« Vers une nouvelle forme d’État, en dialogue avec la société »

jeudi 9 avril 2015.
 

par Aristides Baltas. Grande figure de la gauche grecque,il est ministre de l’Éducation, 
de la Culture et des Religions dans le gouvernement d’Alexis Tsipras. Dans le champ de ruines laissé par l’austérité, le savoir est à ses yeux un précieux moteur du changement social.

Le système éducatif, en particulier l’université, a été durement 
affecté par les politiques d’austérité. Quel état des lieux dressez-vous, un mois après votre prise de fonction  ?

Aristides Baltas Le système éducatif grec est, depuis plusieurs décennies, un grand malade. Mais cinq années d’austérité ont achevé de le détruire. Des enseignants ont été chassés, d’autres mis en disponibilité. Les gardiens d’école, eux aussi, ont été licenciés. Les établissements scolaires sont privés de chauffage. Dans certaines régions, des enfants s’évanouissent en classe parce qu’ils ont faim. Lorsque, privés de nourriture chez eux, ils reçoivent un repas à l’école, ils n’en mangent que la moitié et gardent le reste pour leur famille. Voilà le terrible bilan de l’austérité  ! Heureusement, un grand courant de solidarité s’est développé. Des forces non organisées, sans appui de l’État, sans moyens, ont tenté de secourir les écoles et les élèves. Dans certains cas, ces forces sociales ont fait des merveilles. C’est grâce à cette solidarité, qui s’est exprimée dans tous les champs de la vie sociale, que le peuple grec a survécu.

Comment allez-vous réparer les dégâts de l’austérité  ?

Aristides Baltas Nous allons nous appuyer sur ces réseaux de solidarité pour rendre à l’école des moyens matériels indispensables, comme l’électricité, le chauffage. Ensuite, nous allons faire revenir les enseignants mis en disponibilité ou en retraite anticipée, ainsi que les gardiens. Nous replacerons les écoles au centre de la vie sociale et culturelle de chaque quartier. Dans une seconde phase, les nouvelles embauches d’enseignants, à tous les niveaux du système éducatif, figurent parmi nos priorités. Du fait d’une pyramide des âges inversée, l’enseignement supérieur a subi les effets de nombreux départs à la retraite non remplacés. L’université ne tient que grâce au dévouement de professeurs retraités qui continuent à y dispenser des cours bénévolement. Ses ressources financières ont été réduites à néant. Pas seulement à cause des mesures d’austérité, mais aussi parce que, contrainte de placer ses fonds sous forme d’obligations d’État, elle a payé en 2012, comme d’autres institutions publiques, l’addition de la décote des titres grecs imposée par le programme d’échange de dette (PSI) conclu avec les créanciers privés. Avec le renvoi de la moitié du personnel non enseignant, l’université est placée dans des conditions matérielles intenables. Faute d’entretien, des problèmes de salubrité se posent même à certaines d’entre elles.

De nombreux artistes se sont réjouis d’apprendre votre nomination à la tête d’un super-ministère regroupant la culture, l’éducation et les religions. D’où viennent ces liens qui vous unissent au monde de la création  ?

Aristides Baltas La gauche grecque s’est divisée après 1968, entre le Parti communiste de l’intérieur et le Parti communiste plus orthodoxe. Lorsque nous nous sommes présentés séparément aux élections, il y a plus de vingt ans, nous n’avons recueilli que 1 %, et le KKE autour de 3 %. Mais dans ce 1 %, dès le début, on retrouvait une majorité d’intellectuels, d’artistes. Les liens se sont renforcés au fil des années et cette tradition a survécu jusque dans Syriza.

Vous affichez l’intention d’accorder autant d’attention à la culture moderne et contemporaine qu’à la culture antique. Qu’entendez-vous par là  ?

Aristides Baltas Cette question renvoie à ce que nous pensons être l’identité grecque. Nous apprenons très tôt, en regardant autour de nous, que cette région du monde a été habitée par les Grecs, qui ont bâti l’Acropole, inventé la tragédie. Cela imprègne la façon dont nous nous voyons. Mais notre histoire est aussi celle de l’Empire byzantin puis, durant quatre siècles, celle de la domination ottomane. Des liens d’identité viennent de là. La libération du pays, avec la révolution de 1821, correspondait, après les guerres napoléoniennes, à la renaissance de l’esprit de liberté, soutenu par un important courant philhellène. Tout cela converge pour dessiner les contours de l’identité grecque moderne. La création contemporaine se nourrit de ces multiples apports. Je sens pour ma part les prémisses d’un printemps culturel. Toutes sortes de groupes produisent des œuvres novatrices dans les domaines 
du cinéma, de la danse, du théâtre, de la musique. Nous voulons donner de l’espace à ces mouvements, encourager leur épanouissement.

Les institutions culturelles n’ont pas échappé au népotisme et au clientélisme pratiqués par les précédents gouvernements. Comment allez-vous changer cela  ?

Aristides Baltas La corruption est partout, à tous les niveaux. Chaque question que nous discutons fait apparaître un trou de corruption. Sous les gouvernements précédents, si quelqu’un touchait à un centre de corruption, il se heurtait au chantage venant d’autres centres de corruption. Nous sommes libres de ce genre de pressions. Je n’ai donc aucun doute sur les succès que nous remporterons très vite dans ce domaine.

Pourquoi votre ministère inclut-il les religions  ? Syriza, parti laïque, a-t-il renoncé à la séparation des Églises et de l’État  ?

Aristides Baltas La stratégie de Syriza reste la séparation. Mais des identités se croisent, ici. Des athées déclarés, des communistes se rendent à l’église le jour de Pâques, par réflexe culturel. L’Église orthodoxe est à bien des égards plus libérale que l’Église catholique ou les Églises protestantes. Sa participation à la révolution de 1821 et la résistance de certains de ses secteurs à l’occupation allemande marquent encore les esprits. Nous ne pouvons pas agir de manière abrupte. En prenant ses fonctions, Alexis Tsipras a prêté serment sur la Constitution et non sur la Bible. C’est, symboliquement, un premier pas vers la séparation.

À la tête de la fondation Nicos-Poulantzas, vous étiez en première ligne du travail théorique accompli par la gauche grecque. La victoire de Syriza, la fulgurante ascension de Podemos en Espagne sont-elles le signe qu’une nouvelle ère peut s’ouvrir pour la gauche en Europe  ?

Aristides Baltas Dans l’histoire de la gauche, au niveau théorique, il existe deux courants séparés. Un courant «  traditionnel  », lié à l’analyse sociale, à l’économie politique, se basant sur Marx, sur la critique de Marx, et un courant davantage lié aux questions des identités, des droits des femmes, de la lutte contre le racisme. Pour schématiser, ces courants correspondraient, en France, d’un côté à Althusser et de l’autre, à Foucault et Derrida. Dans le monde anglo-saxon, on retrouve aussi ces deux traditions. Ces deux courants ne discutent pas facilement entre eux. Mais en Grèce, comme dans un chaudron, ce débat intellectuel existe et bout. Nous pouvons parler à l’un ou à l’autre de ces courants, sans opportunisme. Dans ce dialogue fécond, de nouvelles idées prennent forme et peuvent se développer dans la pratique. Prenons un exemple. Lorsque nous avons affirmé être prêts à prendre le pouvoir, nous étions loin d’imaginer que notre génération y serait elle-même confrontée si vite. Mais que faire du pouvoir  ? Nous voulons faire en sorte que l’État commence à être aux mains du peuple. Dans cette transition, nous espérons voir émerger une nouvelle forme d’État, en dialogue permanent avec la société, avec les mouvements sociaux et citoyens. Une telle expérience ouvrirait à coup sûr, à gauche, de nouvelles fenêtres théoriques.

Entretien réalisé par 
Rosa Moussaoui ? L’Humanité


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