Pour une critique de gauche des nouveaux programmes d’histoire

mardi 19 mai 2015.
 

par dix enseignants d’histoire-géographie membres du PG : Alexis Corbière (75) secrétaire national du PG, Paul Vannier (77) responsable national à l’Education du PG, Francis Daspe (66) président de la Commission Education du PG, Pierre-Yves Legras (75), Mathieu Lépine (93), Geneviève Bufkens (75), Céline Piot (40), Matthieu Pertoci (48), Francis Valenti (91), Anthony Maghalaes (75).

Il faut se féliciter que l’histoire que l’on souhaite enseigner aux jeunes générations soulève des débats passionnés. Il est utile qu’enseignants, historiens, intellectuels, parents d’élèves et tout citoyen ayant un point de vue avisé puissent y prendre part. C’est le symptôme de la bonne santé intellectuelle d’une société. Menés avec rigueur ces débats contradictoires peuvent être fertiles. Le choix du passé que l’on veut transmettre à l’école dessine l’avenir vers lequel on veut avancer collectivement.

Depuis plusieurs semaines le projet de réforme des programmes d’histoire porté par le gouvernement et la ministre de l’Éducation nationale soulève la controverse. Une part des critiques, mensongères, provient d’un registre réactionnaire que nous réprouvons sur la forme comme sur le fond. Mais, depuis 2012, l’expérience nous apprend qu’il ne suffit pas qu’un projet du gouvernement rencontre l’opposition caricaturale de la droite et de l’extrême droite pour qu’il soit conforme aux principes fondamentaux de la gauche.

C’est pourquoi, engagés au Parti de gauche (PG) et enseignants en histoire-géographie, à la veille d’une journée de grève que nous soutenons, nous voulons exprimer notre opinion sur ce projet.

L’effacement de l’économie et de l’histoire sociale

Première déception, ces nouveaux programmes marquent une étape supplémentaire dans l’effacement de l’histoire économique et sociale. Si l’on devait en rester à la liste des questions obligatoires livrée par le Conseil supérieur des programmes (CSP), l’étude du monde féodal comme celle de la société d’Ancien Régime deviendraient facultatives, et le thème des « empires coloniaux, échanges commerciaux et traite négrière » serait l’unique question économique et sociale abordée par tous les élèves pour les temps préindustriels. Si l’industrialisation au XIXe siècle reste obligatoire, les mutations économiques au XXe siècle disparaîtraient presque complètement du programme, notamment la crise des années 1930, occultée par un traitement de l’entre-deux-guerres sous le seul angle politique. Les questions sociales ne s’en sortent pas mieux, avec la place des femmes renvoyée au facultatif, la seule société de consommation accédant au statut de l’obligatoire. Sans crise économique, sans luttes sociales, sans réflexion sur les transformations du capitalisme, le temps présent sera-t-il plus facile à comprendre pour les collégiens ?

Religion partout, émancipation laïque bien discrète

L’enseignement laïque du fait religieux est un acquis qu’il faut préserver. Son extension a été présentée comme un axe majeur de la réforme. Le projet de programme d’histoire le vérifie à l’excès. Alors que les heures d’enseignement d’histoire vont reculer massivement, les religions n’y cèdent rien. Judaïsme et débuts du christianisme et islam occuperont encore une bonne partie des années de 6e et 5e. Force est de constater que les luttes pour l’émancipation du pouvoir des religieux n’ont pas autant d’honneur puisque « la pensée humaniste, les Réformes et les conflits religieux » des XVIe-XVIIe siècles tout comme les « cultures au temps des Lumières » seraient optionnelles. Espérons que les conquêtes laïques de la France républicaine, au programme de 4e, ne subiront pas l’allègement de programme dont elles ont été victimes au lycée, en 1ère S. Sans bûchers de l’Inquisition, Saint-Barthélemy, procès de Galilée ou de Calas, l’histoire du fait religieux aura-t-elle encore la même pertinence pour enseigner l’idéal laïque républicain ?

Chronologie gruyère

La défense des travaux du CSP s’appuie largement sur l’argument du « retour au chronologique ». Le fait est que ces programmes retrouvent une architecture quasi immuable qui conduit à couvrir en quatre ans toute l’histoire de l’humanité de la Préhistoire au début du XXIe siècle, après que ce même parcours ait été effectué au primaire, et avant d’être repris, pour l’essentiel, au lycée. Mais derrière l’apparence du chronologique, le choix dans les questions traitées laissé aux établissements, pourrait faire disparaître des périodes entières de l’histoire de la France et du monde et notamment des périodes charnières aussi importantes que le Haut Moyen Âge ou les XVe-XVIe siècles ? L’histoire de l’Europe sera-t-elle plus limpide en réduisant la période moderne (1492-1789) à la seule étude obligatoire de « l’émergence du roi absolu » ?

L’histoire de l’Afrique réduite à l’esclavage et à la colonisation

On pouvait attendre qu’un gouvernement de gauche fasse preuve d’audace pour élargir les perspectives de l’étude des mondes extra-européens. Hélas, les nouveaux programmes sont bizarrement davantage européo-centrés que les précédents où les civilisations de l’Inde ou la Chine anciennes, de l’Afrique avant le XVIe siècle étaient étudiées pour elles-mêmes. Dans le projet annoncé, la Chine antique devient une périphérie de l’Empire romain rencontrée à travers l’étude de la route de la soie. Et l’Inde et l’Afrique anciennes disparaissent, leur histoire n’étant plus abordée qu’à travers la domination coloniale européenne et la question de la traite esclavagiste. Nous approuvons sans ambiguïté que ces pages de l’histoire de l’humanité et de la France soient enseignées, même si elles ne suffisent pas à comprendre les relations complexes entre notre pays et les peuples du reste du monde. Mais faut-il vraiment attendre la période de l’esclavage et la colonisation pour que l’« homme africain » et toute l’humanité extra-européenne entrent dans l’histoire au collège ?

Pour finir, cette modification des programmes, comme bien des précédentes, pose une équation insoluble à ceux qui auront à la mettre en œuvre. Comment demander aux enseignants toujours mieux, quand ils disposeront de moins en moins de temps pour le faire ? Comment l’enseignant d’histoire-géographie qui dispose aujourd’hui en moyenne de 2,5 heures hebdomadaires, pourra-t-il réussir à conduire ses élèves du Néolithique à nos jours au rythme d’une seule heure d’histoire par semaine si l’on retire 20% de l’horaire disciplinaire au profit des EPI ?

Tout autant qu’à la liste des questions promues et des perspectives sacrifiées, qu’au récit en creux discutable qu’il propose pour répondre aux nostalgiques du « roman national » dont nous ne sommes pas, c’est aussi à l’aune de cette réalité crue des moyens supprimés que l’on doit juger la réelle dimension de ce projet de réforme des programmes d’histoire.


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