Après Charlie... Liberté Egalité Fraternité

vendredi 12 juin 2015.
 

L’autre comme son égal par Michela Marzano, philosophe

Comment avons-nous pu en arriver là  ? Comment avons-nous laissé des jeunes gens considérer qu’en assassinant des caricaturistes et des policiers et en bafouant non seulement la liberté d’expression mais la liberté tout court, ils allaient contribuer à sauver le monde  ? Comment pouvons-nous expliquer que, sur la Toile, après les forfaits sanguinaires commis par les terroristes, on puisse encore trouver des «  citoyens au-dessus de tout soupçon  » se demander si, en bravant les interdits du Prophète, les victimes «  ne l’avaient pas cherché  »  ? Ce n’est pas d’hier que la République a commencé à devenir un mot «  vide de sens  » (Raymond Polin) pour de plus en plus de jeunes citoyens, alors même qu’on assiste, depuis le milieu des années 1990, à une sorte de «  course à la République  », selon le mot ironique de l’historien Pierre Nora, dans ses Lieux de mémoire. La classe politique tente de se raccrocher à un «  modèle républicain  » mythifié, à mesure que la réalité du débat public se limite essentiellement à une adaptation aux lois quasi religieuses du «  divin marché  ». Certains estiment même que la République serait devenue une expression «  rétrograde  », inadaptée à un monde globalisé. Cette critique se retrouve même dans certains documents officiels. Ainsi le rapport 2014 de France Stratégie (ex-Plan), sur la France dans dix ans, affirme que la République relève chez certains d’un certain «  passéisme  »  : «  Au lieu d’une exigence et d’une promesse, la République tend à devenir une nostalgie  », écrit le rapport Pisany-Ferry.

Nostalgie  ? Les luttes menées depuis deux siècles par les héritiers de ceux qui ont pris la Bastille et lutté contre les féodalités et les oppressions de toutes les espèces n’ont-elles plus aucune résonance  ? Car c’est bien là où le bât blesse. Quelque chose a fait que nous n’avons plus été capables de transmettre les valeurs de la République. La France n’a pas su donner à tous l’image du rassemblement et de l’unité qu’elle incarnait depuis un siècle dans le cœur de tous les Français, depuis qu’à la suite de la guerre de 1914-1918, dans le sang des tranchées, «  ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas  », s’étaient convaincus que la République était devenue la condition de notre «  vivre-ensemble  ».

Inutile toutefois de faire la chasse à nos responsabilités collectives. Il faut désormais comprendre qu’il faut reconquérir les territoires perdus de la République en revenant aux fondamentaux, à l’esprit même de la République et à sa devise  : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Même si les grands principes sont souvent ceux qu’on prend le moins en compte dans notre vie quotidienne, il est fondamental, aujourd’hui, de se réapproprier chaque terme de cette devise. Sans oublier la leçon qui nous vient de la psychanalyse lorsqu’elle pointe l’intrinsèque ambiguïté de la nature humaine. Comme l’explique Freud, la barbarie est un «  trait indestructible  » de l’humain, une tentation toujours présente jusqu’au sein de la civilisation la plus raffinée. Pour le père de la psychanalyse, tout individu serait enclin à humilier autrui, à lui infliger des souffrances, à le tuer. D’où la nécessité, pour empêcher la barbarie, d’endiguer ces pulsions et de construire des remparts contre la violence destructrice. C’est là qu’interviennent les valeurs républicaines, la liberté, l’égalité et la fraternité étant le pilier du respect de chacun de nous. Même la notion de respect, pourtant, semble avoir été vidée de sens. «  Je te respecte si tu me respectes  », disent certains jeunes. Comme si le respect était une simple monnaie d’échange et non plus le cœur même du vivre-ensemble. Même si cela pourra paraître banal à ceux qui disposent toujours de «  potions miracles  », le devoir des intellectuels est de rappeler, après de telles tragédies, ce que signifie «  respecter l’autre  »  : c’est respecter sa liberté de pensée et d’action, sans que cela ne nuise aux autres  ; c’est le considérer comme notre égal, indépendamment de ses opinions, de ses origines, de son sexe, de son orientation sexuelle, en un mot, de ses différences. Respecter l’autre, c’est ne pas être indifférent à ses souffrances et à ses difficultés. Tout le contraire de ce qu’écrit Michel Houellebecq dans son dernier roman  : «  L’humanité m’était indifférente, elle me dégoûtait même.  » Tout le contraire de qui s’impose, dans notre société désorientée, pour reconquérir les territoires perdus de la République.

par Michela Marzano, philosophe

Texte paru dans L’Humanité du 14 janvier 2015


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message