Le fanatisme religieux naît aujourd’hui de la désespérance engendrée par le capitalisme (entretien avec Henri Peña-Ruiz)

vendredi 10 avril 2015.
 

Fervent défenseur de la laïcité, épris de justice sociale, le philosophe Henri Pena-Ruiz décrypte les ressorts du fanatisme religieux. La laïcité et les libertés, rappelle-t-il, ne sont l’apanage d’aucune civilisation. Elles ont été conquises, en Occident, dans le combat contre les privilèges publics des religions et du clergé. Réflexion sur un principe qui reste en France la clé de voûte du vivre-ensemble.

Quel miroir les actes de terreur au siège de Charlie Hebdo et à la porte de Vincennes tendent-ils à la société française  ?

HENRI PENA-RUIZ Le terrorisme dont ont été victimes nos amis et camarades de Charlie Hebdo témoigne de la résurgence d’un fanatisme que l’on croyait appartenir au passé. Qu’est-ce qu’un fanatique  ? Voltaire l’écrivait déjà dans ses Lettres philosophiques, le fanatique est celui qui ne tient aucune distance entre son être et ses croyances. Quand ses croyances sont mises en cause, caricaturées, objets de satire et de rire, il croit à tort sa personne atteinte. Dès lors, il est prêt à user d’une violence déchaînée. Le fanatisme, la violence, la barbarie ne sont pas l’apanage d’une religion. La longue histoire de l’Occident judéo-chrétien est aussi une vallée de larmes. Les bûchers de l’Inquisition en témoignent. Le grand inquisiteur espagnol Torquemada envoyait aux flammes les hérétiques auxquels il avait préalablement fait couper la langue. C’est d’ailleurs dans une lutte contre ce fanatisme religieux que sont nées la reconnaissance des droits humains, la liberté de conscience, l’égalité des droits entre croyants, agnostiques et athées. Ces principes fondateurs de la laïcité, qui sont au cœur de la République, ne sont pas nés d’une civilisation, mais d’une résistance aux préjugés que la religion catholique avait promus dans la civilisation occidentale. Par conséquent, lorsque nous défendons la laïcité et le triptyque républicain, liberté, égalité, fraternité, nous ne défendons pas un particularisme culturel. Nous défendons des conquêtes rendues possibles par le combat contre les préjugés de l’Occident judéo-chrétien, contre le patriarcat. Le fanatisme est le fait d’une toute petite minorité de croyants. D’ailleurs le fanatisme clérical de l’Inquisition a lui-même pris pour cible des croyants refusant les dogmes imposés par l’organisation ecclésiale. Les Cathares, noyés dans le sang par les croisés lors du siège de Béziers, étaient des chrétiens qui rejetaient la corruption d’une Église s’éloignant, à leurs yeux, du message originel du christianisme. Ils voulaient revenir à la pureté du message spirituel qu’ils estimaient corrompu par les privilèges temporels de l’Église catholique. En islam aussi, le fanatisme est le fait d’une minorité. Les criminels qui veulent faire de la foi la source de la loi, imposer la collusion du politique et du religieux, sont une infime minorité. L’écrasante majorité des citoyens français de confession musulmane vivent en parfait accord avec la République laïque. Dans une société qui doit assurer la coexistence des libertés individuelles, des êtres humains, nulle liberté n’est absolue. La manifestation d’une croyance religieuse doit s’inscrire dans le régime de droit qui permet à tous les êtres humains de vivre ensemble.

Quelles conditions matérielles ont permis ce retour du fanatisme religieux  ?

HENRI PENA-RUIZ Dans cette mondialisation capitaliste qui détruit les droits sociaux, les services publics, privatise tout et présente ces mutations comme des fatalités, la désespérance prospère. Avec la généralisation du credo néolibéral, de nouvelles figures de la pauvreté et de la misère apparaissent, privant des pans entiers de la population des conditions minimales de l’accomplissement humain. C’est dans ce contexte que se joue la résurgence des fanatismes politico-religieux. Mais ne soyons pas mécanistes. Tous les fanatiques ne sont pas des misérables. Certains d’entre eux bénéficient des généreux financements des puissants de ce monde. N’oublions pas que l’impérialisme américain s’est longtemps accommodé de l’islamisme, dont il a encouragé le développement. Le fanatisme religieux ne peut être lu seulement comme un effet. Il faut en rechercher les causes. Sans tomber dans les explications simplistes se limitant à la dimension économique, ni dans les lectures essentialistes comme celle proposée par Samuel Huntington dans le Choc des civilisations. Le propre de la culture humaine, c’est qu’elle est mouvante. Il y a un islam des Lumières représenté par les philosophes arabes du XIIe siècle comme Averroès. Alain de Libéra souligne à juste titre la médiation arabe dans le sauvetage et la transmission des études et de l’héritage antique, au moment où les fanatiques chrétiens brûlaient les bibliothèques et détruisaient les temples.

Que penser de la notion d’«  atteinte au sacré  »  ?

HENRI PENA-RUIZ On ne peut accepter que de telles notions s’imposent au centre du débat public. C’est une terrible régression  ! Il n’y a de «  sacré  » que pour les croyants  ! Un humaniste athée tiendra pour «  sacré  », non pas un dieu, mais le respect de l’être humain… La seule boussole, c’est l’universel. Or la croyance religieuse n’est pas universelle. Donc aucune loi ne peut en dériver. Le délit de blasphème est totalement inacceptable dans une République laïque. Il est parfaitement compréhensible qu’un croyant puisse se sentir offusqué par une satire, par une caricature, par une critique violente. Mais c’est la même chose pour un athée  ! Les religieux ne se privent pas, quant à eux, de fustiger les athées, de les présenter comme des vecteurs d’immoralité. Rouco Varela, le cardinal de Madrid, un néofranquiste notoire, ne se gêne pas pour dépeindre les athées comme des monstres. Faut-il lui interdire de tenir de tels propos  ? Non  ! Laissons-le dire, comme nous devons laisser les athées libres de critiquer, de moquer, de caricaturer les religions. Oui, la caricature offusque les croyants. Mais depuis quand les sentiments particuliers d’une partie de la population doivent-ils dicter la loi commune  ? Si les croyants obtenaient que la loi punisse toute critique ou caricature des croyances, les athées seraient en droit d’exiger que soit punie par la loi toute critique de l’athéisme. Les communistes pourraient demander la pénalisation de tout amalgame entre communisme et stalinisme. On n’en finirait plus  ! Toute opinion serait guettée par la censure. Faut-il censurer la Religieuse, de Diderot, ou le Traité sur la tolérance, de Voltaire  ? Une démocratie ne peut interdire l’expression d’un point de vue dès lors qu’il heurte quelqu’un. Cette revendication de protection juridique des croyances ne concerne pas seulement certains musulmans. Lorsqu’il était archevêque de Paris, Mgr Lustiger a créé l’association Croyance et Liberté. Celle-ci poursuivait en justice toute mise en cause du catholicisme et du christianisme. Souvenons-nous que l’Espace Saint-Michel, dans le Quartier latin, à Paris, a été incendié pour avoir projeté la Dernière Tentation du Christ, de Martin Scorsese.

Mais la satire a-t-elle la même charge, lorsqu’elle vise une religion minoritaire, pratiquée majoritairement par des populations discriminées, déshéritées  ?

HENRI PENA-RUIZ S’en prendre à des personnes ou à des groupes de personnes en raison de leurs origines ou de leurs croyances religieuses relève du racisme, donc du délit. Mais la critique d’une religion vise des idées, des croyances, pas des personnes. Ce n’est pas en établissant le délit de blasphème que l’on résoudra les discriminations qui ferment les portes de l’emploi aux enfants d’immigrés vivant en Seine-Saint-Denis.

Pourquoi le principe de laïcité, qui nous permet, croyants et non-croyants, de vivre ensemble à égalité de droits, est-il tant attaqué  ?

HENRI PENA-RUIZ Tout idéal qui met en cause des privilèges est combattu par les privilégiés. La laïcité ne s’en prend pas aux religions, mais aux privilèges publics des religions. D’ailleurs de grands penseurs croyants ont défendu ce principe. Je pense à Victor Hugo. Chrétien, certes hostile à certaines dérives réactionnaires de l’Église catholique, il a très tôt pris fait et cause pour la laïcité. «  Je veux l’État chez lui et l’Église chez elle  », a-t-il lancé lors du débat à l’Assemblée nationale sur la loi Falloux. C’est la formule impeccable de la séparation de l’Église et de l’État, cinquante-cinq ans avant la loi de 1905. La laïcité n’est pas hostile à la religion comme démarche spirituelle. Mais, dans son souci d’émancipation, elle s’en prend au cléricalisme comme volonté de domination politique.

L’instrumentalisation de la laïcité par l’extrême droite pour voiler son hostilité aux citoyens 
de confession musulmane a détourné la gauche du combat laïque… C’est pourtant un député 
communiste, Étienne Fajon, en 1946, qui a proposé l’introduction de ce principe dans la Constitution. Comment la gauche peut-elle se réapproprier la laïcité  ?

HENRI PENA-RUIZ Seule une partie de la gauche a abandonné le combat laïque. Essentiellement au Parti socialiste, dans la deuxième gauche qui, par clientélisme électoral ou par approche compassionnelle, a corrompu, perverti le principe de laïcité. Quant à Marine Le Pen et au Front national, ils ne sauraient en aucun cas se réclamer du combat laïque. Les récentes déclarations de Jean-Marie Le Pen sont d’ailleurs claires. Il affirme que sa fille n’a utilisé la notion de laïcité que de façon «  contingente  ». Bruno Gollnisch, numéro 2 du Front national, s’est opposé de toutes ses forces au Parlement européen à un amendement d’une eurodéputée portugaise reconnaissant le droit à l’IVG pour toutes les femmes d’Europe. Il l’a fait en accord avec la commission des Conférences épiscopales de l’Union européenne. Je n’ai jamais entendu le Front national s’en prendre au concordat d’Alsace-Moselle, qui fait peser sur les contribuables le salariat des prêtres, des rabbins et des pasteurs. Ni au délit de blasphème toujours en vigueur dans cette région en vertu d’une loi allemande. Le Front national n’a jamais demandé l’abrogation de la loi Debré du 31 décembre 1959, qui organise le financement public d’écoles privées religieuses. Marine Le Pen n’incarne donc pas une figure de la laïcité, elle instrumentalise l’invocation de la laïcité, et non pas la laïcité elle-même, pour déguiser son rejet d’une partie de la population française.

Quatre millions de personnes ont marché le 11 janvier pour défendre la liberté d’expression. Le débat politique se concentre pourtant sur les réponses sécuritaires…

HENRI PENA-RUIZ Une politique sécuritaire n’est légitime que lorsqu’elle s’articule à une politique de prévention. L’insécurité est toujours l’effet d’une cause sociale. Tant que l’on ne combat pas cette cause sociale, on ne peut prétendre combattre l’insécurité. Lorsque Nicolas Sarkozy prétendait répondre à l’aspiration à la sécurité en mettant un policier à chaque coin de rue, il faisait fausse route. Les «  zones de non-droit  » sont d’abord des zones sans services publics, sans emplois, où la désindustrialisation a permis aux économies parallèles et à la criminalité de prospérer. Plus que de répression, ces territoires ont besoin de lien social. Or on ne retisse le lien social qu’en reconstruisant une économie humaine, créatrice d’emplois et capable de rompre avec la concentration de la richesse à un pôle et de la pauvreté à un autre.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui, L’Humanité


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