"Entre puanteurs des années 1930 et gauches paralysées"

vendredi 14 novembre 2014.
 

par Philippe Corcuff, sociologue 
et enseignant-chercheur, ex NPA

Un terreau culturel néoconservateur est en train de se mettre en place, facilitant les progrès électoraux du «  postfascisme  » du Front national et bénéficiant du brouillard intellectuel et éthique à gauche.

Ce néoconservatisme aux tonalités xénophobes, nationalistes, sexistes et homophobes a deux pôles majeurs  : l’islamophobie et la négrophobie d’un faux rebelle inséré comme un poisson dans l’eau dans l’establishment médiatique, Éric Zemmour, et l’antisémitisme d’une des Stars Rebellitude d’Internet, Alain Soral, inspirateur de Dieudonné. Des effluves nauséabonds des années 1930 planent sur la France, alors qu’imperturbable le social-libéralisme hollando-vallsien mène une politique d’austérité aggravant les dérèglements du chômage, de la précarité et de l’inégalité sociale, en nous rapprochant un peu plus du précipice…

La bouillasse néoconservatrice commence à s’étendre bien au-delà des médiocres scribouillards racistes patentés, en ayant même des résonances à gauche. Elle pourrait devenir le principal aimant idéologique dans l’espace public, alors que l’extrême droite est déjà devenue l’aimant prédominant dans le champ politique, grâce notamment aux brouillages sarkozystes. L’obsession identitaire est ainsi exacerbée par certains, mettant face à face des identités prétendument menaçantes («  musulmane  » et/ou «  juive  », «  homosexuelle  », un féminisme supposé mettre en péril «  la virilité masculine ancestrale  » ou, plus largement, «  le communautarisme  » et «  le multiculturalisme  ») et une visée de restauration de l’identité «  originelle et pure  » fantasmée d’un «  vrai peuple  », vivant dans «  la France périphérique  » et pas dans «  les banlieues basanées  » comme essaye de nous le faire croire «  la propagande antiraciste  »…

Ce peuple mythologique est «  purifié  » de ses éléments allogènes, la liste variant en fonction des discours  : les Arabes et les musulmans, les Noirs, les juifs, les Roms, les immigrés, les sans-papiers, les gays et les lesbiennes, les femmes en général, les femmes féministes, les femmes voilées… Il serait attaché au «  social  » contre «  le sociétal  », défendu par des «  bobos de gauche dépravés  ». Le «  vrai peuple  » serait nécessairement national et français, et donc opposé à l’Europe et au «  mondialisme  », diabolisés dans une veine nationaliste. Ceux qui diffusent ce bricolage malodorant seraient les «  vrais rebelles  » des temps actuels, véritablement «  antisystème  » car osant transgresser «  les tabous  » du «  politiquement correct  ».

Progressivement se met par là en place une tyrannie du «  politiquement incorrect  » qui paralyse les gauches avant même qu’elles ne s’en aperçoivent vraiment. Nous sommes victimes d’un rapt de nos mots et de nos postures qui, pour l’instant, nous laisse relativement indifférents  : «  critique du néolibéralisme  », «  critique de la finance  », «  critique de la mondialisation  », «  critique des médias  », «  peuple  », «  classes populaires  », «  démocratie  », «  République  », «  laïcité  », «  social  »…

La critique sociale est détournée en étant déconnectée de ses appuis émancipateurs. Fort arrogants, nous croyons encore avoir la main et les clés du progrès social, mais nous ne savons pas que nous avons été dépouillés entre-temps de notre automobile  !

Comment rebondir, dans la logique d’une émancipation individuelle et collective des chaînes du capitalisme, si nous ne prenons pas la mesure des maux qui pourraient prochainement nous étouffer dans un ensommeillement trop tranquille  ?

Auteur du livre Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (éditions Textuel, octobre 2014).


Ce texte fait partie d’un dossier de L’Humanité intitulé Les néo-conservateurs envahissent-ils la pensée française ?


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