Entendre, aujourd’hui, la voix de Jaurès

samedi 28 mars 2015.
 

Discours prononcé le 31 juillet 2014 par Raoul Marc Jennar à Amélie-les-Bains- Palalda.

Citoyennes, Citoyens,

A 21H40, le 31 juillet 1914, au Café du Croissant à Paris, Jean Jaurès était assassiné. Il y a cent ans.

On commémore ceux qui appartiennent définitivement au passé. On célèbre ceux dont le passé prépare l’avenir.

Nous allons donc célébrer ce géant d’humanité, cet authentique socialiste. Nous allons le célébrer dans sa stupéfiante actualité. Car si l’homme nous a quittés, sa pensée est étonnamment présente pour celles et ceux qui ne se résignent pas devant le monde tel qu’il est. Nous n’allons pas célébrer la mémoire de Jaurès, nous allons dire à quel point il est vivant.

Nous allons donc célébrer ce semeur d’espérance, non pas comme il est de bon ton de le faire aujourd’hui, en vidant sa pensée de son rejet radical du capitalisme. Nous ne le ferons pas en réduisant Jaurès à son dernier combat – la défense de la paix – comme cela se fait aussi par ceux qui craignent qu’on évoque tous les autres aspects de ce réformiste révolutionnaire. Nous ne le célébrerons pas en rendant Jaurès consensuel, en prétendant comme cela a été dit par le président de l’Assemblée nationale puis par le président de la République, qu’il appartient à toute la nation et qu’il est l’homme de toute la France. Il ne peut y avoir, une fois de plus, comme au lendemain de sa mort, une union sacrée qui étouffe et enterre le message révolutionnaire de Jaurès.

Non, Jaurès n’est pas l ‘homme de toute la France, parce que la France, ce fut aussi le régime de Vichy qui fit abattre tant de statues de Jaurès et que l’esprit de Vichy, on l’a entendu maintes fois sous le précédent mandat présidentiel et, on en a eu confirmation lors des récents scrutins, cet esprit est encore très présent dans notre pays.

Non, Jaurès n’est pas l’homme du nationalisme chauvin et cocardier de Déroulède et de l’Action française. Non, Jaurès n’est pas l’homme du libéralisme économique, de la dictature des marchés et de la finance. Jaurès n’appartient ni au FN, ni à l‘UMP, ni au PS. Jaurès appartient à celles et ceux auxquels il a consacré toute sa vie jusqu’au sacrifice suprême. Jaurès appartient au peuple, au peuple des exploités, au peuple des précaires d’hier et d’aujourd’hui. Et à lui seul.

Si Jaurès fut sans nul doute l’homme de l’unité, c’est à l’unité de la classe ouvrière qu’il a consacré sa vie ; c’est de l’unité de celles et de ceux qui souffraient du capitalisme dont il se souciait. Il se gardait de confondre exploiteurs et exploités et encore moins d’user des suffrages des exploités pour satisfaire les exploiteurs.

Cent ans après sa mort, Jaurès nous parle avec une actualité qui donne à ses propos, dont les plus anciens furent prononcés il y a près de 130 ans, un caractère étonnamment prémonitoire. Déjà alors, il disait « la démocratie française n’est pas fatiguée de mouvement, elle est fatiguée d’immobilité »[1]

A ceux qui, aujourd’hui comme hier, opposent le patriotisme à l’internationalisme, et à ceux qui indûment se l’approprient, Jaurès répond « Tant que l’instinct de chauvinisme et de race prévaudront sur la conscience des prolétaires exploités, il sera impossible d’élever sur ce fondement sans union, sur ces pierres réduites en poussières, la maison de la nationalité. » [2] Pour Jaurès, le fondement de la nation, ce n’est pas la religion, ce n’est pas la race, ce n’est pas la classe des privilégiés. La nation ne procède ni de dieu, ni de l’ethnie, ni de la bourgeoise. « La Patrie n’est liée à aucune dynastie, à aucune classe, à aucune caste.[3] » affirme-t-il. Pour Jaurès, la nation, c’est tout le peuple rassemblé, c’est le plus grand nombre incarné : « La nation est plus grande, la patrie est plus profonde lorsque s’y assimilent les forces obscures, les forces sacrifiées du travail qui bouillonnent en son sein. Quand ces forces sont dans la lumière, elles montent et font monter la patrie elle-même. La France n’a jamais été aussi grande, la Patrie n’a jamais été si profonde qu’au moment où la Révolution menacée a appelé à son secours les énergies qui se trouvaient au plus profond du peuple.[4] » La nation de Jaurès, c’est celle des sans-culottes qui venaient de briser les chaînes de la tyrannie multiséculaire du trône et de l’autel, et qui, au cri de « Vive la Nation ! » se lancèrent à l’assaut des troupes prussiennes et autrichiennes venues pour rétablir Louis XVI sur son trône. Ce cri proclamait à la face de l’Europe que, désormais, tous les pouvoirs émanent du peuple rassemblé. Goethe, présent à Valmy, avait bien compris la portée historique de ce cri, lui qui écrira : « De ce lieu et de ce jour, date une ère nouvelle dans l’histoire du monde ».

Jaurès confirme le message de la Révolution. Il n’y a pas, il ne peut plus y avoir de nation sans démocratie. « Dans l’Europe moderne, la force du sentiment national et la force du sentiment démocratique sont inséparables. (…). Il n’y a jamais eu de démocratie, si pacifique soit-elle, qui ait pu se fonder et durer si elle ne garantissait pas l’indépendance nationale. (…). Arracher les patries aux maquignons de la patrie, aux castes du militarisme, et aux bandes de la finance, permettre à toutes les nations le développement indéfini de la démocratie et de la paix, ce n’est pas seulement servir l’Internationale et le prolétariat universel, par qui l’humanité à peine ébauchée se réalisera, c’est servir la patrie elle-même. Internationale et patrie sont désormais liées. C’est dans l’Internationale que l’indépendance des nations a sa plus haute garantie. (…). On pourrait presque dire : un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. »[5]

En des temps où les nostalgies monarchistes s’exprimaient encore fortement, le premier choix politique de Jaurès fut celui de la défense de la République. Il partageait le point de vue selon lequel la République ne pouvait compter sur son armée.[6] Ce qui l’amena à étudier et approfondir l’idéal républicain, un idéal qui dépasse et de loin, la simple organisation institutionnelle d’un Etat. Un idéal qui passe par l’accomplissement de la démocratie politique qui, dit-il, « s’exprime en une idée centrale ou mieux encore en une idée unique : la souveraineté politique du peuple. »[7] Cette souveraineté populaire systématiquement foulée aux pieds par ceux qui, tout en se réclamant de Jaurès, n’ont pas hésité à bafouer le résultat du référendum de 2005 et qui rendent possibles des traités européens et internationaux qui la réduisent à néant.

Tel un programme qu’il se donne pour son mandat politique, il déclare, un an à peine après sa première élection comme député du Tarn : « Nous devons réaliser par la République l’abolition du salariat, l’affranchissement des cœurs et des bras, la remise graduelle des moyens de production aux mains des travailleurs pour la constitution d’un patrimoine collectif. Si vous n’avez pas un but élevé, si vous ne poursuivez pas une haute pensée de justice sociale, d’égalité sociale, vos petites réformes iront grossir le poids de vos lois stériles. »[8] Dix-huit ans plus tard, devant le congrès de l’Internationale réuni à Amsterdam, il confirmera : la République ne contient pas en substance la justice sociale. »[9]

Pour Jaurès, la République, c’est le cadre nécessaire de l’émancipation. Il n’a pas une conception figée dans le marbre glacé d’un texte constitutionnel. La République doit générer sa propre dynamique. « Instituer la République, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action ; qu’ils sauront concilier la liberté et la loi, le mouvement et l’ordre ; qu’ils sauront se combattre sans se déchirer ; que leurs divisions n’iront pas jusqu’à une fureur chronique de guerre civile, et qu’ils ne chercheront jamais dans une dictature même passagère une trêve funeste et un lâche repos. Instituer la République, c’est proclamer que les citoyens des grandes nations modernes, obligés de suffire par un travail constant aux nécessités de la vie privée et domestique, auront cependant assez de temps et de liberté d’esprit pour s’occuper de la chose commune »

« Car le prolétariat dans son ensemble commence à affirmer que ce n’est pas seulement dans les relations politiques des hommes, c’est aussi dans leurs relations économiques et sociales qu’il faut faire entrer la liberté vraie, l’égalité, la justice. Ce n’est pas seulement la cité, c’est l’atelier, c’est le travail, c’est la production, c’est la propriété qu’il veut organiser selon le type républicain. À un système qui divise et qui opprime, il entend substituer une vaste coopération sociale où tous les travailleurs de tout ordre, travailleurs de la main et travailleurs du cerveau, sous la direction de chefs librement élus par eux, administreront la production enfin organisée. ».[10]

Et Jaurès prononce devant les députés cette phrase entrée dans l’Histoire : « Et c’est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme elle est affirmée ici, c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique »[11]

A l’inverse de ses lointains successeurs, Jaurès ne cessera de réclamer « avec une énergie que rien ne lasse, cette réforme électorale par la proportionnelle qui a une si haute valeur politique et morale. »[12]

A ceux qui ont renoncé, tout en continuant de se réclamer de lui, Jaurès rappelle que « le vrai moyen de respecter le passé, c’est de continuer, vers l’avenir, l’œuvre des forces vives qui, dans le passé, travaillèrent.(…) C’est en allant vers la mer que le fleuve est fidèle à sa source. »[13]

La question sociale est au cœur du combat de Jaurès. Ainsi affirmait-il « Il n’y a pas d’idéal plus noble que celui d’une société où le travail sera souverain, où il n’y aura ni exploitation, ni oppression, où les efforts de tous seront librement harmonisés, où la propriété sociale sera la base et la garantie des développements individuels [14] »

Au-delà du combat contre la pauvreté et la précarité, sa quête de justice sociale, c’est un combat pour la dignité qui est en chaque être humain : « Même lorsque la misère disparaîtra des sociétés modernes, même lorsque les ouvriers ne seront plus exposés au chômage et à l’abandon après un accident, la maladie ou la vieillesse, même lorsqu’ils atteindront un salaire suffisant pour assurer leur existence quotidienne, il resterait ce fait : le salariat est une forme inférieure d’exploitation car il exclut la masse des prolétaires de la participation à la croissance de la richesse sociale, et les exclut de la coopération active et vive, les réduisant à la catégorie d’instruments. » [15] C’est ce qui justifie la volonté de construire une société socialiste, « une société dans laquelle tous les hommes seront coopérateurs, associés, et où chacun accèdera à une dignité morale supérieure. [16] »

Une société socialiste suppose une condamnation absolue du système capitaliste, industriel et financier. Ce qui éclate à tous les yeux, c’est qu’il y a, dans notre société, un antagonisme profond d’intérêts ; c’est qu’il n’y a entre les classes d’autre arbitrage que la force, parce que la société elle-même est l’expression de la force. C’est la force brute du capital, maniée par une oligarchie, qui domine tous les rapports sociaux ; entre le capital qui prétend au plus haut dividende et le travail qui s’efforce vers un plus haut salaire, il y a une guerre essentielle et permanente. [17]

« D’abord, et à la racine même , il y a une constatation de fait, c’est que le système capitaliste, le système de la propriété privée des moyens de production, divise les hommes en deux catégories, divise les intérêts en deux vastes groupes, nécessairement et violemment opposés. Il y a, d’un côté ceux qui détiennent les moyens de production et qui peuvent ainsi faire la loi aux autres, mais il y a de l’autre côté ceux qui, n’ayant, ne possédant que leur force de travail et ne pouvant l’utiliser que par les moyens de production détenus précisément par la classe capitaliste, sont à la discrétion de cette classe capitaliste. » (…) « Nous savons très bien que la société capitaliste est la terre de l’iniquité et que nous ne sortirons de l’iniquité qu’en sortant du capitalisme. »[18]Et Jaurès d’affirmer avec force, « oui, le parti socialiste est un parti d’opposition continue, profonde, à tout le système capitaliste, c’est-à-dire que tous nos actes, toutes nos pensées, toute notre propagande, tous nos votes doivent être dirigés vers la suppression la plus rapide possible de l’iniquité capitaliste. »[19] Du libre échange, Jaurès, tout en étant réservé sur certains effets du protectionnisme, dira qu’il est « la forme internationale de l’anarchie économique ». [20]

On mesure encore une fois à quel point le PS d’aujourd’hui est aux antipodes de ce qu’exprimait Jaurès.

Dès 1892, Jaurès met en garde contre les dangers du capitalisme financier. Avec des mots qui s’appliquent parfaitement à ce que nous observons aujourd’hui, il accuse les milieux financiers : « c’est le gouvernement de la haute banque que la France subit.(…) C’est dans les banques privées seulement que sont reçus les dépôts. Les opérations de banque et de bourse n’ont ni frein, ni contrôle. (…). Dès lors, les gouvernements sont, tous les jours, à la merci des financiers (…) Et comment ne fermeraient-ils pas les yeux quand la finance qui est une partie du gouvernement agiote et tripote. »[21] L’année suivante, devant la représentation nationale, Jaurès constate qu’un « Etat nouveau, l’Etat financier a surgi dans l’Etat démocratique, avec sa puissance à lui, ses ressorts à lui, ses organes à lui. »[22]

En 1908, il revient à la charge et dénonce « le monopole grandissant des sociétés de crédit, irresponsables maîtresses de l’épargne publique et de son emploi, l’enchevêtrement toujours plus serré des marchés du monde et l’ébranlement universel qui suit, propageant la panique financière des diverses nations »[23] annonçant ainsi les crises de 1929 et de 2008. Des propos qui ont retrouvé toute leur actualité depuis les lois de déréglementation financière et bancaire décidée par le PS, depuis les privatisations de Balladur, Juppé et Jospin.

A ceux qui se désignent abusivement comme socialistes, il convient de rappeler comment Jaurès concevait le socialisme : « L’idée du socialisme, écrivait-il, est d’accord avec la démocratie puisqu’elle complète la démocratie publique par la démocratie sociale. Et elle est d’accord avec la pensée libre, puisqu’elle donnera à tous les hommes des moyens de culture et puisqu’elle suppose, chez tous les individus appelés à coopérer à la direction sociale, une force autonome de raison. Elle est l’achèvement, elle est l’accomplissement de la démocratie et de la pensée libre. »[24]

Chacun le sait, et ce fut rappelé avec éclat par un de ses dirigeants, aujourd’hui, le parti fondé par Jaurès rejette la lutte des classes non seulement comme dynamique pour la transformation sociale, mais même comme constat de la réalité des rapports sociaux. Or, l’existence des classes sociales ne peut être niée, comme ne peut-être niée l’inégalité qui existe entre elles. Pour Jaurès, « l’histoire donne une réalité indéniable et sanglante à la lutte des classes. »[25] (…) « Il y a en effet, dans l’ordre social actuel, des antagonismes profonds d’intérêts et ce n’est pas en jetant sur cet antagonisme le voile complaisant des mots qu’on parviendra à le résoudre. »[26] Un propos qui pourrait très bien illustrer l’ordre social d’aujourd’hui. Et dont Jaurès tirait déjà les conclusions qui sont tellement évidentes aujourd’hui : « par l’effet de l’existence des classes sociales, le règne de la démocratie n’est qu’apparent : et c’est bien d’elle qu’on peut dire qu’elle règne et ne gouverne pas. »[27]

L’internationalisme prolétarien de Jaurès l’amenait tout naturellement à porter son attention aux travailleurs étrangers, ceux qu’on appelle aujourd’hui les travailleurs détachés lorsqu’ils viennent d’Europe et les travailleurs immigrés quand ils viennent d’ailleurs. Ce fut une préoccupation constante du député socialiste. Déjà en 1894, devant l’Assemblée nationale, il tenait ces propos qui pourraient être prononcés aujourd’hui : « Ce que nous ne voulons pas, c’est que le capitalisme international aille chercher la main-d’œuvre sur les marchés où elle est le plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans réglementation sur le marché français, et pour amener partout dans le monde les salaires au niveau des pays où ils sont le plus bas. »[28] Il ne voulait pas, il y a 120 ans, ce que provoquent les politiques décidées aujourd’hui en France et dans l’Union européenne. Comment oser se réclamer de lui quand on fait le choix de ce qu’il combattait ?En 1911, lors de son voyage en Argentine, il déclare « Pour la classe ouvrière d’un pays d’immigration, être séparée par nations (…) est une grande fragilité. La force des revendications, comme la méthode elle-même, en sont amoindris (…) les ouvriers sont fragilisés par leur division en nationalités. [29] » Quelques jours plus tard, Jaurès estime qu’il « faut établir d’une nation à l’autre des traités en vertu desquels un gouvernement fait bénéficier les citoyens d’autres pays qui s’établissent sur son sol des lois protectrices du travail si l’autre gouvernement observe une même conduite. (…) Une noble solidarité de justice sociale voit le jour ainsi entre les peuples. Et le mot d’étranger, le triste mot d’étranger, perd tout ce qu’il avait de sa brutalité et de sa tristesse. (…). Ainsi, restant uni par la pensée et par le cœur à sa patrie d’origine, au lieu de se sentir en dehors de son propre pays comme étranger, comme une personne disséminée et sans soutien, l’ouvrier se sentira protégé par la communauté universelle du droit social et toutes les nations apprendront à respecter chez l’étranger un homme et un frère. »[30] En 1914, dans un de ses derniers éditoriaux de L’Humanité, il proposait « d’assurer un salaire minimum aux travailleurs étrangers et français, de façon à prévenir l’effet déprimant de la concurrence (…), de protéger les ouvriers étrangers contre l’arbitraire administratif et policier pour qu’ils puissent s’organiser avec leurs camarades de France et lutter solidairement avec eux sans crainte d’expulsion. »[31] Comment se réclamer de Jaurès quand on fait le choix contraire de ce qu’il proposait ?

Jaurès, tout au début de son engagement politique a cru que la colonisation était porteuse d’un message civilisateur. Il a très vite compris qu’il s’agissait avant tout d’exploiter les peuples et les ressources de leurs pays. Il est devenu un farouche adversaire du colonialisme. Les gouvernements à participation socialiste qui, par la suite, dirigeront le pays sous la IIIe et la IVe République ne seront pas fidèles à cette conviction, et ils ne décoloniseront que sous la contrainte des évènements. Le sujet, dans la forme qui était celle des deux siècles passés, n’est plus d’actualité. Mais ce qui demeure très pertinent, c’est cette mise en garde de Jaurès en 1912 : « Qui aura le droit de s’indigner, demande-t-il, si les violences auxquelles se livre l’Europe en Afrique achèvent d’exaspérer la fibre blessée des musulmans, si l’islam un jour répond par un fanatisme et une vaste révolte à l’universelle agression ? »[32]

Jaurès, pour prévenir la guerre, appelait à la solidarité des prolétaires de toute l’Europe et en premier lieu d’Allemagne et de France. La balle qui l’a tué a mis fin à cet espoir. Dès le lendemain, au nom de l’union sacrée, ceux qui se réclamaient de lui commençaient à le trahir. Ils n’ont plus cessé depuis. Seul un socialiste allemand a refusé de voter les crédits de guerre. Karl Liebknecht qui fut assassiné cinq ans plus tard, avec Rosa Luxemburg, sur ordre d’un chancelier social-démocrate.

Cette espérance de Jaurès se fondait sur un constat qui prend aujourd’hui une résonnance extraordinaire quand on observe et subit ce qu’est l’Union européenne. On ne peut pas unir les Etats d’Europe dans le mépris des peuples, constate Jaurès. Dès 1898, il met en garde : « Nous savons que dans l’état présent du monde et de l’Europe, les nations distinctes et autonomes sont la condition de la liberté humaine et du progrès humain. Tant que le prolétariat international ne sera pas assez organisé pour amener l’Europe à l’état d’unité, l’Europe ne pourra être unifiée que par une sorte de césarisme monstrueux, par un saint empire capitaliste qui écraserait à la fois les fiertés nationales et les revendications prolétariennes. Nous ne voulons pas d’une domesticité internationale. Nous voulons l’Internationale de la liberté, de la justice et du droit ouvrier. » Des propos qui n’ont pas pris une ride, mais que n’écoutent, en aucune façon, ceux qui conduisent aujourd’hui le parti qu’il a créé en 1905.

Le temps me manque pour rappeler les autres combats dans lesquels Jaurès s’est engagé sans réserve : l’affaire Dreyfus et le combat contre le racisme et l’injustice, la laïcité et la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, l’école publique pour tous, la réduction du temps de travail, la retraite à 60 ans, le combat contre la peine de mort et, bien entendu, ses efforts incessants pour protéger la paix, avec une conscience aigue et une étonnante prémonition de l’immense boucherie qu’allait provoquer le conflit qu’il tentait à tout prix d’éviter.

En ces temps de crise politique, sociale, écologique, en ces temps où la société elle-même a perdu ses repères, où il est permis à une entreprise qui fait des bénéfices de licencier du personnel ou de délocaliser ses activités, en ces temps où, de nouveau, croissent les inégalités, où la pauvreté et la faim se répandent de nouveau, en ces temps où les femmes et les hommes ont de plus en plus le sentiment justifié d’être dépossédés de leur destin par des institutions sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle, par des négociations internationales qui portent sur des choix de société fondamentaux et qui se déroulent dans le plus grand secret, il est bon de rappeler que Jaurès, ce réformiste révolutionnaire, comprenait la violence ouvrière et n’écartait pas la possibilité de la grève générale et de l’insurrection.

Dans un débat célèbre où il s’opposait à Clémenceau, qui se flattait d’être le premier flic de France – on comprend l’admiration que lui portent un Sarkozy et un Valls – Jaurès refuse de condamner ce qu’on appelle « les violences ouvrières » et il répond « Nous voulons demander à la classe ouvrière de s’organiser légalement pour échapper à toute tentation et à toute possibilité de violence ; mais, monsieur le ministre de l’Intérieur, nous ne sommes pas, nous ne voulons pas être dupes des classes dirigeantes (…) Ce qu’elles entendent par la répression de la violence, c’est la répression de tous les écarts , de tous les excès de la classe ouvrière ; c’est aussi sous prétexte de supprimer les écarts, de réprimer la force ouvrière elle-même, et de laisser le champ libre à la seule violence patronale.

Oui, monsieur le ministre, la violence c’est chose grossière, palpable, saisissable chez les ouvriers : un geste de menace, il est vu, il est noté. Un acte de brutalité, il est vu, il est retenu. Une démarche d’intimidation est saisie, constatée, traînée devant les juges. Le propre de l’action ouvrière dans ce conflit, lorsqu’elle s’exagère, lorsqu’elle s’exaspère, c’est de procéder en effet par la brutalité visible et saisissable des actes.

Ah, le patronat n’a pas besoin, lui, pour exercer une action violente, de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses ! Quelques hommes se rassemblent à huis clos, dans la sécurité, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés, sans éclats de voix, comme des diplomates causant autour d’un tapis vert, ils décident que le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers ; ils décident que les ouvriers qui continuent la lutte seront exclus, seront chassés, seront désignés par des marques imperceptibles, mais connues des autres patrons, à l’universelle vindicte patronale.[33] »

Jaurès aborde la grève générale et l’insurrection avec un sens aigu des responsabilités.. On ne peut les agiter, dit-il « comme une sorte de jouet à la fois enfantin et coûteux ». Il faut les aborder avec « un esprit sérieux de réflexion, de préparation et de méthode ». La grève générale doit toujours rester « aux mains du prolétariat organisé comme un moyen possible de sommation aux pouvoirs publics et au patronat, dans des crises difficiles, quand le prolétariat aura été longuement et systématiquement violenté, lorsque les réformes longtemps promises et intéressant toute la classe ouvrière lui auront été systématiquement refusées, alors oui, la grève générale sera possible. »[34]

Et traitant ensuite la question de l’insurrection, Jaurès, s’adressant aux socialistes rassemblés en congrès à Toulouse le 17 octobre 1908, pose les conditions de sa réussite : Ne jouons pas aux insurgés, ce n’est pas un jeu, c’est une chose sérieuse, c’est une chose grave. »[35] Mais c’est un droit rappelle Jaurès, un droit proclamé par l’article 35 de la Constitution de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Et Jaurès d’indiquer tout aussitôt : « Il n’y a d’insurrection possible, il n’y a d’insurrection sérieuse qu’à deux conditions : la première, c’est qu’il y ait dans le prolétariat une émotion générale et profonde qui se communique spontanément aux couches les plus voisines de la démocratie et la seconde, c’est que ce mouvement populaire ait été assez vaste, assez profond, pour ébranler, pour émouvoir, pour dissocier au profit du prolétariat l’armée même que le Pouvoir voudrait tourner contre lui. »[36]

Avec de tels propos, comment mieux illustrer cette volonté de Jaurès d’ « aller à l’idéal et de comprendre le réel » ? [37]

Jaurès, qui a connu la défaite électorale, n’a jamais oublié que les classes populaires votent en fonction de l’espérance qu’on leur donne, de la promesse qu’on leur fait de les protéger. Les temps que nous vivons nous donnent à voir une immense régression démocratique et sociale. Beaucoup désespèrent et se découragent. A ceux-là, je veux dire avec Jaurès « Un des principaux obstacles au progrès social, c’est l’esprit d’inertie, c’est l’esprit de découragement d’une trop grande partie des exploités eux-mêmes.[38] (…) « C’est à nous de fatiguer le doute du peuple par la persévérance de notre dévouement. » [39] « L’Histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir. »[40]

Jaurès, Citoyennes, Citoyens, est plus vivant que jamais.

Raoul M. Jennar

NOTES

[1] JAURES, Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Editions Omnibus, 2006, Introduction Lire Jaurès, p .V.

[2]

[3] JAURES, Nationalité, démocratie et classe ouvrière. Discours prononcé à Buenos Aires le 28 septembre 1911 in Discours en Amérique latine, Préface de Jean-Luc Mélenchon, Editions Bruno Leprince, 2010.

[4] JAURES, Nationalité, démocratie et classe ouvrière. Discours prononcé à Buenos Aires le 28 septembre 1911 in Discours en Amérique latine, Préface de Jean-Luc Mélenchon, Editions Bruno Leprince, 2010.

[5] JAURES, L’Armée nouvelle, Union générale d’éditions 10/18, Paris, 1969, p. 257, 258 et 286.

[6] JAURES, L’Armée nouvelle, Union générale d’éditions 10/18, Paris, 1969, p. 15.

[7]

[8] Chambre des Députés, compte-rendu des débats, séance du 8 avril 1886.

[9]

[10] JAURES, Discours à la Jeunesse, 30 juillet 1903, in Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Editions Omnibus, 2006.

[11] Chambre des Députés, compte-rendu des débats, séance du 21 novembre 1893.

[12] Journal officiel, recueil Barodet, profession de foi aux élections législatives de 1914, cité dans FULIGNI Bruno, Le monde selon Jaurès, Editions Tallandier, 2014.

[13] Chambre des Députés, compte-rendu des débats, séance du 14 janvier 1910.

[14] JAURES, L’Armée nouvelle, Union générale d’éditions 10/18, Paris, 1969, p. 242.

[15] JAURES, La politique sociale en Europe et la question de l’immigration. Discours prononcé à Buenos Aires le 1 octobre 1911 in Discours en Amérique latine, Préface de Jean-Luc Mélenchon, Editions Bruno Leprince, 2010.

[16] JAURES, La politique sociale en Europe et la question de l’immigration. Discours prononcé à Buenos Aires le 1 octobre 1911 in Discours en Amérique latine, Préface de Jean-Luc Mélenchon, Editions Bruno Leprince, 2010.

[17] L’Humanité, 30 décembre 1906.

[18] Débat Jean JAURES- Jules Guesde, à Lille, le 26 novembre 1900, publié sous le titre Les deux méthodes. Supplément à L’Humanité hebdo des 19-20 novembre 2005.

[19] Débat Jean JAURES- Jules Guesde, à Lille, le 26 novembre 1900, publié sous le titre Les deux méthodes. Supplément à L’Humanité hebdo des 19-20 novembre 2005.

[20] Chambre des Députés, compte-rendu des débats, 19 juin 1897.

[21] JAURES, Vigueur nécessaire, La Dépêche, 4 décembre 1892 in Jaurès. L’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans La Dépêche, Editions Privat-La Dépêche, 2009.

[22] Chambre des Députés, compte-rendu des débats, séance du 8 février 1893.

[23] JAURES, Discours au congrès de Toulouse de la SFIO, 17 octobre 1908, in L’esprit du socialisme, six études et discours rassemblés par Jean Rabaut,, Editions Gonthier, 1964.

[24] JAURES, L’Armée nouvelle, Union générale d’éditions 10/18, Paris, 1969,p.244.

[25] JAURES, L’Etat socialiste et les fonctionnaires, La Revue socialiste, avril 1895, in Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Editions Omnibus, 2006.

[26] JAURES, L’attitude du parti ouvrier, La Dépêche, 26 juillet 1892 in Jaurès. L’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans La Dépêche, Editions Privat-La Dépêche, 2009.

[27] JAURES, L’Etat socialiste et les fonctionnaires, La Revue socialiste, avril 1895, in Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Editions Omnibus, 2006.

[28] Chambre des Députés, compte-rendu des débats, séance du 17 février 1894.

[29] JAURES, Nationalité, démocratie et classe ouvrière. Discours prononcé à Buenos Aires le 28 septembre 1911 in Discours en Amérique latine, Préface de Jean-Luc Mélenchon, Editions Bruno Leprince, 2010.

[30] JAURES, La politique sociale en Europe et la question de l’immigration. Discours prononcé à Buenos Aires le 1 octobre 1911 in Discours en Amérique latine, Préface de Jean-Luc Mélenchon, Editions Bruno Leprince, 2010

[31] L’effort nécessaire, L’Humanité, 24 juin 1914.

[32] L’ordre sanglant, L’Humanité, 22 avril 1912.

[33] Chambre des Députés, compte-rendu des débats, séance du 19 juin 1906.

[34] JAURES, Discours au congrès de Toulouse de la SFIO, 17 octobre 1908, in L’esprit du socialisme, six études et discours rassemblés par Jean Rabaut,, Editions Gonthier, 1964.

[35] JAURES, Discours au congrès de Toulouse de la SFIO, 17 octobre 1908, in L’esprit du socialisme, six études et discours rassemblés par Jean Rabaut,, Editions Gonthier, 1964.

[36] JAURES, Discours au congrès de Toulouse de la SFIO, 17 octobre 1908, in L’esprit du socialisme, six études et discours rassemblés par Jean Rabaut,, Editions Gonthier, 1964.

[37] JAURES, Discours à la Jeunesse, 30 juillet 1903, in Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Editions Omnibus, 2006.

[38] Chambre des Députés, compte-rendu des débats, 19 juin 1906.

[39] Cité par MENDES-FRANCE Pierre, La vérité guidait leurs pas, Gallimard, 1976, p.97.

[40] JAURES, Discours à la Jeunesse, 30 juillet 1903, in Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Editions Omnibus, 2006.


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