduit au problème de leur viabilité à moyen terme sont principalement dues à des choix politiques dont la grande responsabilité incombe à la fois aux précédents gouvernements grecs et, surtout, à la troïka (la diminution des fonds de réserve des caisses de 25 milliards en raison du « Private sector involvement » en 2012 et surtout le taux de chômage très élevé, dû presque exclusivement au programme d’austérité extrême appliquée en Grèce depuis 2010).

Finalement, malgré notre engagement de rétablir immédiatement les normes européennes en matière de droit du travail, qui a été complètement détricoté durant les cinq dernières années sous prétexte de compétitivité, nous avons accepté de mettre en œuvre une réforme du marché du travail après consultation du Bureau international du travail, et validée par lui.

Rétablir les conventions collectives et ne plus toucher aux retraites

En tenant compte de tout ce qui précède, on peut à juste titre se demander pourquoi les représentants des institutions persistent à dire que la Grèce ne présente pas de propositions ?

Pourquoi continuer d’arrêter de fournir des liquidités monétaires à l’économie grecque alors que la Grèce a bien démontré qu’elle veut respecter ses obligations extérieures, avec le paiement depuis août 2014 de plus de 17 milliards d’euros en principal et intérêts (environ 10 % de son PIB), sans aucun financement extérieur ?

Finalement, quel est l’intérêt de ceux qui font fuiter dans la presse que nous ne sommes pas proches d’un accord, alors que celui-ci permettra de mettre un terme à l’incertitude politique et économique ressentie au niveau européen et mondial, qui se prolonge à cause de la question grecque ?

La réponse non officielle de la part de certains est que nous ne sommes pas près d’un accord parce que le côté grec maintient ses positions pour rétablir les conventions collectives et refuse de diminuer davantage les retraites.

Sur ces points, je dois fournir certaines explications : en ce qui concerne le premier, la position de la Grèce est que sa législation du travail doit correspondre aux normes européennes et ne peut pas violer de manière flagrante la législation européenne. Nous ne demandons rien de plus que ce qui est en vigueur dans tous les pays de la zone euro. Avec le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, nous avons fait une déclaration en ce sens.

En ce qui concerne le second point, celui des retraites, la position du gouvernement grec est tout à fait argumentée et logique. La diminution cumulée des retraites en Grèce pendant les années du Mémorandum est de 20 % à 48 % : actuellement 44,5 % des retraités reçoivent une retraite inférieure au seuil de pauvreté relative et selon les données de l’Eurostat, 23,1 % des retraités vivent dans des conditions de risque de pauvreté et d’exclusion sociale.

Cette situation qui résulte de la politique du Mémorandum ne peut être tolérable ni pour la Grèce ni pour aucun autre pays civilisé.

Il faut donc dire les choses comme elles sont : si nous ne sommes pas encore arrivés à un accord avec nos partenaires, ce n’est pas à cause de notre intransigeance ou de positions incompréhensibles. Cela serait plutôt à cause de l’obsession de certains représentants institutionnels qui insistent sur des solutions déraisonnables en se montrant indifférents à l’égard du résultat démocratique des récentes élections législatives en Grèce ainsi qu’à l’égard des positions d’institutions européennes et internationales qui se disent prêtes à faire preuve de flexibilité pour respecter le verdict des urnes.

Pourquoi cette obsession ? Une explication facile serait de dire qu’elle résulterait de l’intention de certains représentants institutionnels de couvrir l’échec de leur programme et d’obtenir en quelque sorte une confirmation de celui-ci. On ne peut pas d’ailleurs oublier que le FMI a publiquement reconnu il y a quelques années s’être trompé sur les effets dévastateurs des multiples coupes budgétaires imposées à la Grèce.

Je pense que cette approche ne suffit pas pour expliquer les choses. Je ne crois pas que l’avenir de l’Europe pourrait dépendre de cette obsession de quelques acteurs.

Les deux stratégies opposées de l’Europe

J’arrive à la conclusion que la question grecque ne concerne pas exclusivement la Grèce, mais se trouve au centre d’un conflit entre deux stratégies opposées sur l’avenir de l’intégration européenne.

La première vise l’approfondissement de l’intégration européenne dans un contexte d’égalité et de solidarité entre ses peuples et ses citoyens. Ceux qui soutiennent cette stratégie partent du fait qu’il est inadmissible de forcer le nouveau gouvernement grec d’appliquer les mêmes politiques que les cabinets sortants qui ont d’ailleurs totalement échoué. Sinon, nous serions obligés de supprimer les élections dans tous les pays qui sont soumis à un programme d’austérité. Nous serions aussi obligés d’accepter que les premiers ministres et les gouvernements seraient imposés par les institutions européennes et internationales et les citoyens seraient privés de leur droit de vote jusqu’à l’achèvement du programme. Ils sont conscients que cela serait l’équivalent de l’abolition de la démocratie en Europe et le début d’une rupture inadmissible au sein de l’UE. Enfin tout cela aboutirait à la naissance d’un monstre technocratique et à l’éloignement de l’Europe de ses valeurs fondatrices.

La deuxième stratégie conduit à la rupture et à la division de la zone euro et de ce fait de l’UE. Le premier pas dans cette direction serait la formation d’une zone euro à deux vitesses où le noyau central imposerait les règles dures d’austérité et d’ajustement. Ce noyau central imposerait aussi un super-ministre des finances pour la zone euro qui jouirait d’un pouvoir immense avec le droit de refuser des budgets nationaux même des Etats souverains qui ne seraient pas conformes aux doctrines du néolibéralisme extrême.

Pour tous les pays qui refuseraient de céder à ce nouveau pouvoir la solution serait très simple, la punition sévère : application obligatoire de l’austérité, et en plus, des restrictions aux mouvements des capitaux, des sanctions disciplinaires, des amendes et même la création d’une monnaie parallèle à l’euro.

C’est de cette façon que le nouveau pouvoir européen cherche à se construire. La Grèce en est la première victime. Elle est déjà présentée comme le mauvais exemple que les autres Etats et peuples européens désobéissants ne devraient pas suivre.

Mais le problème fondamental est que cette deuxième stratégie comporte des grands risques et ceux qui la soutiennent ne semblent pas en tenir compte. Cette deuxième stratégie risque d’être le début de la fin puisqu’elle transforme la zone euro d’union monétaire en simple zone de taux d’échange. Mais en plus, elle inaugure un processus d’incertitude économique et politique qui pourrait aussi transformer de fond en comble les équilibres dans l’ensemble du monde occidental.

Aujourd’hui, l’Europe se trouve à la croisée des chemins. Après des concessions importantes du gouvernement grec, la décision repose, non plus entre les mains des institutions qui, à l’exception de la Commission européenne, ne sont pas élues et qui ne rendent pas des comptes aux peuples, mais entre les mains des leaders de l’Europe.

Quelle stratégie pourrait l’emporter ? Celle d’une Europe de la solidarité, de l’égalité et de la démocratie ou bien celle de la rupture et finalement de la division ?

Si certains pensent ou veulent bien croire que la décision que nous attendons ne concernera que la Grèce, ils se trompent. Je les renvoie au chef-d’oeuvre d’Ernest Hemingway Pour qui sonne le glas ?

Alexis Tsipras

B) Analyse de cette lettre (L’Humanité)

Dans une tribune publiée sur le site du Monde, le premier ministre grec met le blocage des négociations sur le compte d’un affrontement entre deux visions de l’Europe : l’une qui accepte la démocratie, l’autre qui vise à établir une zone euro à deux vitesses avec un « noyau central » qui imposerait l’austérité.

Les négociations traînent en longueur, à qui la faute ? Pour répondre à cette question, Alexis Tsipras a pris la plume en adressant une longue tribune, publiée ce dimanche sur le site Internet du journal « le Monde ». Dans ce texte, le premier ministre grec rappelle la « décision courageuse » du peuple grec, le 25 janvier dernier, d’oser « contester la voie à sens unique de l’austérité rigoureuse du Mémorandum ». Il montre les effets délétères de celle-ci sur l’économie grecque. Le taux d’endettement n’a pas diminué et « ce programme n’a pas réussi à redonner à l’économie grecque sa compétitivité ».

Le chef de gouvernement redonne ses objectifs dans les négociations : « mettre fin à ce cercle vicieux » d’une dette qui s’autoalimente « et à cette incertitude ». Il appelle à « un accord mutuellement bénéfique ». L’objet des négociations, rappelons-le, est de débloquer une dernière tranche de prêt promise par le Fonds monétaire international, la Banque centrale européen et les États de la zone euro à Athènes. « Cependant, certains soutiennent que le côté grec ne fait rien pour aller » vers un accord « parce qu’il se présente aux négociations avec intransigeances et sans propositions », relève-t-il. Alexis Tsipras rejette, dans son long texte, ces arguments et rappelle l’ampleur des concessions acceptées par Athènes et des « propositions concrètes » produites par son gouvernement « qui conduiront à une augmentation supplémentaire des recettes ».

L’ancien dirigeant de la Coalition de la gauche radicale (Syriza) donne des explications sur les lignes rouges fixées par sa majorité. Le « groupe de Bruxelles » qui regroupe les créanciers d’Athènes refuse que la Grèce rétablisse les conventions collectives. « La position de la Grèce est que sa législation concernant la protection des travailleurs doit correspondre aux normes européennes et ne peut pas violer de manière flagrante la législation européenne relative au droit du travail. Nous ne demandons rien de plus que ce qui est en vigueur dans tous les pays de la zone euro », rétorque Alexis Tsipras. Les créanciers réclament également une nouvelle baisse des retraites. Ici, le chef de gouvernement rappelle qu’elles ont déjà diminué ces dernières années « de 20 à 48% ».

Pour Alexis Tsipras, l’obsession de « certains représentants institutionnels » n’est pas seulement à chercher derrière le fait que ces derniers tentent de « couvrir l’échec de leur programme ». Le cœur du problème est ailleurs. La Grèce « se trouve au centre d’un conflit entre deux stratégies opposées sur l’avenir de l’intégration européenne ».

« La première vise l’approfondissement de l’intégration européenne dans un contexte d’égalité et de solidarité entre ses peuples et ses citoyens », écrit-il. Les tenants de cette approche refusent de prendre « comme point de départ le fait (…) de forcer le nouveau gouvernement grec d’appliquer les mêmes politiques que les cabinets sortants qui ont d’ailleurs totalement échoué » et savent « que cela serait l’équivalent de l’abolition de la démocratie en Europe et le début d’une rupture inadmissible au sein de l’UE ».

Et il y a une deuxième stratégie qui « conduit à la rupture et à la division de la zone euro », alerte Alexis Tsipras. « Le premier pas dans cette direction serait la formation d’une zone euro à deux vitesses », dotée d’un « noyau central » qui « imposerait aussi un super-ministre des finances pour la zone euro qui jouirait d’un pouvoir immense avec le droit de refuser des budgets nationaux même des États souverains qui ne seraient pas conformes aux doctrines du néolibéralisme extrême ». Ce choix « inaugure un processus d’incertitude économique et politique », avertit le premier ministre grec qui pose les termes du débat : quelle stratégie prévaudra ? « Celle du réalisme pour l’Europe de la solidarité, de l’égalité et de la démocratie ou bien celle de la rupture et finalement de la division ? »


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