Le mythe du centralisme démocratique

mardi 10 novembre 2015.
 

Ecrit à la fin des années 1990 par une marxiste sud-américain, ce texte n’a rien perdu de son actualité à l’heure où se posent de véritables questions existentielles pour plusieurs organisations révolutionnaires. Ayant largement perpétué un modèle organisationnel qui s’est appuyé sur les moments les moins démocratiques du parti bolchevique de Lénine, certaines de ces organisations traversent aujourd’hui des moments critiques à cause de leur inadéquation avec le monde d’aujourd’hui et les aspirations profondément démocratiques des mouvements de contestation. Une contribution supplémentaire à un débat nécessaire sur l’héritage du parti dit « léniniste »

« Le souvenir des morts écrase le cerveau des vivants ». Même s’il a été souvent répété, cet adage n’a en rien perdu de sa pertinence. C’est particulièrement le cas avec le souvenir des « grands hommes », dont les idées et les actions ont eu une influence significative sur le cours de l’histoire et qui pèsent sur les générations suivantes en compliquant l’analyse critique et l’imagination créatrice.

En analysant la révolution de 1848 en France Marx disait que la classe ouvrière ne pouvait apprendre que par une série de défaites. Il évoquait ainsi la nécessité d’assimiler de manière critique l’expérience réalisée, en comprenant les insuffisances, les erreurs et les illusions qui accompagnent inévitablement toute action humaine d’envergure.

Mais apprendre des victoires est beaucoup plus difficile que d’apprendre des défaites. Rien n’est plus convainquant qu’une action politique réussie. Dans un tel cas, l’imagination collective tend à élever les principaux dirigeants au rang de divinités de l’Olympe mythique et cette transfiguration est alimentée par une multitude de panégyristes (bien intentionnés ou non) qui se sentent obligés de rendre un culte aux nouveaux héros. On passe alors sous silence les erreurs et les hésitations, les opinions contradictoires et les décisions discutables qui répondaient aux aléas changeants de la lutte, et on supprime y compris le hasard qui a aidé ou freiné tel ou tel développement déterminé des événements. En un mot, on retouche le passé en accord avec les nouveaux intérêts politiques du présent.

Pour prendre un exemple, dans le cas de la Révolution française (et du mouvement des Lumières qui l’a précédée), son exaltation frénétique a contribué à alimenter le mythe du « sombre » Moyen Age. Selon ce mythe, abondamment illustré dans les manuels scolaires qui ont formé plusieurs générations, l’histoire de l’humanité a subie une interruption d’un millénaire entre le brillant Empire Romain (qui opprimait pourtant brutalement des peuples et des cultures) et la non moins brillante ascension du capitalisme. Cette légende a comme fil conducteur conceptuel l’exaltation de l’Etat (antique et moderne) contre « l’anarchie » médiévale, distinction péjorative avec laquelle on occulte l’existence de communautés paysannes libres et semi-libres tout au long de l’espace et du temps de l’Occident médiéval et qui constituèrent la base sociale des prodigieux progrès opérés à partir de l’an 1000.

Dans le cas de la Révolution russe, le rôle significatif joué par Lénine, Trotsky et leurs camarades dans le triomphe de la révolution et dans la dramatique guerre civile qui l’a suivie, à élevé à la catégorie de dogme indiscutable toutes les orientations et décisions prises par eux à cette époque. C’est là qu’a pris forme l’un des mythes les plus persistants jusqu’à nos jours : celui selon lequel le triomphe de la Révolution russe ne fut possible que par l’existence d’un parti monolithique, fermement centralisé et discipliné, où l’existence de fractions ou de courants internes et d’opinions publiques individuelles divergentes avec les opinions majoritaires n’avait pas de place.

Le centralisme démocratique n’est plus ce qu’il était

L’expérience de la lutte de la classe ouvrière contre le capital a posé de manière précoce l’impératif de l’unité d’action afin que cette lutte soit victorieuse. Le pouvoir économique et politique du capital, centralisé dans l’Etat, ne pouvait être contrebalancé ou ébranlé que si les exploités rassemblaient leurs forces dispersées. Depuis l’apparition des premières grèves, la dispersion et la division ont toujours été synonymes de défaite. Mais comme cette unité d’action ne peut reposer que sur la conviction des travailleurs, et que celle-ci ne se réalise pas par décret, la libre confrontation des idées et des opinions est indispensable pour parvenir à l’unité d’action et au développement du mouvement de lutte.

La plus large démocratie n’est donc pas pour les travailleurs un simple additif décoratif dont ils peuvent se passer en fonction des circonstances plus ou moins favorables de la lutte ; elle est au contraire la condition qui rend possible leur unité d’action.

La liberté de discussion la plus absolue et la plus forte unité d’action : tels sont les présupposés qui se résument dans la célèbre formule du centralisme démocratique. Toute personne qui veut lutter ne pourrait la remettre en question. Il s’agit cependant d’un abus conceptuel que d’attribuer cette idée élémentaire à Lénine ou aux bolchéviques, car elle correspond en réalité à la tradition historique de l’ensemble du mouvement de lutte des exploités et, plus spécifiquement, de toutes les organisations de la classe ouvrière ; syndicales, sociales, coopératives ou politiques, de ces deux derniers siècles.

Mais, à la suite du Xe Congrès du Parti bolchévique (1921) et de l’adoption des « 21 Conditions » d’adhésion à l’Internationale Communiste, le « centralisme démocratique » s’est transformé en une formule qui résume la conception d’un parti monolithique, hiérarchisé et centralisé de manière rigide, avec une discipline quasi militaire. On peut résumer cette conception du parti par ses caractéristiques principales suivantes :

1. La tenue de congrès espacés tous les trois ans, ou plus.

2. Une interdiction des fractions ou des tendances internes permanentes autour de positions politiques particulières ou divergentes.

3. Un contrôle total du Comité central sur l’organe de presse central et sur toutes les publications du parti.

4. Le pouvoir total du Comité central sur toute la vie interne du parti, à savoir : a) création ou dissolution de ses organismes, destitution et intervention sur les directions subordonnées, b) acceptation ou rejet des adhésions ; c) imposition des orientations du CC à tous les secteurs de l’activité du parti.

5. Une subordination totale des organismes inférieurs aux organismes supérieurs : de la cellule au comité de quartier, de ce dernier au comité de district et de ce dernier au Comité central, et cela sur toutes les questions, y compris tactiques, locales ou sectorielles.

6. Les discussions sont rigoureusement internes. On n’admet d’ailleurs pas la publication de positions personnelles non approuvées par la direction.

7. Des organismes centraux de direction échelonnés de manière pyramidale et hiérarchique ; par exemple : un Comité central de 30 membres qui se réunit tous les trois mois, un Comité exécutif de 15 membres qui se réunit tous les mois, un Bureau politique de 7 membres se réunissant chaque semaine et un Secrétariat de 3 membres quotidiennement. Comme chaque organisme est strictement discipliné, les trois membres du Secrétariat, une fois qu’ils ont pris leur décision, votent en bloc dans le Bureau, les sept du Bureau votent en bloc au Comité exécutif et les quinze de l’exécutif au Comité central. De cette manière, deux membres du secrétariat parviennent à contrôler tout le parti s’ils gagnent une voix au Bureau, une voix de plus à l’exécutif et encore une au Comité central. Le tableau est complété par l’interdiction de « transposer » des discussions en cours à un échelon supérieur ou inférieur.

Cette structure hautement hiérarchique et centralisée prétend être l’expression de la formule consacrée du « centralisme démocratique » alors qu’elle concrétise son contraire : la plus absolue restriction autoritaire dans la discussion et la plus forte obéissance à la direction, ce qui est très éloigné des caractéristiques nécessaires pour parvenir à l’unité d’action prolétarienne.

Il n’existe pas de théorie léniniste de l’organisation

Ce qui caractérise les opinions de Lénine en matière d’organisation, c’est la nécessité de mettre toujours celle-ci en adéquation avec les objectifs révolutionnaires et les conditions changeantes de la lutte. Lénine a présenté tout au long de sa trajectoire militante un sain pragmatisme et des opinions notablement changeantes en matière d’organisation (comme sur d’autres questions).

Dans une première étape, on peut trouver des textes de Lénine qui reprennent la tradition classique du marxisme quant à la fonction du parti : « La lutte elle-même des ouvriers contre les patrons, de par ses nécessités, permet inévitablement aux ouvriers d’aborder les problèmes publics, les problèmes politiques ; elle leur permet d’étudier comment est dirigé l’Etat russe, comment se dictent les lois et les normes et quels intérêts ils servent. La tâche du parti ne consiste pas à discourir sur les moyens à la mode pour aider les ouvriers mais à adhérer au mouvement ouvrier, à éclairer sa voie et à aider les ouvriers dans cette lutte qu’ils ont déjà initiée eux-mêmes ».

Il s’agissait de l’étape de la lutte politique contre le « populisme » et le terrorisme, en fonction de laquelle Lénine insiste sur la nature du parti en tant que parti de la classe ouvrière qui s’appuie et généralise son expérience de lutte et non en tant qu’organisation particulière, distincte de l’organisation ouvrière et qui tente de lui inculquer ses propres « méthodes à la mode ».

Lénine cite ainsi le fameux passage du « Manifeste Communiste » : « Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. »

Dans une seconde étape, qui correspond à la lutte théorique contre les « économistes », dans les conditions de clandestinité rigoureuse et de persécution sous le tsarisme, Lénine insista sur la nécessité d’une organisation de militants professionnels formés à la théorie révolutionnaire et rigoureusement clandestine : « Un révolutionnaire professionnel n’est pas un ouvrier qui gagne un salaire dans une usine. C’est un fonctionnaire payé par le parti (…). Un tel révolutionnaire professionnel sera tout autant un intellectuel que tout ouvrier qui se détache par ses capacités (…) Tout agitateur ouvrier qui a un certain talent, qui ‘promet’, ne doit pas travailler onze heures à l’usine. Il faut faire en sorte qu’il vive au compte du parti. »

C’était l’époque où, polémiquant avec les économistes, il souligna que la conscience de classe ne peut être apportée que de « l’extérieur » au mouvement ouvrier. Ainsi, même avant « Que faire ? », Lénine écrivait que « la théorie de la social-démocratie en Russie a surgit dans une indépendance absolue par rapport au développement spontané du mouvement ouvrier, en tant que résultat naturel inévitable du développement de la pensée des intellectuels révolutionnaires socialistes ».

Nous sommes ici devant un Lénine avant-gardiste, intellectualiste, doctrinaire, qui privilégie une organisation du parti ultra-délimitée et qui souligne le caractère nettement différencié de cette organisation par rapport à l’organisation spontanée de la classe ouvrière.

Avec la Révolution de 1905, Lénine changera à nouveau - et de manière spectaculaire - sa conception du parti : « Les conditions dans lesquelles se déroulent l’activité de notre parti sont en train de changer radicalement. On a conquis la liberté de réunion, d’association et de presse. Notre parti s’est engourdi dans la clandestinité ; or la clandestinité s’effondre. En avant ! Plus d’audace ! Empoignez les nouvelles armes, remettez les à des gens neufs, élargissez vos bases de soutien, faites appel à tous les ouvriers social-démocrates, incorporez-les par centaines et par milliers dans les rangs des organisations du parti ! Que leurs délégués animent les rangs de nos centres, qu’ils apportent l’air frais de la jeune Russie révolutionnaire (…). Il est souhaitable que dans les nouvelles organisations il y ait pour chaque militant social-démocrate intellectuel des centaines d’ouvriers social-démocrates. »

A cette époque (printemps 1906) et en évoquant la création des soviets, Lénine entonnera un véritable hymne à la spontanéité : « Ces organes furent exclusivement fondés par les couches révolutionnaires de la population, ils furent fondés d’une manière totalement révolutionnaire, en dehors de toute loi et règlement, comme un produit de l’activité populaire primitive, comme une expression de l’action indépendante du peuple ».

Nous avons cette fois-ci à faire avec un Lénine ouvriériste, spontanéiste, anti-intellectuel, qui a une confiance aveugle dans la conscience révolutionnaire spontanée des ouvriers qui traversent une expérience révolutionnaire et il propose en conséquence un modèle déterminé de parti ouvrier de masse.

Parti d’avant-garde ou parti de masse, parti de révolutionnaires professionnels ou parti d’ouvriers d’usines, parti conspiratif et délimité ou parti ouvert et légal : ces polémiques se sont succédées de manière ininterrompue depuis lors. Pendant des décennies, on a vu des cohortes d’apprentis entomologistes cherchant les citations de Lénine qui justifieraient l’une ou l’autre conception du parti. Mais les citations de Lénine, tirées du contexte de leurs circonstances concrètes et des tâches changeantes, donnent tout et leur contraire. La seule certitude, c’est qu’il n’existe pas de théorie léniniste de l’organisation, du moins pas dans un sens plus général, comme on peut par exemple le lire dans l’organe du Parti Communiste d’Uruguay (« Carta Popular », 09/08/96) :

« A sa première session suivant le congrès, le Comité central du PCU a réaffirmé le principe du centralisme démocratique (…)composante fondamentale du Parti de type nouveau (…) instrument fondamental appliqué non pas par imposition mais par acceptation consciente, il constitue une muraille offensive irremplaçable contre toute tentative de pénétration ennemie ».

Les différents critères d’organisation que Lénine a défendus, depuis les origines du bolchevisme jusqu’à la prise du pouvoir, ont toujours visé la participation des masses à la vie du parti. Contre le modèle centralisé et élitiste bourgeois où seuls les chefs parlent et décident en face d’une masse passive qui obéit et vote, Lénine et les bolchéviques défendaient la nécessité d’un parti militant où l’opinion et l’action des travailleurs pouvaient s’exprimer, influencer et décider librement.

La métaphore de la « muraille » contre toute tentative de pénétration ennemie n’est rien d’autre qu’une copie des mesures coercitives que les bolcheviques se virent poussés à prendre, de manière parfois justifiée et parfois non, dans le contexte d’une révolution assiégée par les principales puissances impérialistes de la planète. Ce siège impérialiste a cependant été transfiguré, dans une sorte de reproduction mythique, en un danger permanent de pénétration… des idées ennemies. Tout divergence apparaît donc comme suspecte, comme potentiellement dangereuse pour l’unité « monolithique » du parti.

Dans un tel cadre, on ne conçoit pas que la vie du parti est nécessairement faite par la confrontation permanente d’opinions et par la lutte politique, qui est impensable sans la libre publicité et la libre circulation des idées. Des décennies de pratique stalinienne contre le fractionnalisme ont fait oublier la véritable exaltation faite par Lénine de la lutte fractionnelle dans la social-démocratie russe en tant que partie essentielle de l’histoire du bolchévisme : « Les éminences stupides et les vieilles commères de la IIe Internationale, qui froncent les sourcils avec mépris et dédain face à l’abondance de « fractions » dans le socialisme russe et face à la lutte acharnée qu’elles se livrent entre elles, ont été incapables, lorsque la guerre a supprimé dans tous les pays avancés la fameuse légalité, d’organiser ne serait-ce qu’approximativement un échange libre (illégal) d’idées et une élaboration libre (illégale) de conceptions justes, similaires à ceux qu’organisèrent les révolutionnaires russes en Suisse et dans d’autres pays ».

Le parti monolithique et le trotskysme

Bien que le mythe du « centralisme démocratique » dans sa forme la plus sclérosée et aberrante a principalement affecté les partis de la tradition stalinienne, toute la gauche partisane de la Révolution russe en a subie les conséquences à partir des mythes construits autour des décisions prises par les principaux dirigeants de cette révolution.

Dans le cas de Trotsky, on peut constater qu’il a a structuré son mouvement, l’Opposition de Gauche Internationale d’abord, puis la IVe Internationale, à partir des critères ultra-centralistes de la IIIe Internationale, dont il fut l’un des principaux animateurs et dont il rédigea bon nombre de ses principales thèses et résolutions.

Victime d’une persécution impitoyable, tant de la part du fascisme que du stalinisme, le mouvement trotskyste a connu sa plus grande opportunité de s’enraciner dans un mouvement révolutionnaire de masse au cours du développement de la Révolution espagnole (1931-1937). Cependant, cette opportunité ne s’est pas concrétisée à cause de la persistance de la conception du parti monolithique. Avec les divergences tactiques survenues entre la Gauche Communiste espagnole, dirigée par Andrés Nin et Juan Andrade d’une part, et le Comité exécutif international de l’Opposition de Gauche d’autre part, dirigé par Trotsky, c’est la rupture qui a été privilégiée. Il est extrêmement révélateur que ni Trotsky, ni Andrés Nin, formés dans la même tradition de l’Internationale Communiste, n’ont été capables de comprendre qu’une Internationale révolutionnaire de ne peut reposer que sur la collaboration de différents courants et organisations nationales dans le respect de leurs caractéristiques et de leur autonomie, car ces dernières plongent inévitablement leurs racines dans une histoire et dans des traditions différentes, voir même dans des héritages culturels spécifiques à chacun des pays concernés.

Nin et Andrade étaient en désaccord avec la directive internationale de Trotsky d’appliquer une tactique « d’entrisme » dans le Parti Socialiste espagnol. Ils étaient au contraire favorables à la construction d’une organisation indépendante, le POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), en collaboration avec le courant antistalinien dirigé par Joaquin Maurin.

Incapables d’appliquer les directives de Trotsky parce qu’ils les considéraient comme erronées, mais fidèles au dogme d’une Internationale centralisée et disciplinée, il ne leur est pas venu à l’esprit d’affirmer et d’exiger de l’Opposition de Gauche le respect des décisions autonomes de sa section espagnole. Ils ont par contre considéré comme inévitable la rupture momentanée avec Trotsky, qu’ils considéraient toujours comme leur maître. Trotsky, à son tour, a estimé que l’attitude des trotskystes espagnols relevait de la trahison et a lancé contre le POUM ses plus dures diatribes. Cette rupture a condamné Trotsky à jouer le rôle d’un simple commentateur face à la révolution espagnole et elle a également contribué à l’isolement international du POUM, facilitant ainsi sa destruction ultérieure par la répression stalinienne. Sans que les protagonistes en aient eu conscience, c’est l’ombre des « 21 conditions » et le mythe du « parti monolithique » qui planait pourtant au dessus de cette mésentente tragique.

Après l’assassinat de Trotsky, la trajectoire du mouvement trotskyste ne fut plus qu’une longue histoire de ruptures et d’intrigues permanentes dans le but chimérique de « reconstruire la IVe Internationale sur base du centralisme démocratique », en vérité sur base d’une obéissance disciplinée à une direction internationale. A une certaine époque, le dirigeant trotskyste Pierre Lambert forgea le concept curieux de « national-trotskysme » pour s’attaquer à tout courant qui prétendait construire un parti en pensant avec sa propre tête et en refusant d’accepter ses directives. Ce concept fut rapidement adopté par d’autres dirigeants trotskystes (comme l’argentin Nahuel Moreno) qui aspiraient à diriger leur propre Internationale.

Dans certains cas, cette manie dirigiste prit des caractéristiques risibles, débouchant sur les idées les plus farfelues quant au pays où devait passer l’axe central de la lutte des classes mondiale. Ainsi, pour les partisans de Moreno, ce devait être l’Argentine ; pour le bolivien Guillermo Lora, c’était le Bolivie, et pour le français Lambert, la France ou l’Europe. Au-delà des faiblesses théoriques et politiques, jusqu’à un certain point inévitables, de tous les courants trotskystes, le renforcement momentané et relatif du Secrétariat Unifié de la IVe Internationale, dirigé par Ernest Mandel, est probablement lié au fait qu’il a renoncé - sans doute de manière empirique - à établir une discipline stricte dans ses rangs, en adoptant une relation plus lâche entre ses différentes organisations nationales.

Conclusion

A près de 80 ans du triomphe de la Révolution d’Octobre, la première condition pour rendre un hommage militant à ses dirigeants historiques que furent Lénine, Trotsky et d’autres bolchéviques, c’est de les sortir de l’Olympe mythique dans lequel ils ont été exilés pendant tant d’années. Dépouillés de leurs masques divins, sans doute ressurgiront-il avec plus de netteté dans leur véritable dimension humaine, avec leurs points forts, leurs erreurs, leurs grandeurs et leurs faiblesses.

Les revendiquer implique nécessairement de discuter leur bilan à la lumière de toute l’expérience historique ultérieure. Comme tous les êtres humains, les bolchéviques ont également été conditionnés par leur époque et par leur propre expérience qui, et aussi riche qu’elle ait pu être, était nécessairement limitée. L’énorme prouesse historique qu’a signifiée la défense de la révolution pendant plusieurs années de difficultés inouïes a alimenté une forte confiance en eux-mêmes, en leurs propres forces et dans le parti qu’ils avaient forgé au cours de deux décennies d’expériences exceptionnelles. Que ce parti et cette Internationale aient pu se transformer en instruments de la réaction bureaucratique, puis de la restauration capitaliste, cela ne pouvait entrer dans leurs prévisions et dans leurs raisonnements. Ils ont remplis leur mission avec succès et personne ne peut exiger plus d’eux, sous peine de croire en l’infaillibilité. Afin de remplir notre tâche à nous, dans les conditions actuelles du capitalisme, il est nécessaire de séparer le bon grain de l’ivraie.

Il faut récupérer le bolchévisme dans sa véritable dimension, c’est-à-dire en tant qu’expression puissante et culminante de toute la tradition démocratique révolutionnaire du prolétariat européen du XIXe siècle. Par contre, à la lumière du destin de l’URSS, se revendiquer aujourd’hui de la « théorie » du parti unique et du parti monolithique, c’est s’aveugler soi même volontairement. C’est non seulement une imposture, mais aussi un anachronisme. Pour quiconque veut bien voir les choses, les 60 années de parti unique et monolithique en URSS ne furent pas une « muraille contre l’ennemi » mais bien la condition nécessaire pour que la bureaucratie des Yeltsine, Gaïdar et compagnie puisse au final faire le choix de la restauration capitaliste afin de sauvegarder ses privilèges. Parti unique et parti monolithique sont les deux faces d’une même médaille. Isaac Deutscher l’a décrit avec précision ;

« Le système de parti unique représentait une contradiction essentielle ; le parti unique ne pouvait être un parti dans le sens généralement accepté du terme. Sa vie interne était destinée à se réduire et à devenir rachitique. Du « centralisme démocratique », le principe de base de l’organisation bolchévique, seul le centralisme a survécu. Le Parti a maintenu sa discipline, mais non sa liberté démocratique. Et il ne pouvait en être autrement. Si les bolchéviques se consacraient librement à des controverses, si ses dirigeants exprimaient leurs divergences en public et si les militants de base critiquaient leurs dirigeants et leur politique, de telles choses constitueraient un exemple pour les non bolchéviques et on ne pouvait s’attendre alors à ce que ces derniers s’abstiennent de discuter et de critiquer. Si l’on permettait que les membres du parti au pouvoir forment des fractions et des groupes pour défendre des opinions spécifiques au sein du parti, comment pourrais-t-on alors interdire aux gens en dehors du parti de former leurs propres associations et de formuler leurs propres programmes politiques ? Aucune société politique ne peut être muette dans ses neuf dixièmes et avoir la parole dans le dernier dixième. Après avoir imposé le silence à la Russie non bolchévique, le parti de Lénine devait fatalement se l’imposer à lui-même. »

La « théorie » du parti unique et son antichambre qu’est le parti monolithique plonge son origine dans les circonstances que les bolchéviques furent obligés d’affronter et dans les erreurs qu’ils commirent. La réaction bureaucratique dirigée par Staline l’ont transformé en un dogme fondamental afin d’assurer la domination et les privilèges de la bureaucratie contre la critique et la mobilisation démocratique des travailleurs.

A l’étape actuelle, quand la reconstruction de la gauche en tant que mouvement théorique et pratique exige comme condition indispensable la discussion démocratique la plus large, la plus rigoureuse et la plus fraternelle parmi les différents courants qui se réclament de la tradition de lutte du marxisme et du mouvement des exploités, le mythe du centralisme démocratique apparaît comme une muraille, non contre le capitalisme, mais bien contre le réarmement théorique et politique nécessaire pour le combattre.

Texte publié dans la revue marxiste argentine « Herramienta » n°10, juillet-août-septembre 1999. Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera


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