Le nombre est le facteur décisif de l’évolution des groupes humains

vendredi 7 novembre 2014.
 

La démonstration par laquelle commence « L’ère du peuple » concerne l’importance du nombre des êtres humains sur l’évolution de leur civilisation globale. J’ai même risqué une phrase un peu à l’écart d’une certaine doxa. J’ai écrit que « l’Histoire est l’histoire de l’évolution de ce nombre ». Autrement dit : c’est dans cette évolution que réside la dynamique de l’Histoire humaine. Ce n’est pas tout à fait la formule selon laquelle l’Histoire serait l’histoire de la lutte de classes. Au contraire. La lutte des classes apparaît comme conséquence de l’Histoire et non comme sa cause. La lutte des classes pour la répartition des richesses n’est possible qu’à partir d’un certain développement complexe de la société humaine. Ce processus initial ne s’interrompt pas avec le passage au stade suivant du développement de la société. Mon livre affirme que cette complexification résulte du nombre et non des qualités individuelles, même si celles-ci sont indispensables pour que l’effet du nombre se produise. Elle en résulte mécaniquement, spontanément comme une propriété émergente.

Mon livre affirme que le nombre provoque une transformation qualitative des individus qui constituent le groupe. Il ne s’agit pas seulement d’une transformation de leur situation sociale les uns vis-à-vis des autres. Il s’agit de ce que les individus perçoivent d’eux-mêmes, de leur identité, de leur rapport à la réalité en fonction de la culture et des savoirs que chaque génération assimile. Mais affirmer n’est pas démontrer. La bonne surprise pour moi, cette semaine, a été d’acheter le numéro spécial de novembre 2014 de la revue « Pour la science » dont le thème est « L’odyssée humaine, les moteurs cachés de notre évolution ». J’ai été spécialement attiré par les surtitres, à vrai dire alléchants du point de vue de ce que j’avais besoin d’approfondir. Je les cite avec le sourire : « Un gros cerveau grâce à la monogamie ? », « L’origine du bond technologique il y a 50 000 ans », « Un rameau humain taillé par les aléas du climat ». On peut dire que je pouvais me sentir directement concerné de bien des façons. Je fais là une publicité gratuite suffisante pour pouvoir passer immédiatement à la suite. L’article qui m’intéressait très précisément est celui qui concerne l’origine du bond technologique observé il y a 50 000 dans les cultures humaines.

Cet article de la revue « Pour la science » fait le point. Il y a 200 000 ans coexistaient différentes branches d’êtres humains. Ils avaient des modes de vie et produisaient des instruments à peu près comparables. Mais il y a environ 50 000 ans, tout d’un coup, les moyens de subsistance sont devenus beaucoup plus complexes et plus efficaces. Pour quelle raison ? Comment expliquer ce qui apparaît d’abord comme une complexification très soudaine ? L’idée qui dominait était la suivante : une modification génétique est apparue qui a donné à notre ancêtre le moyen de dépasser en capacité d’invention et de compréhension les autres branches humanoïdes et, naturellement, celle de tous les autres animaux. À présent il apparaît que cette façon de voir est beaucoup trop limitée. Les capacités intellectuelles individuelles, si élevées qu’elles soient, ne suffisent pas à faciliter l’adaptation à l’environnement et à l’amélioration des performances pour exploiter cet environnement. Ce point est vérifié par des expériences concrètes bien connues. Un individu projeté dans un environnement qu’il ne connaît pas est bien menacé de périr, surtout si cet environnement est très hostile. Il ne survit en général que si les populations autochtones l’accueillent et l’informent des moyens de subsister. « La difficulté des explorateurs à s’adapter à ce type d’environnement hostile illustre les limites de nos capacités d’innovations individuelles », dit l’article. Le processus clef ici à l’œuvre dans le succès de notre espèce tient à une autre qualité qu’à celle des individus qui le constituent. Il s’agit de la capacité à accumuler des savoirs à travers les générations. « Les historiens des techniques défendent en effet l’idée selon laquelle les outils complexes ne sont jamais inventés spontanément mais résultent de l’accumulation successive de nombreux changements mineurs ». Dès lors, « ce processus, nommé culture cumulative, nécessite que les innovations produites par un individu soit transmise à d’autres individus ». Le mécanisme de cette transmission, puis celui de la capacité à accumuler les savoirs au point qu’ils constituent une base de nouveaux savoirs plus complexes, est le moment essentiel du phénomène dont nous parlons. Commençons par voir comment cela fonctionne.

Tout commence par la capacité d’acquérir de l’information en observant un autre individu. C’est le mécanisme de l’apprentissage social. Cependant, de nombreuses espèces partagent cette qualité parmi les animaux. Pour autant, cela ne signifie pas que toutes la pratiquent de la même façon ni surtout avec la même efficacité. Cette différence s’observe et peut même se mesurer. Les êtres humains acquièrent une technique par l’observation d’un congénère de façon plus rapide, plus précise et plus systématique que n’importe quelle autre variété d’animaux, mêmes parmi les plus proches de lui comme les singes. « En d’autres termes, lorsqu’une innovation apparaît au sein d’un groupe humain, la probabilité qu’elle soit transmise est bien supérieure à ce qui est observé chez le chimpanzé ». Une caractéristique spécifique aurait ajouté à la fixation de ces qualités d’apprentissage social. Il s’agit ici des comportements pédagogiques. Ceux-ci sont observés dans toutes les cultures humaines. Aujourd’hui même on peut constater comment les enfants humains « cherchent spontanément à faciliter l’apprentissage de leurs semblables en effectuant des démonstrations, lesquelles favorisent la réussite des observateurs ». Bien sûr, ce processus est extraordinairement facilité par l’existence du langage articulé. D’ailleurs, le langage lui-même peut être considéré comme le produit d’une culture cumulative. Quoiqu’il en soit, la production d’une syntaxe et d’une grammaire permet de combiner des mots pour former des phrases et des significations bien définies. Elle améliore de façon considérable la transmission d’information, et donc les capacités d’apprentissage social. Cela, aucune autre espèce ne le connaît. Une fois tout cela posé nous n’en sommes qu’au début de la découverte à faire pour comprendre le rôle décisif du rôle du nombre des êtres humains dans le processus de formation de cette culture cumulative qui va être son atout maître. Voici le raisonnement qui y conduit.

L’émergence de techniques complexes ne peut être expliqué à soi seul, ni par l’intelligence individuelle, ni par le mécanisme d’apprentissage social. « L’explosion culturelle du paléolithique supérieur n’a pas été homogène ni dans l’espace ni dans le temps. Cela suggère que la complexification culturelle ne résulte pas directement de l’apparition soudaine de capacités individuelles spécifiques, et que d’autres facteurs sont susceptibles de déclencher l’émergence ou la disparition de pratiques culturelles complexes. » Ce qui a permis de trouver la solution, c’est une enquête sur un phénomène de régression culturelle à l’intérieur d’un groupe humain. On connait une situation où, à une époque de son histoire, une communauté humaine a fonctionné avec un équipement d’outils moins nombreux et moins sophistiqués qu’à la période précédente. Que s’était-il passé entre les deux moments de cette histoire ? Le groupe humain sur lequel on enquêtait s’était trouvé pour des raisons de changement climatique et de montée des eaux, coupé des autres groupes humains. « Cette observation a conduit à la formulation d’une nouvelle hypothèse liant la complexité technologique à la taille des populations ». Le cheminement qui conduit à cette hypothèse est simple. Voyons.

Le mécanisme d’apprentissage social est toujours imparfait. Quand il s’agit d’une technique complexe il l’est encore plus. Dès lors, plus un groupe est petit, plus la chance que celui ou celle qui a la connaissance complète disparaisse est grand. Avec cette personne disparaît alors le savoir pour tout le groupe. A l’inverse, « dans un groupe d’une taille plus importante la probabilité que personne n’arrive à acquérir la technique est plus faible car la probabilité qu’un individu doué pour cette tâche soit présent dans le groupe est plus importante ». On peut facilement comprendre en effet que l’acquisition d’une technique complexe soit moins courante que si c’est une technique simple. Le nombre de ceux qui sont susceptibles de l’acquérir est donc un facteur décisif de la capacité de transmission de ce savoir. Une autre question est réglée par ce constat. Si le nombre joue un rôle dans le maintien de pratiques culturelles complexes joue-t-il aussi un rôle dans l’apparition des innovations ? Oui. Voyons comment.

Les innovations dépendent à la fois les savoirs accumulés antérieurs et de déductions à partir d’eux. Mais aussi d’erreurs apprentissage ou de hasard d’exécution. La probabilité que de telles occurrences apparaissent est plus grande dans un groupe plus nombreux que dans un groupe plus petit. Les observations d’archéologie confirment le lien entre l’évolution de la taille des populations ancestrales et les changements majeurs concernant les techniques utilisées. Ce point se vérifie d’autant plus facilement aujourd’hui que nous sommes en état de décrypter la composition génétique des populations. Plus la diversité génétique s’observe dans les restes d’une population, plus on sait que celle-ci a été nombreuse. « Les données obtenues par les généticiens des populations ont permis de vérifier dans quelle mesure les différentes augmentations de complexité culturelle observée dans les vestiges archéologiques correspondent à des densités de population supérieure à un certain seuil. » Après ce tour d’horizon nous voyons s’enchaîner les composantes suivantes : capacités d’apprentissage social, capacité de faire émerger une culture cumulative, augmentation et protection de cette capacité par l’extension du groupe humain considéré. Il reste bien entendu à préciser que l’amélioration des savoirs et la complexification des techniques permettent l’acquisition d’avantages particuliers permettant d’occuper de nouveaux espaces et d’accéder à de nouvelles ressources de sorte que le groupe humain s’accroît du fait de son savoir accumulé car les conditions de son existence et celle de ses jeunes sont augmentées. L’article de la revue « Pour la science » précise bien que « l’identification des facteurs indispensables à l’émergence de la culture cumulative ne constitue qu’une étape dans la compréhension de son origine ». Mais je crois bien qu’elle est déjà sérieusement décrite par tout ce qui précède.

Un autre concept pourrait être introduit qui permettrait de décrire les événements qui ont conduit à la naissance cette culture cumulative. Ce serait celui de « propriétés émergentes ». Un ensemble étant davantage que la somme des parties qui le composent, les propriétés qui le définissent peuvent être considéré comme « émergentes » du nombre d’éléments qui le constituent. L’ensemble des individus et des savoirs particuliers qu’ils ont acquis individuellement produisent dans un groupe une propriété émergente qui est la culture globale de ce groupe à l’intérieur de laquelle chaque nouveauté va pouvoir prendre place ou être détruite comme dans un écosystème qui évolue à mesure que sa population s’étendrait. Ainsi, j’ai trouvé dans cet article la démonstration à partir des comportements de base des êtres humains du rapport qui existe entre qualité et quantité. La description du mécanisme conduisant au fait que le nombre est le facteur décisif de l’évolution des groupes humains et non pas seulement son résultat. Cette démonstration valide entièrement la démarche particulière du matérialisme appliqué à l’Histoire : se sont donc bien les relations sociales réelles qui définissent le niveau de la richesse intellectuelle des êtres humains. C’est d’ailleurs ce que disait Marx.


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