La gauche doit affronter l’Union européenne

vendredi 10 avril 2015.
 

par Cédric Durand économiste 
à l’université Paris-XIII

Longtemps, la gauche considéra l’Europe comme un élargissement de l’espace. Notre maison commune, plus vaste et plus ouverte. Bien sûr, le raidissement néolibéral impulsé de Bruxelles était combattu. Nous luttions pied à pied contre les traités sanctifiant la concurrence et les libertés du capital. L’Union européenne (UE) n’en incarnait pas moins notre destinée politique. Il fallait changer l’Europe.

Les réponses à la crise coordonnées depuis Bruxelles imposent une sérieuse révision de doctrine. Les pouvoirs des institutions démocratiquement déficientes de l’UE, et en particulier ceux de la BCE, se sont considérablement renforcés. L’agenda de la stabilité financière a ouvert grand les vannes des financements publics aux banques et aux investisseurs. Avec l’affirmation du césarisme bureaucratique européen, la souveraineté des marchés prend le pas sur celle des peuples. On réserve à ceux-ci l’austérité à perpétuité et une charge sabre au clair contre les droits sociaux.

Violemment antipopulaire, l’Union européenne est un dispositif de domination qui détruit l’idée même d’Europe. Loin de rapprocher les populations du continent, elle les dresse les unes contre les autres dans d’absurdes comptes d’apothicaire. Que des hommes politiques et des commentateurs en viennent à agiter le chiffre de 750 euros que les Hellènes doivent prétendument à chaque Français est tristement révélateur… Flatter les égoïsmes nationaux n’a rien de glorieux. Mais pour sauver l’Europe de la finance et des multinationales, il est impératif de marginaliser la première rupture avec le néolibéralisme apparue sur le Vieux Continent.

La victoire électorale de Syriza est l’occasion d’une clarification essentielle. Est-il possible pour des forces de gauche de mettre en œuvre le mandat démocratique qui les a portées au pouvoir tout en restant dans l’euro  ? La réponse est non, sans ambiguïté. Le panache et la détermination de la nouvelle équipe dirigeante grecque se sont heurtés à un mur du refus. Sous la menace d’un étranglement financier immédiat, le gouvernement a été acculé le 23 février à un accord intérimaire qui tourne le dos au programme qui a fait le succès de la coalition de la gauche radicale  : non à la restructuration de la dette, retour de la troïka, réponse à l’urgence humanitaire à coût budgétaire nul, report des augmentations salariales sine die, poursuite des privatisations... Ceux qui espéraient faire bouger les lignes de la gouvernance européenne en sont pour leurs frais. Pour Syriza, la leçon est rude. Au bout de la confrontation engagée, il n’y a que deux options  : soit la déroute politique, soit la sortie de l’euro. Un plan B préparé de longue date par une partie de la gauche grecque et qui a désormais toutes les chances de se réaliser à brève échéance.

Cette séquence est riche d’enseignement pour la gauche européenne dans son ensemble. L’UE est le fruit d’un internationalisme du capital. La montée en puissance d’institutions supranationales a permis de contourner les acquis des luttes ouvrières du passé sédimentés dans les vieilles structures étatiques. L’ordre juridique européen cristallise et nourrit la dégradation des rapports de force qui s’est produite depuis les années 1980. En mettant à son sommet le principe de concurrence et la stabilité financière, l’UE cantonne les droits sociaux et les services publics au rang de variables d’ajustement. Si la gauche relève la tête dans tel ou tel pays, renverser la hiérarchie des priorités n’est malheureusement pas possible au niveau européen. La désynchronisation des rythmes politiques et sociaux et la fragmentation des arènes politiques nationales interdisent d’envisager à court terme une confrontation politique d’ampleur directement européenne. Pour le camp de l’émancipation, retrouver le chemin des victoires et des conquêtes signifie ainsi affronter l’UE. C’est en soutenant les peuples les plus avancés dans ce combat que se construit l’internationalisme du XXIe siècle sur notre continent.

par Cédric Durand économiste 
à l’université Paris-XIII*

(*) auteur du Capital fictif. Comme la finance s’approprie notre avenir.

Les Prairies ordinaires, 2014.

Texte dans le dossier de L’Humanité : Carcan libéral : Un peuple a-t-il encore le droit de choisir sa politique ?


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