Le modèle allemand... un poison pour l’Europe

vendredi 19 juin 2015.
 

- A) Le poison allemand (Jean-Luc Mélenchon)

- B) «  Le modèle allemand  » ne fait plus recette en… Allemagne

- C) « Il faut changer d’urgence le cours de la politique européenne » ( Reiner Hoffmann, président de la Confédération des syndicats allemands DGB)

C) « Il faut changer d’urgence le cours de la politique européenne » ( Reiner Hoffmann, président de la Confédération des syndicats allemands DGB)

L’intransigeance manifestée par l’Eurogroupe à Riga ce 24 avril – et singulièrement celle du ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble – continue d’alimenter la menace d’un « grexit » (sortie de la Grèce de l’euro). Quelle est votre réaction face à cette attitude  ?

Reiner Hoffmann La perspective d’une poursuite de la politique d’austérité pratiquée ces dernières années n’est absolument pas acceptable du point de vue des syndicats allemands. Elle représente un handicap terrible. En Grèce, au Portugal, en Espagne, où les salaires ont été réduits, le mal n’a pas été soigné mais au contraire aggravé. Comme il l’a été par le démantèlement de services publics et de diverses infrastructures. Il ne faut plus renouveler ces fautes lourdes. Mais au contraire changer d’urgence le cours de la politique européenne. Pour aller dans une direction qui ouvre la voie à davantage d’investissements et donc d’emplois et de croissance. Personne n’a intérêt à ce que la Grèce quitte la zone euro. Les dégâts collatéraux pour toute l’Europe seraient considérables. En fait, je pense qu’il faut donner du temps à la Grèce pour mettre en œuvre les réformes dont elle a réellement besoin. Pour se doter, par exemple, d’une administration fiscale efficace ou pour pouvoir faire face rapidement au chômage des jeunes.

Wolfgang Schäuble ne porte-t-il pas de lourdes responsabilités dans la vindicte antigrecque qui a atteint récemment des sommets dans le débat public allemand  ?

Reiner Hoffmann Il faut en finir avec la légende du Grec paresseux. Cela crée un climat nauséeux dans le pays. J’observe avec inquiétude les dérives auxquelles on assiste aujourd’hui, comme lors des fêtes de Pâques (allusion aux initiatives du mouvement xénophobe Pegida à Dresde – NDLR). Il y va de la responsabilité du monde politique d’opérer rapidement une désescalade, de sortir des imprécations et des polémiques. Quand Wolfgang Schäuble propose d’envoyer 500 fonctionnaires de son ministère des Finances en Grèce pour y faire rentrer l’impôt, c’est du pur populisme de droite. C’est insupportable. Les contacts entre la chancelière Angela Merkel et le premier ministre Alexis Tsipras semblent pouvoir prendre, entre-temps, une forme plus apaisée. Je m’en félicite.

Quelle est la politique européenne alternative qu’il faudrait rapidement mettre en œuvre avec la Grèce  ?

Reiner Hoffmann Il faut d’abord cerner quels sont les plus gros besoins d’investissements dans la rénovation et le développement de la production industrielle. La Grèce est particulièrement bien placée dans le domaine de l’énergie renouvelable, avec d’énormes ressources naturelles (soleil, vents). Elle doit aussi rattraper son retard dans le câblage Internet haut débit. C’est sur ces terrains-là qu’il faudrait agir. Au lieu de s’entêter à programmer les mortifères restrictions de l’austérité.

Vous invoquez un plan Marshall pour l’Europe. Qu’entendez-vous par là  ?

Reiner Hoffmann Il s’agirait de lancer l’UE et la zone euro dans un programme d’investissements très offensif pendant dix ans pour un montant égal à 2 % du PIB européen. Nous partons du principe qu’il existe suffisamment de ressources financières pour cela. Seulement aujourd’hui, celles-ci n’irriguent pas l’économie réelle mais sont aspirées par la spéculation et vagabondent sur les marchés financiers internationaux. Il faut se donner les moyens de réorienter cet argent pour le diriger vers un fond européen dédié. De grands projets européens d’infrastructures, de nouveaux développements industriels high-tech pourraient ainsi être financés. Le but général serait de parvenir à une réindustrialisation de l’Europe. De manière que, d’ici à 2020, comme envisagé dans un projet de la Commission, les ­économies européennes réalisent 20 % de leur création de valeur sur le plan industriel.

Vous évoquez la nécessité de gros investissements en Europe, mais l’Allemagne semble avoir aussi un retard considérable dans ce domaine…

Reiner Hoffmann Tout à fait. Les politiques restrictives pratiquées ces dernières années ont fait là aussi de gros dégâts. Selon une étude du ministère de l’Économie, il y aurait un besoin d’investissements de 60 milliards d’euros pour les seules infrastructures. Ce manque d’investissements publics freine la demande intérieure. Or, c’est celle-ci qui tire aujourd’hui la reprise de l’activité, grâce à l’amélioration du pouvoir d’achat provoquée par les hausses salariales que nous avons obtenues ces derniers mois, ou par l’instauration d’une loi établissant un salaire minimum depuis le 1er janvier (pour un montant de 8,50 euros brut de l’heure – NDLR).

En même temps, vous vous faites très critique sur la mise en application véritable de ce salaire minimum. Pourquoi  ?

Reiner Hoffmann 3,7 millions de salariés allemands sont concernés par la loi. Pour eux, elle devrait signifier une amélioration sensible de leurs revenus. Seulement de nombreux patrons utilisent tous les «  trucs  » possibles pour contourner l’obligation de salaire minimum. Ils déclarent, par exemple, les gens à 8,50 euros de l’heure mais exercent un chantage sur eux pour qu’ils renoncent au paiement de leurs heures sup ou aux suppléments pour le travail de nuit ou durant le week-end. Certaines entreprises vont jusqu’à exiger que les salariés se payent eux-mêmes leurs outils de travail avec… leur salaire minimum. Face à ces fraudes qui sont devenues un sport national, les contrôles de la puissance publique sont notoirement insuffisants. Nous exigeons leur renforcement, et donc un recrutement conséquent d’employés chargés de la lutte contre le travail au noir au ministère des Finances. Nous proposons que le droit à porter plainte ne soit pas restreint à des individus, forcément isolés et sous la menace de la répression patronale, mais qu’il puisse être exercé par le syndicat.

Quelle est la dimension prise par ces tricheries  ?

Reiner Hoffmann Nous n’avons pas encore de bilan précis. Le salaire minimum n’est instauré que depuis moins de quatre mois. Mais d’après nos approches empiriques le phénomène est massif.

B) «  Le modèle allemand  » ne fait plus recette en… Allemagne

Le bien-fondé du « modèle allemand » d’orthodoxie budgétaire et de « modération » salariale est contesté jusqu’en Allemagne par la Confédération des syndicats (DGB). Interrogé par l’Humanité, son président, Reiner Hoffmann, s’insurge ouvertement contre l’intransigeance dont continuent à faire preuve Berlin et l’Eurogroupe pour conditionner l’octroi de la dernière tranche de 7,2 milliards d’euros du second plan d’aide à Athènes à la présentation d’une liste de réformes d’inspiration austéritaire.

L’affaire illustre combien la messe est sans doute loin d’être dite entre Athènes et ses créanciers. En dépit d’un rapport de forces très défavorable au sein de l’Eurogroupe, les nouvelles autorités grecques se révèlent être bien moins isolées qu’il n’y paraît au sein d’une Europe où le potentiel des forces anti-austérité est considérable. Si le besoin d’alternatives s’exprime au cœur du pays, dont l’ordo-libéralisme fut célébré et même intronisé comme le modèle de référence européen, c’est que les salariés allemands ont pu mesurer dans leur chair le vrai caractère de ce «  modèle  ». Aussi empoisonné pour l’Europe et le projet européen qu’il l’est pour… les citoyens allemands.

Les semelles de plomb de la pauvreté et de la précarité

Les réformes de structure inscrites par Gerhard Schröder sur son fameux «  agenda 2010  » ont provoqué l’apparition 
d’un très large volant de salariés précarisés. ­
7 millions de personnes dépendent ainsi de minijobs à 400 euros et à couverture sociale au rabais. Selon le rapport de l’organisation sociale Paritätische Gesamtverband (EPG), rendu public fin février, le nombre de pauvres n’a jamais été aussi élevé outre-Rhin. 12,5 millions de personnes sont touchées et les chiffres sont en «  constante hausse depuis 2006  », relève Ulrich Schneider le président d’EPG. La déréglementation sociale, la levée de protections inclues jadis dans les contrats de travail, ont torpillé les acquis hérités du vieux système rhénan. Résultat  : l’Allemagne éprouve les plus grandes peines à renouer avec un bon rythme de croissance en dépit d’une situation conjoncturelle favorable (baisses de l’euro et du prix du pétrole).

Les hausses de salaire obtenues par les syndicats dans la dernière période qui ont stimulé la demande sur le marché intérieur constituent certes aujourd’hui «  le principal moteur de la croissance  ». Mais les réformes Schröder/Merkel n’en continuent pas moins de chausser l’activité de semelles de plomb. Car le nombre d’exemptions au droit social élémentaire a explosé, un salarié allemand sur deux n’étant désormais plus couvert par un vrai accord tarifaire (convention collective). Hormis la solidarité avec la Grèce et la nécessité de changer le cours de la politique européenne, le DGB a ainsi été conduit à mettre en avant parmi ses mots d’ordre, à l’occasion des prochains rassemblements du 1er Mai, ceux de la bataille qu’il a engagée contre la précarité, nous a confié le chef de file du DGB en marge de l’entretien qu’il nous a accordé. «  Une vraie revalorisation, précise-t-il, des droits et des rémunérations des salariés contraints de s’embaucher avec des contrats atypiques (partiels, intérimaires) est indispensable.  »

Frein à la dette, 
frein à l’emploi 
et à la croissance

Pierre angulaire du dogme de la rigueur ordo-libérale, le frein à la dette (Schuldenbremse) ou «  règle d’or  », inscrit dans le marbre de la Constitution allemande dès 2009 et transposé dans le traité budgétaire européen ratifié en 2012, produit aujourd’hui de terribles effets collatéraux outre-Rhin sur l’emploi, la croissance et les équilibres territoriaux. Il nourrit en effet un phénomène de recul sensible des investissements publics. Le frein à la dette impose une réduction du déficit public structurel des finances fédérales à moins de 0,35 % du PIB d’ici à 2017 et prévoit une interdiction pure et simple des Länder à souscrire de nouveaux emprunts à partir de 2020.

Résultat  : dans les réseaux de transport (routes, chemins de fer), l’État a investi bien moins que ce qui serait simplement indispensable pour faire face à l’usure des matériels. Des routes se couvrent de nids-de-poule. Des ponts, devenus trop dangereux, ont même dû être fermés.

Une étude récente de la banque publique KfW (1) évalue à quelque 120 milliards d’euros les retards d’investissements pour les seules municipalités et collectivités locales. Faute d’entretien, il pleut parfois dans certains amphithéâtres d’universités ou dans des classes des écoles publiques. Ce qui accentue les tendances à l’émergence d’une éducation à deux vitesses avec des différences de plus en plus marquées entre des pôles de formation élitistes choyés et un «  tout-venant  » public dégradé.

Marcel Fratzscher, chef économiste de l’institut de conjoncture de Berlin DIW, souligne dans un récent ouvrage que ce manque d’investissements entraîne «  l’économie allemande dans une impasse  » (1). Les problèmes sont si cuisants que Berlin vient de décider le lancement d’un plan de stimulation de ces investissements qui manquent à l’appel en recourant à une formule de « partenariat public/privé ». « Notoirement insuffisant et non sans menaces d’effets pervers aggravants  », ont réagi les députés de l’opposition (Die Linke et Verts) qui viennent d’examiner le texte au Bundestag.

Un système malade 
de la financiarisation

Les réformes de structure impulsées initialement par Gerhard Schröder ont enclenché la mutation du cœur du capitalisme rhénan. Sa caractéristique essentielle était d’être très peu dépendant aux financements boursiers et très soudé par un système qui assurait un lien très fort entre groupes bancaires et industriels. Cette organisation permit longtemps aux entreprises allemandes d’accéder à des crédits à long terme bon marché et contribua donc à la densité industrielle du pays. Cette imbrication banque/industrie était si forte que l’on évoquait souvent la société anonyme Allemagne (Deutschland AG) pour la caractériser. Après l’instauration en 2001 d’un nouveau dispositif fiscal, qualifié de «  big bang  » par la presse, les banques ont pu céder à très bon compte leurs participations au capital des groupes industriels. Pour se ruer sur l’eldorado de la finance mondialisée.

Touché de plein fouet par le krach de 2007-2008, le système bancaire (privé comme public) ne s’est toujours pas remis de cette course vers le grand large anglo-saxon. La Deutsche Bank, ex-pilier de la Deutschland AG (société anonyme Allemagne) et toujours première institution bancaire du pays, vient ainsi d’être rattrapée par un nouveau scandale produit de ses pratiques spéculatives. La banque a écopé jeudi 23 avril d’une amende de quelque 2,3 milliards d’euros pour avoir manipulé les cours du Libor et de l’Eurolibor, deux taux d’intérêt interbancaires (taux auquel les banques se prêtent de l’argent entre elles pour se refinancer).

Cet épilogue judiciaire intervient après de nombreux autres épisodes du même type. La Deutsche Bank a été ainsi impliquée en 2012 dans un autre retentissant scandale de manipulation des cours, cette fois sur le marché des titres d’émissions carbone, censé constituer un outil de régulation pour diminuer les rejets de gaz à effet de serre.

Pendant ce temps-là, le financement de l’économie est devenu toujours davantage tributaire des aléas boursiers. Au total, cette financiarisation a contribué à un recul global de l’investissement (public et privé) qui n’atteint plus que 17 % du PIB en 2014 contre plus de 23 % en l’an 2000 (1). «  Ce qui, relève-t-on au DGB, n’est pas précisément un gage de développement de l’activité et de l’emploi.  »

Bruno Odent

(1) Marcel Fratzscher, Die Deutschland Illusion (L’Illusion de l’Allemagne), Éditions Kindl, 16 euros.

Source : http://www.humanite.fr/le-modele-al...

A) Le poison allemand (Jean-Luc Mélenchon)

La semaine prochaine sort mon livre « Le Hareng de Bismarck » sous-titre : le poison allemand. Il s’agit d’un pamphlet contre la légende du prétendu « modèle allemand » dont toute une cohorte de déclinistes et de grands esprits libéraux nous rebattent les oreilles. Le modèle, en fait, ne marche pas et la situation allemande est non seulement effroyable aujourd’hui pour douze millions de pauvres et des millions de travailleurs, mais assez noire dans un futur assez immédiat. Je vais plus loin que la seule dénonciation de l’imposture sociale et humaine à ce sujet. Je montre la cohérence du projet que contient le « modèle » en lien avec la doctrine de l’ordolibéralisme. Cette version aboutie d’un libéralisme en acier chromé sépare l’économie, vécue comme un ensemble de lois naturelles, et le politique, domaine de la frivolité et des passions changeantes. Je montre que l’hégémonie allemande vise à imposer de gré ou de force ce système partout en Europe à son seul profit. C’est-à-dire au profit du capitalisme financier embusqué derrière la petite couche de retraités par capitalisation qui est le cœur de l’électorat CDU CSU.

Cette mise en cohérence, je la prolonge en montrant comment tout a commencé avec ce qui s’apparente à une annexion : l’absorption de l’Allemagne de l’est suivant une méthode qui a dévasté tout le modèle du capitalisme rhénan. Et je montre aussi comment cela s’articule avec une « politique du choc » à l’est de l’Europe, les fourgons de l’OTAN et les faveurs aux églises chrétiennes. Un bon concours de circonstances créé un environnement pour que le thème entre en débat. Les propos haineux de Schaüble contre la France, la révélation de l’espionnage fait sous le contrôle de Merkel pour le compte des services allemands et des USA, les brutalités répétées contre la Grèce ont fini par faire dresser les oreilles. BHL a publié une vibrante défense de madame Merkel, mais L’Humanité a sorti un super dossier sous la houlette d’un des meilleurs spécialistes de la question, Bruno Odent, à qui j’ai beaucoup emprunté. « Le Point » du 30 avril consacre cinq pages au thème de mon livre, le Monde Diplo du mois de mai fait cinq pages sur le thème (je m’empresse de souligner que ce n’est pas sur mon livre et que c’est sans concertation, cela va de soi). Et je crois que cela ne s’arrêtera pas là.

C’est un sujet qui conduira à s’interroger sous un angle nouveau sur ce qu’est devenu le projet européen, la place des nations dans l’émergence du nouveau capitalisme et, pour finir, sur le sens que nous voulons donner à notre civilisation.


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