Ordre moral et différentialisme au centre des modèles religieux catholiques et musulmans

lundi 20 juin 2005.
 

Deux publications récentes, celle de Tariq Ramadan d’un côté, celle du cardinal Ratzinger de l’autre [1] donnent l’occasion à l’auteure de revenir sur le fond de ses divergences avec la hiérarchie catholique et le prédicateur musulman. Tous prétendent, comme les féministes, défendre l’égalité entre hommes et femmes mais l’égalité... dans la différence, dans « la complémentarité des rôles ». A la « permissivité » à tout va des sociétés occidentales prétendument cultivée par les féministes, ils opposent une société fondée sur l’amour « licite » dans le cadre du mariage et de la famille hétérosexuelle. A la « guerre des sexes », prônée paraît-il par les mouvements féministes, ils opposent la « collaboration » et l’harmonie entre hommes et femmes Telles sont les thèses qu’elle soumet à la critique féministe.

Au préalable, une question de méthode : est-il juste de comparer le discours d’un cardinal représentant la haute hiérarchie catholique et les déclarations d’un intellectuel qui ne prétend nullement représenter l’ensemble des musulmans ? [2] Est-il juste de comparer l’Eglise catholique qui a lutté et lutte encore de toutes ses forces contre le droit à la contraception et à l’avortement, avec un courant du monde musulman qui prétend faire œuvre de réformes et faire sien le défi lancé par la féministe française bien connue Christine Delphy de créer un nouveau féminisme « non pas contre mais avec l’Islam » [3]. Au-delà des différences sur lesquelles nous reviendrons, une perspective commune les anime selon nous : faire refluer au maximum l’influence des mouvements féministes dans le monde et discréditer le projet de transformation radicale des rapports sociaux de sexe dont certains étaient porteurs.

La hiérarchie catholique

La hiérarchie catholique n’a jamais caché son hostilité fondamentale à toutes les mesures favorisant l’émancipation des femmes et celle des hommes : refus de toute forme de contraception (sauf l’abstinence), opposition à l’avortement, au droit au divorce, refus du droit au travail salarié des femmes, condamnation de l’homosexualité, du préservatif et de toute relation sexuelle en dehors du mariage etc. Mais les transformations socioculturelles profondes intervenues depuis près d’un demi-siècle dans le monde occidental et ses effets sur les aspirations des femmes et des hommes a rendu de plus en plus inaudible le message de l’Eglise catholique par une large partie de la population, y compris par les croyants des deux sexes. Face à la « crise » [4] de l’Eglise catholique et à l’évolution des législations concernant la famille et les couples homosexuels, le Vatican prétend répondre sur le fond aux analyses développées par les mouvements féministes et homosexuels, sur trois questions essentiellement : celle de l’origine de la domination masculine, celle de la lutte entre les sexes, celle de la différence des sexes.

Alors que les anthropologues n’ont pas encore trouvé la réponse, l’explication satisfaisante aux conditions d’émergence de la domination masculine [5], l’Eglise catholique prétend avoir la bonne. La domination serait la punition divine imposée à Eve qui a commis le péché originel. Dans le point 7 de sa lettre, le cardinal Ratzinger commente ainsi le message biblique :« Ce sera une relation dans laquelle l’amour sera souvent dénaturé [...] le remplaçant par le joug de la domination d’un sexe sur l’autre. [...] Situation tragique où se perdent l’égalité, le respect et l’amour qu’exige, selon le dessein originel de Dieu, la relation entre l’homme et la femme ». Mais si les femmes n’ont pas de raison de se révolter contre une sanction divine, elles peuvent néanmoins espérer, Jésus ayant fait don de sa personne pour sauver l’humanité.

Concernant la lutte entre les sexes, celle-ci n’est pas, selon l’Eglise catholique, le résultat des violences exercées contre les femmes dans le cadre d’un rapport de domination, ni celui de la volonté des femmes de lutter contre des injustices, mais comme l’écrit le Cardinal Ratzinger la conséquence d’une manipulation du mouvement féministe qui « souligne fortement la condition de subordination de la femme, dans le but de susciter une attitude de contestation. La femme, pour être elle-même, s’érige en rival de l’homme. Aux abus de pouvoir (tient donc, cela existe), elle répond par une stratégie de recherche du pouvoir ... ». On ne peut s’empêcher de constater la similitude de ces commentaires avec ceux de G. Marchais en 1978. Pour l’Eglise, comme pour lui à l’époque, il n’existe pas de contradictions socio-économiques entre femmes et hommes mais seulement des féministes qui introduisent de manière artificielle des divisions au sein du monde du travail etc. [6]

Concernant les différences entre femmes et hommes, le cardinal Ratzinger s’élève fermement contre le concept de genre créé par les chercheuses féministes et qui introduit une distinction entre sexe biologique et sexe socioculturel : « L’occultation de la différence ou de la dualité des sexes a des conséquences énormes à divers niveaux. Une telle anthropologie, qui entendait favoriser des visées égalitaires pour la femme en la libérant de tout déterminisme biologique, a inspiré en réalité des idéologies qui promeuvent par exemple la mise en question de la famille bi-parentale, c’est-à-dire composée d’un père et d’une mère, ainsi que la mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, un modèle nouveau de sexualité polymorphe ». Là encore, le Cardinal raisonne mal. Ce ne sont ni les féministes, ni les mouvements homosexuels qui ont créé les familles monoparentales ou les couples homosexuels. Ces mouvements ont fait une seule chose : dénoncer la stigmatisation lié à ces modes de vie, réclamant les mêmes droits pour tous et toutes.

Quelle est l’alternative préconisée par l’Eglise catholique : « la collaboration » entre les sexes, dans la différence. La mission essentielle de « la » femme est celle de la maternité et les soins de la famille, mais cela ne doit pas faire obstacle à son insertion dans le monde du travail ou dans les différents secteurs de la société. Comment ? On en revient aux bonnes vieilles recettes qui évitent de remettre en cause l’enfermement des femmes dans les tâches domestiques ou le salaire d’appoint : salaire maternel ou temps partiel : « Le problème n’est pas seulement juridique, économique ou organisationnel ; il s’agit surtout d’une question de mentalité, de culture et de respect. Cela requiert en effet une juste valorisation du travail effectué par la femme au sein de la famille. De cette manière, les femmes qui le désirent librement pourront consacrer la totalité de leur temps au soin du ménage, sans être socialement dévalorisées, ni économiquement pénalisées ; tandis que celles qui désirent avoir aussi d’autres activités pourront le faire avec des horaires adaptés, sans être mises devant le choix de sacrifier leur vie de famille ou d’être soumises au stress, ce qui ne favorise ni l’équilibre personnel, ni l’harmonie familiale ».

Pour ceux qui douteraient encore du sens réactionnaire du discours de la hiérarchie catholique, rappelons les propos tenus par l’italien Rocco Buttiglione, proche de Berlusconi et du Vatican, lors de son audition devant la commission du parlement européen « justice et affaires intérieures » : « L’homosexualité est un péché [et] la famille existe pour permettre à la femme de faire des enfants et d’être protégée par un mâle » [7]

Tariq Ramadan : pour l’égalité des sexes... dans la complémentarité des rôles

Dans son livre, Tariq Ramadan entend s’expliquer sur le fond dans un entretien avec le journaliste catholique pratiquant Jacques Neyrinck. D’un côté, il y dénonce le discours « binaire » de certains musulmans qui veulent opposer l’Occident, identifié au mal, au monde musulman porteur d’espoir. A cette occasion, il insiste au contraire sur les alliances possibles entre les hommes de bonne volonté, qu’ils soient juifs, chrétiens, musulmans ou « humanistes », soucieux de faire progresser la justice dans leurs pays et sur le plan international. Loin de dédouaner les pays musulmans, il montre au contraire que la plupart d’entre eux exercent sur leur peuple une tyrannie peu enviable. En ce sens, il se démarque d’un communautarisme élémentaire. De l’autre, il ne craint pas d’opposer le féminisme « occidental » pris comme un tout et assimilé à la débauche, à la lutte des femmes musulmanes pour leur dignité, en France comme dans d’autres pays.

Tariq Ramadan n’est pourtant pas un ignorant : il sait bien qu’il faut distinguer les militantes féministes des commerçants de tous bords, qui sous un discours de libération sexuelle, n’ont qu’un seul objectif : faire le maximum de profits avec la pornographie et la prostitution. Mais T. Ramadan est un fin stratège dont le but n’est pas de mettre en cause radicalement la domination masculine mais de souder une communauté musulmane diversifiée, voire atomisée, autour d’un texte, le Coran, et de valeurs censées réformer en douceur les pays qui se réclament de l’Islam et les autres. C’est du moins ce qui ressort de ses interventions publiques.

Ainsi il dénonce avec la plus grande clarté les mariages arrangés, le maintien des femmes dans l’ignorance et l’excision car rien dans le Coran ne permet, selon lui, de légitimer ce type de pratiques. Par contre, le fait de couper la main à un voleur étant mentionné dans le Coran, ou la lapidation pour adultère étant rappelée dans les traditions prophétiques, ne sont pas condamnés en tant que tels. Néanmoins, T. Ramadan préconise un « moratoire » [8] pour la lapidation et tous les châtiments corporels, au nom d’une lecture « non littérale et ouverte » du Coran et des traditions prophétiques. A ce titre, il insiste sur l’impossibilité de réunir les conditions d’application de ce type de sanctions comme la suppression de la pauvreté d’un côté ou le constat de flagrant délit d’adultère par quatre personnes dignes de confiance, de l’autre. Il s’agit donc tout à la fois de se conformer au texte du Coran tout en « l’interprétant », en fonction du contexte, préservant le message fondamental : oui au « pardon » mais pas de « laxisme ».

Ainsi dans une société « idéale », dans laquelle il n’y aurait plus de pauvreté, où règneraient le droit et la justice, T. Ramadan n’a pas d’objection de principe aux châtiments corporels ou à la peine de mort même s’il dénonce, par ailleurs, l’usage politique essentiellement répressif de l’Islam par les gouvernements actuels dans le monde musulman. Il prétend ainsi favoriser « de l’intérieur », certaines réformes, sans heurter de front les différentes instances chargées de dire le juste, au sein du monde musulman...

Mais pour l’essentiel, le modèle de relations entre hommes et femmes préconisé par T. Ramadan, nous renvoie à celui dominant dans les années cinquante, dans les pays occidentaux. Seule l’éducation est reconnue comme un droit fondamental pour les femmes. Tout le reste relève de la tolérance : une femme (comme un homme) peut divorcer, même si, comme le rappelle T. Ramadan, « le divorce, parmi les choses permises, est la plus détestée de Dieu », selon la tradition prophétique. Une femme peut échapper à la polygamie : il suffit, pour cela, qu’elle inscrive son opposition dans son contrat de mariage. Une femme peut travailler tout en étant mariée, à condition que cela ne mette pas en péril l’équilibre de la famille et que les époux l’aient décidé ensemble.

"Le principe dans le mariage est l’égalité des êtres et la complémentarité des rôles et des fonctions.

« L’homme a le devoir de subvenir aux besoins de la famille et, en ce sens, il a la responsabilité de l’entretien du foyer. La femme a le droit de ne pas avoir à subvenir à ses besoins matériels : c’est un droit, ce n’est pas un devoir (...) et rien n’empêche une femme de travailler. Dans l’espace familial, il y a en islam l’idée d’un droit de la femme qui peut la mettre, sur la plan financier, dans une situation de dépendance plus ou moins relative » (p.147). Ce modèle va à l’encontre du principe d’égalité, non seulement par ce que les femmes y perdent leur autonomie financière, comme le reconnaît T. Ramadan lui-même, mais également parce qu’il fait reposer les tâches domestiques principalement sur les femmes.

Hors du mariage et de l’hétérosexualité, point de salut En matière d’avortement et de contraception, T. Ramadan prétend revenir à la situation qui préexistait avant le succès des luttes féministes : interdiction de l’avortement sauf quand la vie de la mère est en danger ou dans des cas exceptionnels comme dans le cas des femmes bosniaques violées pendant la guerre. ; pour la contraception, « le principe général tendrait à s’opposer à la contraception, mais les cas particuliers qui la permettent sont nombreux ». « Quand les faits sont là et qu’il ne s’agit pas de cautionner des attitudes égoïstes, frileuses ou qui sortent de l’éthique (...), la contraception pourra être autorisée » (p.140), à condition que la méthode utilisée soit le coït interrompu et que la décision soit prise à deux.

En matière de sexualité, T. Ramadan dénonce le discours « frileux » des savants contemporains contrairement à ceux d’autres « savants » des XIIIe et XIVe siècles : « Se situant bien sûr, dans le cadre du mariage, ces textes anciens y parlent du plaisir, des préliminaires, des corps, et décrivent les positions possibles de l’amour, et tout cela de façon explicite. Ils retenaient en cela l’enseignement d’Aisha, femme du prophète (...). En la matière donc, tout est permis excepté la sodomie » (p.151).

Hors du mariage et de l’hétérosexualité, pas de salut : « pour l’islam, l’homosexualité n’est pas naturelle et elle sort de la voie et des normes de la réalisation des êtres humains devant Dieu. Ce comportement révèle une perturbation, un dysfonctionnement, un déséquilibre ». Pour autant, « il ne s’agit pas de développer un discours de rejet, de condamnation » ni de culpabiliser mais « d’accompagner, d’orienter » (p.153). Là encore, il ne s’agit pas de défendre l’égalité en droits mais une certaine compassion.

Sur certains thèmes comme la question du voile, Tariq Ramadan change de ton quand il s’adresse à un public non musulman qu’il veut séduire ou à un public de fidèles (cf. Dakar, en 1998). Dans son livre, T. Ramadan rappelle les cinq piliers de la pratique de l’islam : l’acte de foi, la prière, le jeûne, le pèlerinage et l’aumône. Mais ces pratiques elles-mêmes sont susceptibles, selon lui, d’aménagements pour permettre aux croyants de tenir compte du contexte dans lequel ils évoluent. A l’inverse, pour lui, le voile (il préfère parler de foulard) serait une prescription incontournable du Coran. Néanmoins il ne peut être question d’imposer le port du voile à une femme car la tradition islamique rejette toute idée de contrainte en matière de religion. [9]

Au nom de quoi alors , cette prescription ne peut-elle être « réinterprétée » comme nous invite à le faire T. Ramadan, pour les châtiments corporels, par exemple ? Il ne donne sur ce point, dans son livre, aucune explication. Mais nous en trouvons une dans l’enregistrement de la conférence qu’il a donnée à Dakar au Sénégal en 1998. Cela a à voir avec la nécessité de préserver sa « pudeur ». Il est donc recommandé de « baisser son regard et de préserver sa chasteté ». Mais comme l’humanité est « faible », soumise à des tentations auxquelles il faut résister (la sexualité, la richesse), il faut se « préserver ». Ces recommandations ne sont pas censées s’adresser uniquement aux filles mais aux garçons également. Par contre ce sont elles qui doivent rabattre « leur voile sur la poitrine ». Pourquoi ?

« Le plus faible des deux, c’est l’homme » nous dit T. Ramadan. Donc pour éviter de susciter des désirs « coupables » chez les hommes, les femmes doivent se couvrir ! Quel est l’intérêt pour les femmes de se sacrifier ainsi : ce serait une manière de se faire respecter comme un « être » à part entière, plutôt que d’être jugées de manière superficielle sur leur « paraître ». On peut comprendre pourquoi certaines jeunes filles (quand elle ne sont pas tout simplement contraintes de se voiler pour éviter les conflits, voire les représailles des garçons qui les entourent) sont tentées de se couvrir pour défendre leur dignité, surtout dans notre société où la nudité des corps féminins (voire masculins) devient un argument de vente essentiel. Mais il y a mille et une manière de préserver sa pudeur, sans se voiler. On doit donc s’interroger sur le sens des paroles de T. Ramadan. Pourquoi donc, contrairement à d’autres théologiens musulmans comme Ghaleb Bencheikh [10], faire du voile « une prescription incontournable » ? Nous faisons l’hypothèse que l’avantage du voile à l’école, c’est précisément d’être visible et de permettre ainsi aux prédicateurs musulmans d’évaluer leur influence, de marquer leur territoire, d’obliger les jeunes filles à prendre ainsi clairement leur distance avec le féminisme dit occidental et de construire un rapport de forces indispensable pour élargir leur influence et créer ainsi une communauté musulmane dispersée.

En définitive, quel est le modèle de société que préconise T. Ramadan. On sait qu’il conteste le modèle exporté par les USA à la pointe des armes dans le cadre de la mondialisation. Il est pour une société plus juste et à part cela ? Son interlocuteur dans son livre Jacques Neirynck, se lamente sur l’évolution des sociétés occidentales entraînées dans un mouvement profond de sécularisation :

« Petit à petit, on arrive à cette situation où le chrétien moyen se dit qu’il n’a plus besoin de religion puisque l’Etat remplit toutes les fonctions et tous les services que l’on attendait auparavant d’une religion. L’Etat garantit l’ordre (...). La solidarité s’exerce par un énorme mécanisme de redistribution des revenus. Les Eglises ne s’occupent en principe plus d’enseignement (...). Les institutions caritatives du genre hospices, hôpitaux etc., ne sont pas nécessaires puisque l’Etat fait tout cela. Donc on a parfois le sentiment qu’on peut cesser de s’occuper de la charité au sens traditionnel du mot dans toutes les religions. La laïcisation a rongé l’appartenance religieuse (...) ».(p. 251). Si c’était vraiment le cas, il faudrait plutôt s’en réjouir. Et les croyants avec nous car ils pourraient alors se consacrer totalement à leur mission spirituelle. Quant à nous, nous ne pensons pas que la charité doit remplacer un système de droits garantissant l’égalité de tous et toutes et des services publics bon marché et de qualité. Nous sommes au contraire en faveur de réformes sociales (comme celle de la fiscalité) qui permettent de satisfaire prioritairement les besoins sociaux fondamentaux (l’éducation, la santé, l’eau, l’énergie etc.). Qu’en pense Tariq Ramadan ? On ne le sait pas.

Les ennemis de nos ennemis ne sont pas toujours nos amis

Contrairement à la religion catholique, l’islam ne croit pas au péché originel dont Eve serait la première responsable et pour lequel l’humanité doit se racheter. La sexualité « licite » n’est pas non plus interdite. Elle est même considérée comme un acte « d’adoration » envers Dieu, selon T. Ramadan. Mais pourquoi alors des jeunes (garçons et filles) pleins de vie devraient-ils réprimer leurs émotions et leurs désirs ? Si l’on ne préserve pas sa virginité, c’est, paraît-il, « la permissivité » et la perdition morale.

Pour nous les féministes, ce qui est immoral, ce n’est ni de désirer ou avoir des rapports sexuels avec une personne quel que soit son sexe, mais c’est abuser du corps des autres, sans leur consentement, pour affirmer son pouvoir, en recourrant à la violence s’il le faut. Dans cette perspective, prescrire aux jeunes l’abstinence sexuelle en dehors du mariage, a comme fonction essentielle de leur apprendre la soumission, la docilité, à Dieu dans un premier temps et plus largement, à d’autres autorités. A l’inverse la « permissivité », ce serait non pas faire n’importe quoi mais éprouver ce sentiment de liberté que ressent tout jeune (garçon ou fille) qui découvre pour la première fois la sexualité avec un-e partenaire attentionné-e.

Quel est le résultat de la morale préconisée par les religions monothéistes ? un renforcement des inégalités entre filles et garçons.

Car l’on sait bien que dans une société répressive, ce sont toujours les femmes et les filles qui sont le plus contrôlées sexuellement. Quel garçon (musulman ou non) arrive vierge au mariage aujourd’hui ? Personne ne cherchera à le savoir. Pour les filles c’est autre chose, au point que certaines se font opérer pour reconstituer leur hymen ou que d’autres acceptent la sodomie, non par choix mais pour ne pas avoir à confesser leur défloration ! Loin d’avancer vers un degré moral supérieur, on plonge dans la pire hypocrisie.

L’enseignement des freudo-marxistes n’est donc pas dépassé : la répression sexuelle des jeunes a bien comme fonction de les rendre dociles mais là où ils se trompaient, c’est quand ils pensaient que le capitalisme n’est pas susceptible de conjuguer profit et libéralisation sexuelle. Les trente dernières années nous ont appris l’inverse : la force d’adaptation du capitalisme est incommensurable et peut fort bien s’accommoder de la levée des interdits pesant sur la sexualité, car tout, dans ce système, peut se vendre et s’acheter.

C’est pourquoi il ne peut-être question pour nous de nouer des alliances inconditionnelles avec un courant comme celui de T. Ramadan. Nous pouvons nous retrouver dans la lutte contre l’impérialisme américain, contre le racisme et pour un plan économique et social d’urgence destiné à lutter contre les inégalités et les discriminations à l’égard des jeunes des quartiers populaires mais il revient aux féministes de ne pas renoncer à leurs critiques ni à leurs combats sous le prétexte que cela alimenterait le stéréotype du garçon « arabe, musulman, terroriste et violeur » [11].

La mobilisation pour une alternative féministe ne peut être reportée à une date ultérieure, à une victoire contre l’impérialisme et le racisme. Elle passe par la lutte, dès maintenant, contre les violences sexistes et homophobes, pour le développement de l’éducation sexuelle à l’école, contre les mariages forcés, pour l’extension du droit à la contraception et à l’avortement dans toute l’Europe, pour l’égalité professionnelle (notamment des salaires) ou pour des services publics, gratuits et de qualité, destinés à l’accueil de la petite enfance ou à l’aide aux personnes dépendantes. Nous sommes convaincues que sur plusieurs de ces objectifs des alliances pourront être nouées avec de jeunes musulmanes.

Néanmoins la lutte pour l’égalité entre les sexes ne se réduit à une liste de revendications. Elle est sous-tendue par un projet de société dans laquelle hommes et femmes ont les mêmes droits, dans laquelle toutes les activités et toutes les tâches, notamment les tâches domestiques et familiales sont prises en charge de manière mixte. En effet, tout individu (homme ou femme) doit pouvoir disposer, selon nous, d’un temps égal pour s’instruire, travailler, élever ses enfants, voir ses ami-e-s, s’occuper de ses parents âgés, s’investir dans une activité culturelle, politique, ou religieuse. Cela nécessite, en conséquence, une baisse radicale du temps de travail pour toutes et tous.

Nous sommes loin, on le voit, des modèles préconisés par les religions catholique ou musulmane. Néanmoins nous sommes convaincues que des jeunes femmes musulmanes, comme cela a été le cas antérieurement [12] d’un certain nombre de croyantes juives ou chrétiennes, sont ou deviendront féministes. Elles aussi sentiront le besoin de prendre leur autonomie et seront conduites à contester certains enseignements de leur religion. Mais à la condition, que les militantes féministes débattent et mènent leurs luttes, de manière résolue, sans sectarisme, ni opportunisme.

Note

1. Lettre aux évêques de l’Eglise catholique sur la collaboration de l’homme et de la femmes dans l’Eglise et dans le monde du 31 mai 2004, signée du Cardinal Ratzinger et de l’Archevêque Angelo Amato, disponible sur internet et présentée dans Le Monde du 7 août 2004 ; Peut-on vivre avec l’islam ? entretien avec Jacques Neyrinck, Favre 2004.

2. Nous aurions pu ajouter à ce panorama, la critique du mouvement évangéliste protestant qui vient de triompher avec la réélection de G. W. Bush aux USA.

3. Citée par Tariq Ramadan dans sa tribune dans le journal Libération du 28 avril 2004.

4. Cf. sur cette question, l’entretien accordé au journal Le Monde du 7 août 2004, par la sociologue D. Hervieu-Léger.

5. Sur ce thème cf J. Trat : « Engels et l’émancipation des femmes » , dans Friedrich Engels, savant et révolutionnaire, sous la dijavascript:barre_raccourci(’’,’’,document.formulaire.texte)rection de G. Labica, et M. Delbraccio, p. 175-192, PUF, 1997. Sur le site d’ESSF : Engels et l’émancipation des femmes

6. Quelques féministes membres du PCF, regroupées dans le collectif Elles voient rouge, ont dénoncé cette analyse dans un manifeste publié dans Le Monde les 11-12 juin 1978, sous le titre : « Le PCF mis à nu par ses femmes ».

7. Libération du 8 octobre 2004. Suite à ces propos, R. Buttiglione, contesté par une forte majorité du parlement européen, a été écarté de la future commission européenne. Par ailleurs, plus de 140 catholiques connus ainsi que des organisations catholiques se sont joints à la protestation générale.

8. Lancer l’idée d’un moratoire pour la lapidation et les châtiments corporels peut, peut-être, avoir un sens progressiste dans les pays soumis aux lois musulmanes. Mais dans les pays européens où a été abrogée la peine de mort, à l’heure où les féministes se battent en faveur d’une nouvelle loi contre les violences sexistes, cela ne peut être ressenti, à juste titre, que comme un appel à une régression sans précédent.

9. Précisons ici, pour lever les mal-entendus, que nous étions hostiles au vote de la loi contre les signes religieux ostensibles à l’école. On pouvait faire reculer le voile à l’école sans cette loi qui a été vécue comme une mesure spécifique contre les musulmans.

10. Ghaleb Bencheikh s’est prononcé contre le code de la famille algérien et pour la séparation des Eglises et de l’Etat, dans le quotidien algérien El Watan du 21 septembre 2004.

11. Idée sous-jacente dans le petit livre polémique de Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé : Les féministes et le garçon arabe, éditions de l’Aube, 2004. On croirait entendre certains militants politiques des années soixante-dix selon qui il n’était pas légitime de dénoncer des violeurs quand ils étaient immigrés sous le prétexte qu’on donnait une mauvaise image des travailleurs immigrés propre à encourager la répression.

12. Cf. sur ce point Florence Rochefort 2004 : « Contrecarrer ou interroger les religions », dans Le siècle des féminismes, p. 411-424, les éditions de L’Atelier.

TRAT Josette * Paru dans la revue Contretemps n° 12, janvier 2005, dossier « A quels saints se vouer, espaces publics et religions ».

* Josette Trat est sociologue (université de Paris 8).

Janvier 2005


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