“Nous refusons l’instrumentalisation de l’histoire et de la mémoire juives au service d’une cause indéfendable et dangereuse”

mercredi 11 mars 2015.
 

Les meurtres du 9 janvier dernier lors de la prise d’otage à l’Hyper Cacher nous incitent à faire le point sur l’antisémitisme en France. Michèle Sibony, vice-présidente de l’UJFP (Union juive française pour la paix) nous a accordé une interview.

Les meurtres commis par Amedy Coulibaly sont clairement anti­sémites. Peux-tu faire le point sur l’anti­sémitisme en France, ses ressorts et ses zones d’influence ?

L’après-guerre a rendu l’antisémitisme de la vieille droite réactionnaire française illicite, mais latent. Cet antisémitisme n’a jamais cessé d’exister ou d’agir. Depuis le début des années 2000, nombre de cimetières juifs et de synagogues ont été attaqués en même temps que des mosquées et des cimetières musulmans, œuvre commune le plus souvent de groupes d’extrême droite.

Avec la deuxième Intifada s’est développée une forme plus populaire de ressentiment antisémite liée à l’adhésion forcée, j’y reviendrai, des juifs français à la cause sioniste. Cela s’est accompagné de la désignation de toute prise de position pour la Palestine comme antisémite et de l’installation dans les médias, dans les déclarations et les actions politiques officielles, d’un soutien unidimensionnel à la politique israélienne.

Cette émotion à deux vitesses devant les actes racistes, la solidarité systématique exprimée à la communauté juive, alors que rien de tel ne se produit devant les attentats racistes visant la population arabe, la présentation du conflit israélo-palestinien qui fait toujours l’impasse sur le rapport de domination d’un État contre un peuple occupé et colonisé, ont fini, associées à la crise sociale qui frappe les quartiers populaires où vivent une grande partie de ces descendants d’indigènes, par développer chez une partie d’entre eux rancœur et révolte. Ce sentiment en a rendu certains réceptifs aux thèses antisémites d’un Dieudonné, puis aux thèses du complot développées par des Soral et pire encore parfois.

Des journaux ont titré récemment sur des départs de juifs de France. Quelle en est la réalité ? Quel rôle joue la propagande d’Israël et des organisations sionistes ?

Il y a une réalité nuancée : d’une part dans les deux dernières décennies, une classe moyenne qui s’est installée progressivement dans un entre-deux entre Israël et la France, attirée par le soleil et la « bulle » de Tel Aviv, des professions libérales, ont acheté des appartements à Tel Aviv et y viennent plusieurs fois dans l’année. Il y a aussi une classe plus pauvre et fragile de juifs qui vivent dans les banlieues et les cités des quartiers populaires, prise en otage par l’embrigadement inconditionnel pour Israël indissociable de la peur de l’antisémitisme. Le premier est la conséquence de l’autre dans la logique sioniste (et l’antisémitisme fait peur aux juifs, n’est-ce pas normal ?). Cette catégorie fragile tente l’émigration sans filet, et eux, leurs enfants feront l’armée. Ils rencontrent là-bas des difficultés d’intégration, de travail, et un pourcentage important de cette « aliya » (montée ou immigration) revient en France, déçu par des conditions de vie pas plus faciles, au contraire.

Les chiffres de la « yerida » (descente ou retour) ne sont pas communiqués, mais un tout récent reportage télévisé en Israël indiquait comment les effets d’annonce concernant une « alyia » massive suite à la tuerie de la porte de Vincennes, devaient être relativisés, et que les chiffres de la « yerida » finissaient par rendre ceux de l’« aliya » française des dernières années, là encore, très relatifs.

Peux-tu nous expliquer ce qu’est le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) et son influence ? Cet organisme se targue de représenter les juifs français. Est-ce vrai ?

Le CRIF est un collectif issu de la Résistance. Il comprend aujourd’hui 60 associations, certaines importantes et d’autres très faibles numériquement. Il a longtemps été un organisme peu politisé, peu ou pas sioniste, peu utilisé par les gouvernements français, et parfois à gauche. Son corps électoral, évalué dans le meilleur des cas à 6 000 membres, ne peut en aucun cas l’autoriser à prétendre représenter une communauté que l’on évalue à 500 000 ou 600 000 personnes. Son virage vers un sionisme agressif a été catastrophique pour les juifs en France, surtout par l’audience que lui ont accordée les gouvernements successifs depuis 2000.

C’est la rencontre des intérêts politiques français alliés d’Israël, dans le cadre de la vision néolibérale du monde et de sa nouvelle stratégie, d’une ambassade israélienne très active et de son bras armé, le CRIF, qui a produit la prise en otage de la communauté juive : tous comme un seul homme derrière Israël, et cela parce qu’il y a antisémitisme en France puisqu’il y a expression de solidarité avec la Palestine...

L’équivalence imposée des termes juif, sioniste, israélien, a encore fragilisé les juifs, les rendant comptables aux yeux de certains des exactions israéliennes.

Quels sont le poids et l’évolution des organisations comme la LDJ (Ligue de défense juive ) ?

Au lendemain de l’attentat de Copernic, le CRIF et les consistoires ont passé un accord avec le gouvernement, les autorisant à développer leurs propres systèmes de sécurité devant les synagogues et lieux sensibles juifs : le Service de protection de la communauté juive, qui travaille en étroite collaboration avec le ministère de l’Intérieur. C’est ce qui a favorisé le développement de petites milices juives violentes issues de groupes d’extrême droite, comme le Betar puis la LDJ, Ligue de défense juive, fondée par le rabbin américain d’extrême droite Meïr Kahana, un adepte du transfert de tous les Palestiniens hors du « Grand Israël ». Interdite aux États-Unis puis en Israël en raison de son extrême violence et de son racisme, elle bénéficie en France d’une incroyable protection gouvernementale. Pour la première fois l’été dernier, pendant les événements de Gaza, le ministre de l’Intérieur a évoqué la possibilité d’étudier sa dissolution... Mais plus rien depuis, et l’affaire semble avoir été classée... jusqu’à la prochaine agression.

En 2013, Enzo Traverso a publié un livre la Fin de la modernité juive, sous-titré Histoire d’un tournant conservateur.Les courants progressistes et communistes étaient importants chez les juifs français. Qu’en est-il maintenant ? Quel est le rôle d’une organisation comme l’UJFP ?

Nous avons trouvé remarquable l’étude d’Enzo Traverso, et tristement juste son analyse sur le tournant conservateur juif. Les courants progressistes juifs, héritiers des lumières ou du Yiddishland révolutionnaire d’Europe centrale, étaient le fait des juifs européens, mais les juifs français sont dans leur majorité actuelle le produit de la décolonisation nord-africaine. Ils sont arrivés en France au début des années 60 ( et non au début du siècle dernier ou bien avant) et n’avaient pas ou peu « bénéficié » des lumières ou des vertus républicaines dans les colonies. Cela dit, la chute du communisme, la perte de vitesse de la gauche en général, et le tournant conservateur, ne concernent pas, loin de là, que les juifs en France...

L’UJFP est une association juive laïque qui porte une parole juive progressiste. Nous refusons les instrumentalisations politiques des juifs d’où qu’elles viennent, du CRIF, d’Israël, ou des gouvernements français, qui semblent vouloir jouer les juifs et Israël contre les Arabes, et les musulmans, sacrifiant de fait les droits nationaux du peuple palestinien. Nous refusons aussi l’instrumentalisation de l’histoire et de la mémoire juives au service d’une cause que nous jugeons aujourd’hui tragiquement indéfendable et dangereuse pour les Palestiniens comme pour le collectif juif israélien. Au Moyen-Orient comme ici en France et en Europe, une paix véritable ne peut s’instaurer que dans la reconnaissance des droits de tous et de chacun, et dans l’égalité de traitement des citoyens. Il n’y a pas de paix sans justice.

Propos recueillis par Ross Harrold et Henri Wilno


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